Chapitre 28.

Notes de l’auteur : Bonne lecture !

“Je suis tellement heureuse qu’on soit à nouveau tous réunis ! se réjouit Anak.

-Moi aussi…”

Au ton et à l’expression de Sib, Anak comprit que son amie était presque aussi soulagée qu’elle par la fin de leur petites aventures éparpillées. Et Anak en connaissait les raisons. Pour Anak, un poids infernal s’était dégagé de ses épaules en sautant du pont du Mod pour échapper aux reproches d’Oriag et au scepticisme d’Apollo, et son humeur n’avait fait que s’alléger par la suite en retrouvant ceux qui se rapprochaient plus d’une famille que d’un équipage. Ils ne seraient plus dispersés aux quatre coins de l’océan, le Yak poursuivant les chimères en ruines des cités englouties et Sib et Murdock laissés sur une île perdue. Mais toute son inquiétude s’était désagrégé en apprenant que le rituel guérisseur d’Idris Ublaye avait fonctionné et que Murdock et Sib étaient désormais hors du champ de vision des monstres marins. Enfin, tout pourrait redevenir comme avant et Sib ne courait plus aucun risque à proximité des eaux, et bientôt son poignet ne serait plus cerné de l’affreuse marque de la pieuvre. 

Bien sûr, cette libération jouait un rôle dans son soulagement mais ce n’était pas la principale cause… Anak repensa à ses confidences à propos de Murdock et elle glissa un regard discret vers Sibéal qui avançait avec elle sur le bord de la falaise. 

Derrière elles, Yakta, Moh, Valérian et Esteban marchaient un peu plus lentement - Moh s’arrêtait devant les plantes qui éveillaient ses passions. Pendant que Murdock inspectait le Mod avec Oriag et que Chad refaisait le plein du Yak, ils avaient tous les six décidé d’aller se promener sur cette petite île, aux équipements certes rudimentaires, mais à la beauté indéniable.

“Tu vas voir, tout va aller mieux maintenant,” décréta Anak.

Et elle y croyait sincèrement. Après leur lot de malchance, désormais tout semblait aller de l’avant et suivre un cours bien plus favorable. 

Elles s’approchèrent de la falaise et une bourrasque de vent leur souhaita la bienvenue. Anak attrapa ce grand bol d'air frais à grands poumons, et Sib et elles se laissèrent éblouir par la vue découpée sur le tranchant gris de la falaise et l’eau turquoise remuées par les vagues blanches qui se brisaient aux pieds des rochers.  

Anak essuya une gouttelette qui avait trouvé son petit bout de chemin jusqu’à sa pommette, pensant qu’elle était remontée de la mer, mais bien vite, d’autres gouttes leur tombèrent dessus. Le ciel pourtant bleu avait reçu la visite impromptue d’un épais nuage de pluie qui déversait son bagage sur leurs têtes. Prévoyant l’averse, Sib et Anak coururent s’abriter sur l’arbre solitaire qui habitait ce bout de falaise mais elles en reçurent tout de même les premières offensives. Sans être trempées, elles furent toutes les deux mouillées et Anak rit de cette mésaventure. 

“C’est bizarre, fit Sib en se léchant les lèvres, je crois que la pluie est salée…

-Salée ?”

Le lien ne se fit pas tout de suite dans le cerveau d’Anak mais alors que ses yeux se dirigeaient en contre-bas où le reste de la troupe couraient eux aussi vers les arbres les plus proches, un éclair l’illumina. Malheureusement, ils avaient beau courir, ce coin de l’île était sec et très peu revêtu de végétation. Avant qu’elle ne soit tout à fait sûre de sa conclusion, Valérian et Esteban s’effondrèrent au sol alors que Moh et Yakta se retournaient vers eux pour les aider.

La panique la guettant, Anak sortit du refuge de l’arbre pour se lancer dans un sprint vers eux mais déjà elle voyait le mouvement de recul qui avait animé Yakta et Moh. Au sol, elle pouvait distinguer la forme imposante qui luisait de l’eau de pluie et de la lumière du soleil. Et les lambeaux de vêtements s’imbibaient dans la terre juste à côté.

Yakta et Moh étaient figés comme des statues, et ils ne réagirent qu’à peine en voyant Anak leur passer devant pour s’agenouiller près des deux tritons échoués. Elle posa la main sur l’épaule de Valérian qui lui aussi était paralysé par l’horreur de la situation. 

“Ca va ? s’inquiéta-t-elle. Tu ne t’es pas fait mal ?”

Mais il ne répondit pas, ses yeux se levant avec précaution vers Yakta qui, peu à peu, réalisait ce qui était en train de se passer, debout derrière Anak. Mais celle-ci se tournait vers Esteban pour lui poser la même question. 

“On va bien, Anak, le rassura celui-ci, seulement…

-Anak.”

Son prénom avait été prononcé durement et sur le ton de l'avertissement. C’était la voix de Yakta et le cœur d’Anak se gela. Déjà, la pluie se calmait et le nuage se dissipait au-dessus d’eux, comme s'évanouissant dans le ciel, et ce fut comme s’il n’avait jamais existé. Anak leva un instant les yeux vers le ciel, se demandant quel caprice l’avait ainsi pris d’invoquer une pluie aussi salée que les mers, et elle put voir une esquisse d’arc-en-ciel qui flottaient avec les fantômes des dernières gouttes. Elle se releva doucement pour se retourner vers Yakta qui secouait la tête, refusant de comprendre. Anak vit au loin Sibéal qui émergeait de la protection de l’arbre, maintenant que la pluie avait cessé, pour trottiner vers eux. 

“Qu’est-ce que c’est que ça ? lâcha Yakta, la mâchoire crispée.

-Ce n’est pas aussi grave qu’il n’y parait, Yakta, c’est juste…

-Juste quoi ?! Regarde-les !”

Les yeux de Moh ne quittaient pas les queues écaillées qui sinuaient au sol tandis que Valérian et Esteban essayaient de s’arranger dans une position décente. Mais désormais, ils étaient littéralement des poissons hors de l’eau et ils ne pouvaient pas connaître de situation plus inconfortable que celle qu’ils subissaient en ce moment.

“C’est des… des sirènes ? hoqueta Yakta. C’est ça ?

-Des tritons, en réalité, précisa Anak, les sirènes, ce sont les femmes…

-ANAK !!”

Face au cri outré de sa capitaine, Anak ne put que baisser le menton avec contrition tandis que Sib, alarmée, ralentissait la cadence en apercevant l’état dans lequel se trouvaient Valérian et Esteban. 

“Tu le savais ? l’accusa alors Yakta. Et tu les as laissés monter sur le cata ?

-Ca ne s’est pas passé comme ça, démentit Valérian, elle n’était pas sensée…

-La ferme ! claqua Yakta en sa direction. Je ne veux pas vous entendre ! Je parle à ma copilote. Tu le savais, Anak ?”

Son cœur battait désormais à tout rompre, si bien qu’elle en avait mal. Elle avait presque envie de se jeter à genoux pour implorer le pardon de sa capitaine, sachant que le secret qu’elle avait gardé pour elle relevait d’une trahison. Mais le regard impitoyable de Yakta la gardait solidement sur place, et même Moh n’osait pas intervenir pour arrondir les angles. Le cerveau d’Anak turbinait pour trouver une manière de tout expliquer et elle se lança finalement en s’approchant de Yakta.

“Il m’a sauvé la vie, Yakta ! Un soir, j’étais sortie regarder les étoiles et je suis tombée dans l’eau… c’était l’un des soirs où on avait bu et j’ai failli me noyer ! Il a sauté dans l’eau pour me sauver et c’est… c’est comme ça que je l’ai su.

-Et pourquoi ne pas nous l’avoir dit ?”

Ne trouvant pas instantanément de réponse magique qui règlerait tout, Yakta profita de son silence pour en trouver une elle-même : 

“Il t’a forcé à ne pas nous le dire, je suppose.

-Non !

-Alors, POURQUOI ?! éclata Yakta avant de pointer un index virulent sur les deux tritons. Ce sont des monstres ! Des monstres qui appartiennent aux contes et aux fables, et ils ont passé des semaines, des mois, sur mon bateau sans que tu juges bon de me le dire ?

-C’est pas des monstres, Yakta ! Ils sont comme nous !

-S’ils étaient comme nous, ils ne se cacheraient pas.

-Yakta…

-J’en ai assez entendu,” décida la capitaine. 

Elle tourna ainsi les talons, ce geste provoquant un couinement dans la terre détrempée, et elle commença à s’en aller. Anak se lança à sa poursuite pour continuer son plaidoyer mais Yakta lui interdit de la suivre avant de lancer à Valérian et Esteban des dernières paroles aussi crissantes que ses pas : 

“Et n’espérez pas retourner sur le Yak. Que vous restez sur cet île pour le restant de vos jours sur cette foutue île ou au fond de l’océan, je m’en cogne complètement, mais le Yaktantton ne vous tolèrera plus.”

Et elle s’en alla pour de bon. Cette foi-ci, Anak ne tenta pas de la suivre et Moh posa une main sur l’épaule abattue de sa sœur en lui assurant qu’il essayerait de calmer leur capitaine. Anak se retourna finalement vers Valérian, Esteban et Sibéal. 

Et un lourd silence se jucha longtemps sur la falaise de cette île abandonnée.

OoOoOo

Après le départ de Yakta, Sib et Anak avaient dû employer toutes leurs forces pour emmener Esteban et Valérian sur un bord de la falaise d’où ils purent sauter sans risquer de se briser la nuque sur des rochers. Ils n’avaient d’autre choix que de regagner l’eau, ils ne pouvaient pas risquer de rester sur la terre ferme plus longtemps sous leur forme marine. Non seulement des promeneurs pouvaient les repérer mais une fois sec, ils se seraient retrouvés à moitié nus, ce qui n’était pas nettement préférable.

Une fois qu’ils aient disparus dans les eaux, Anak avait couru, les bras chargés des vêtements délaissés et de ceux déchirés, jusqu’au quai. Elle n’avait pas pris la peine d’expliquer son air affolé aux équipages et s’était plutôt précipitée sur le bateau à moteur de Laureline et Fran, la sœur et l’amie de Valérian. A la nage, Valérian et Esteban avaient parcouru la distance bien plus rapidement et Fran, qui avait sûrement eu vent de l’histoire, la mena sans qu’elle n’ait besoin de formuler quoique ce soit jusqu’à la cabine de Valérian. Elle le trouva sec et presque totalement habillé, passant un t-shirt par la tête. 

“Tu n’avais pas besoin de courir, lui fit-il remarquer en fermant la porte derrière elle, ce n’est vraiment pas le moment pour te fouler une cheville.

-Je ne veux vraiment pas que tu prennes à coeur tout ce que Yakta a dit, ne perdit-elle pas un instant pour se lancer dans une explication, elle était choquée, je suis sûre qu’elle ne pense pas que vous êtes des monstres, c’est juste qu’elle a été prise de court, en plus, je le lui ai caché et…

-Anak, l’interrompit-il en la saisissant par les épaules, respire. C’est bon, je comprends. De toute façon, elle ne nous a jamais apprécié, je doute que la découverte la fasse nous haïr beaucoup plus.”

Anak n’en était pas si sûre mais elle aimait la petite étincelle d’espoir qu’elle pouvait puiser dans cette perspective. La course et la panique lui avaient siphonné tout l’air de ses poumons, et sa tirade endiablée n’avait rien arrangé à son état. Aussi, suivit-elle le conseil de Valérian et elle se concentra sur sa respiration. Il l’emmena alors vers le petit lit et la fit s’y asseoir. Il prit place à ses côtés, son visage s’assombrissant, avant de lui révéler : 

“Ce n’est pas ça qui m’inquiète.

-Ah bon ?” s’étonna-t-elle.

Qu’est-ce qui pouvait être pire que la colère de Yakta ? 

“Tu sais qu’il est impossible qu’une eau de pluie soit salée, n’est-ce pas ?

-Je… je ne sais pas, oui, j’imagine mais… qui sait, avec tous ces dérèglements climatiques…

-Non, Anak, c’est impossible.”

Devant son ton implacable, Anak ne pouvait que rester silencieuse. Elle ne voyait pas où il voulait en venir. Cette pluie avait pourtant bien été salée. Elle-même avait goutté le sel dans sa bouche, et il lui avait expliqué à maintes reprises qu’une eau pure, dénuée de sel, ne provoquait pas sa transformation, même s’il s’en émergeait. Il pouvait prendre des douches et même des bains tant que ce n’était pas de l’eau de mer. 

“C’est notre Dieu, lâcha-t-il, il nous a puni. 

-Votre Dieu ?

-Il a invoqué un nuage de pluie dans un ciel azuré et a fait pleuvoir l’eau des océans sur Esteban et moi pour nous révéler à vous. 

-Mais… pourquoi ferait-il ça ?

-Nous comptons parmi les individus de notre espèce qui désirent briser la malédiction, et nous naviguons sur des bateaux humains dans ce but précis. Pour notre Dieu, il s’agit d’une trahison. Cette malédiction vise à punir les humains et à protéger le monde marin de leur cupidité, il ne veut pas que nous la brisions. C’est aussi pour ça qu’il a lancé les créatures marines à la poursuite de Sibéal et Murdock. Il connaît notre dessein et il fera tout ce qui est en son pouvoir pour nous empêcher d’atteindre notre but.”

Elle pensait avoir compris les tenants et aboutissants de cette malédiction, mais tout semblait s'aggraver chaque jour. Non seulement, ce Dieu de l’Océan en avait après eux, le Mod et le Yak, et après les humains en général, mais sa foudre pouvait également s’abattre sur les tritons et les sirènes qui transgressaient. 

Anak resta quelques instants sur le lit, le regard dans le vague, à tenter d’assimiler tout ça quand la voix de Valérian la rappela à lui. 

“Sibéal était déjà au courant, n’est-ce pas ?”

Devant l’expression de confusion qui se peignit sur le visage d’Anak, Valérian élabora, non sans draper sa voix d’impatience et d’un accent d’accusation : 

“Tu lui as dit ce que nous étions, c’était évident, à sa réaction, qu’elle savait avant de le voir par ses yeux.

-Oh. Oui… euhm…”

Les joues d’Anak s’empourprèrent. Avec tout ce qui s’était passé, elle n’avait pas pris le temps de lui apprendre la chose elle-même. C’était décidément la journée où toutes les conséquences de ses choix lui retombaient dessus. Même si Valérian n’était pas si ébranlé que Yakta, elle pouvait lire la déception dans ses yeux.

“J’aurais dû te le dire, je sais, avoua-t-elle, je ne sais pas pourquoi je ne l’ai pas fait… mais si je lui ai dit, c’était pour les protéger, elle et Murdock. Avec la marque, elle avait besoin de savoir. 

-Etait-ce vraiment la seule solution ?

-Peut-être pas… mais c’est mes amis, et j’ai vraiment confiance en Sib, elle n’aurait jamais rien dit à personne !”

Fort heureusement, Valérian parut entendre ses arguments et se laisser convaincre puisqu’il acquiesça, ses traits se adoucissant dans un soupir. La fébrilité dans le ton de sa voix devait aussi peser dans l’équation puisque même une pointe de culpabilité vint poindre sur son visage et il posa la main sur la sienne pour admettre : 

“Je sais que je t’ai placée dans une position difficile, et je sais aussi que tu essayes de faire au mieux.”

Puisque tout était vrai, Anak ne put que baisser les yeux et Valérian écarta les mèches noires trempées qui tombèrent contre son visage. 

“Tu devrais aller te sécher et te changer, jugea-t-il, et retourner sur le Yaktantton avant que Yakta n’apprenne que tu es avec moi. Elle n’apprécierait sûrement pas.”

Anak grimaça à cette simple idée. Ce qui la rendait encore plus funeste était la certitude que sa capitaine était déjà assurément au courant qu’elle se trouvait ici. Aussi, après avoir embrassé rapidement Valérian, elle se leva sans demander son reste et partit d’un bon pas pour regagner le Yak.

OoOoOo

Quand elle regagna le Yak, il était l’heure de dîner et la table était prête. En dépit du petit plat au curry que Moh avait concocté avec amour mais également l’objectif d’adoucir l’atmosphère, ils dînèrent dans un silence de plomb et Yakta ne releva pas le regard une seule fois de son assiette. Même Chad et Wanda n’osèrent parler.. Paralysée et la boule au ventre, Anak cherchait inlassablement une manière de briser la glace et de tenter une approche mais elle n’en avait pas trouvé une seule encore que Yakta se levait déjà pour quitter l’espace commun et retourner au cockpit. Elle se contenta d’informer l’équipage qu’ils largueraient les amarres dans une heure et demie pour une île plus propice qu’ils atteindraient dans la nuit, si tout se passait normalement, et d’ordonner à Chad de la rejoindre pour le copilotage. Anak reçut le message ; elle était placée sur le banc de touche. Elle accepta la sanction sans polémiquer même si son estomac lui faisait mal. 

Moh avait bien entendu informé Chad et Wanda quant à l’incident de la falaise. Alors que Wanda avait un avis très tranché sur la question -Anak était une sale traîtresse et ils devraient appeler la police pour qu’ils viennent chercher Valérian et Estéban par la queue-, Chad était particulièrement intrigué et avait toujours adoré les petites cachotteries. Moh, lui aussi, voulait désormais tout connaître sur l’espèce des sirènes et avait mille questions pour lesquelles Anak n’avait aucune réponse. En revanche, tout le monde s’accordait sur un point ; tant que Yakta ne pardonnerait pas à Anak, l’ambiance sur le catamaran serait invivable pour eux tous. 

Ils arrivèrent à quai vers 4h du matin, et alors que les autres profitaient du reste de la nuit, Anak aida Idris Ublaye, que le Yak avait hébergé dans la cabine libéré par Valérian et Estéban, à descendre sur le ponton avec ses valises et marcha avec lui jusqu’au bateau qui devait le reconduire à Dakar. Murdock et Yakta avaient négocié avec le marabout, et ils avaient tous les trois convenu d’une rémunération acceptable. Arrivés devant le bateau, Anak tint à le remercier : 

“Merci pour tout, Monsieur. Grâce à vous, mes amis sont sains et saufs. 

-Je suis heureux d’avoir pu aider. Si j’ai cru comprendre, vous voulez briser la malédiction qui anime les eaux contre les continents. J’espère de tout coeur que vous réussirez, même si ce n’est pas une mince affaire. 

-C’est compliqué, oui…

-Je vous laisse ma carte si vous avez besoin d’aide ou de conseil, appelez-moi.”

Anak s’empara du petit carton rectangulaire avec gratitude et la glissa dans la poche de son jean clair. Le bateau, à leur côté, attendaient paisiblement que ses passagers viennent remplir son ventre et Idris Ublaye lui jeta un coup d’oeil avant de tendre une main qu’Anak serra.

“Bon courage à vous et surtout bonne chance.”

OoOoOo

“J’crois qu’elle nous punit de pas te faire la tronche…, grommela Chad, quelle despote.”

Anak grimaça devant cette remarque criante de vérité. Sachant que Chad détestait tout ce qui était étude et analyse, Yakta l’avait collé à la corvée du visionnage des images vidéos prises dans les diverses cités englouties qu’ils avaient visitées. Quant à Moh, il avait écopé du ménage complet du bateau, tandis que Wanda devait “mener une enquête” auprès des locaux. Sachant qu’il n’y avait aucune raison valable pour que quiconque ici ne sache quoique ce soit à propos de la malédiction et des cités englouties, mais surtout que Wanda en profiterait certainement pour se la couler douce. 

Apollo avait eu la générosité de venir assister Chad et Apollo dans le salon du Yak, et il avait salué Anak par un petit sourire gêné sans qu’elle n’en comprenne vraiment la raison. Leurs rapports n’étaient pas au beau fixe, et sur le trajet du retour de Dakar, il avait repris sa position initiale aux côtés d’Oriag. En gros, il l’avait ignorée. Anak ne savait pas trop d’où lui revenait son amabilité d’antan. Peut-être faisait-il des efforts en présence de Chad ? Dans tous les cas, Anak faisait comme si de rien n’était ; elle avait après tout bien assez de soucis comme ça.

“Mais t’inquiète, elle va finir par se calmer, assura Chad, après tout, elle est pas la dernière à garder des secrets quand elle considère qu’on a pas à savoir. 

-Oui mais c’est la capitaine…,” objecta Apollo.

Chad le foudroya des yeux en le taxant d’élitisme et Anak décida qu’elle n’aimait pas le sujet. Elle braqua toute sa concentration sur l’ordinateur et zooma sur un détail du temple de la cité d’Antalès. Elle nota sur un calepin quelques mots clés, tandis que Chad reprenait : 

“N’empêche que tu te tapes une sirène… j’arrive pas à me décider si c’est cucul ou sexy…

-Valérian reste très beau,” trancha Apollo.

Il écopa d’un nouveau regard noir de la part de Chad mais aussi d’un petit sourire de celle d’Anak, ce qui parut détendre un peu l’ancien militaire bantou. Alors que Chad partait pour aller chercher le chargeur de l’ordinateur portable dont la batterie fatiguait, Apollo se racla la gorge pour glisser à Anak : 

“Finalement, tu disais vrai depuis le début… et maintenant qu’on sait pourquoi tu ne pouvais pas tout nous dire, on se sent un peu bêtes… et méchants.”

Anak le regarda un instant avant d’avoir un petit rire dans une concession :

“C’est vrai que c’était pas une colo de vacances avec vous ! Mais vous ne pouviez pas deviner. Et puis, c’est pas grave, tout ça est derrière nous maintenant.

-Alors, on persécute ma meilleure amie dès que j’ai le dos tourné?”

Apollo se raidit alors que Chad revenait sans prévenir, et Anak et Apollo échangèrent un regard crispé. Mais Chad les ignora après avoir jeté sa phrase désinvolte pour brancher l’ordinateur. Tandis qu’Apollo s’apprêtait à s’excuser, et Anak à arrondir les angles, il leur coupa l’herbe sous le pied avec raillerie :

“T’inquiète pas, va, Nanak, c’est de la mauvaise herbe. Même notre capitaine n’arrive pas à s’en dépêtrer. Et c’est aussi un poisson rouge. Dans une semaine, elle aura tout oublié.”

Devant ce portrait si élogieux, Anak leva les yeux au ciel en grommelant dans sa barbe alors que Chad suivait ses gestes d’humeur avec amusement. Elle s’accouda ensuite mollement pour remettre la vidéo sur lecture et Chad enroula le bras autour de ses épaules pour poursuivre ses taquineries : 

“Allez, Nanouille, fais pas la gueule… un poisson rouge, ça va très bien avec une sirène. 

-C’est un TRITON !”

OoOoOo

“Yakta !”

Sa capitaine s’immobilisa sur le ponton à l’interpellation et elle se retourna lentement pour voir sa copilote venir en courant, des sacs de courses dans chaque main. Anak revenait du marché où elle était allée acheter quelques victuailles, incluant des mets dont Yakta raffolait, espérant par tout moyen se faire pardonner. 

“On pourrait parler ? demanda-t-elle timidement. J’ai pris des choses sympas… des olives, de la féta et un vin qui vient de chez nous !

-Non merci, je n’ai pas faim. Ni envie de parler.”

Et sur ce, Yakta tourna des talons et repartit vers le catamaran laissant derrière elle une Anak dont les épaules s’affaissaient sous le poids des sacs de course et de la déception. Les larmes menaçaient déjà de lui monter aux yeux quand elle entendit une voix tonitruante lancer son prénom dans les airs. Elle se tourna sur le Mod pour y trouver Murdock qui, accoudé sur le bastingage, lui adressait un large sourire. S’il avait assisté à la scène, ce qui paraissait le plus plausible, il n’en laissa rien paraître. 

“Alors, gamine, tu nous sers l’apéro ?”

OoOoOo

Prétendant être enrhumée, Anak se séchait les quelques larmes qui s’étaient faufilée en se mouchant et Murdock faisait mine de ne rien voir, s’affairant dans l’éparpillement des mille délices qu’elle avait rapporté du marché. Il lui jeta un regard discret avant de se munir d’un tir-bouchon et d’en lire l’étiquette : 

“Très bon vin, dis-donc ! Tu es une connaisseuse, gamine.

-C’est le préféré de Yakta…”

Sentant le sujet explosif, Murdock ne répondit rien et se concentra sur le débouchonnement. Anak ne le regardait pas. Le mouchoir dans la main, elle avait les yeux tournés sur le catamaran voisin du Mod et plus particulièrement sur le cockpit, où elle pouvait voir sa capitaine en plein appel téléphonique. Très certainement avec sa famille. Une fois la bouteille débouchonnée, Murdock les servit tous les deux dans des pintes de bière. Le Mod était calme, et soit les autres membres n’étaient pas là, soit ils étaient dans leurs cabines respectives. 

“On trinque ? proposa Murdock. 

-A quoi ?

-Aucune foutue idée ! A tes talents d’agent double ?”

Une moue ressemblant à celle d’un enfant vexé à la bouche, Anak tourna un regard de reproche sur Murdock qui rit en poussant le verre vers elle. 

“En vrai, j’suis impressionné, assura-t-il, allez, trinque avec moi !”

Capitulant, Anak s’empara de sa chope et la fit tinter contre celle de Murdock, avant que tous deux ne goûtent le vin maori. Murdock s’installa plus confortablement dans le dossier de sa chaise pliable pour regarder Anak qui but la moitié du verre d’une traite, dans l’intention très claire de noyer son chagrin. 

“J’aurais dû me douter qu’c’était une sirène, ton jules… il avait un truc très… prince des îles !”

Anak rit à la blague et elle essuya une autre larme qui s’échappa de son œil tout en se penchant pour prendre une pleine poignée de chips et l’engouffrer dans sa bouche. Elle mâcha dans ce mélange de rire et de larme qui était particulièrement vorace en énergie, et Murdock la regarda faire en buvant sa chope de vin blanc. 

“J’aurais voulu vous le dire, confia Anak, une fois la bouche presque vide, surtout à Yakta, bien sûr. Mais il m’a vraiment sauvé la vie, comment je pouvais dire qui il était quand il le voulait pas ? Et quel mal est-ce que ça faisait de le cacher ? C’est pas un monstre, il ne vous veut aucun mal. Et Esteban non plus. 

-Allez, n’en parlons plus, décréta Murdock, le plus dur à avaler c’est que les sirènes existent, pas que tu l’aies su avant nous.”

Il marqua une longue pause alors qu’Anak continuait à épancher sa peine dans la nourriture et le vin. Il était accoudé à sa chaise, se frottant la barbe de la main qui ne tenait pas le verre, avant de lâcher : 

“J’crois que j’ai fait une connerie.”

Anak suspendit sa main qui se saisissait du bol de féta pour lever les yeux vers le capitaine du voilier. 

“Avec Sib, précisa-t-il, je l’ai embrassée.”

Anak feignit la surprise tout en avalant les quelques chips qui lui occupaient encore la bouche et Murdock secoua la tête avec un sourire goguenard : 

“T’es vraiment naze comme comédienne. Comment t’as réussi à garder tous ces secrets pour toi ? Ca me dépasse…

-Je pense pas que ce soit une connerie, nia Anak. Au moins, maintenant, elle sait ce que tu ressens. 

-Mais elle est toujours avec l’autre starlette. Et un contre mille qu’elle se sent coupable et se torture l’esprit depuis…

-Il n’est pas fidèle, rappela-t-elle, c’est lui qui a commencé.”

La remarque parut plaire à Murdock et il acquiesça un temps avant de se rembrunir. 

“Sauf que maintenant je sais plus quoi faire… J’vais pas faire semblant d’être seulement son ami, et d’avoir tout oublié.

-C’est si compliqué…

-J’te le fais pas dire.”

Et ils soupirèrent en unisson dans une nouvelle gorgée de vin.

OoOoOo

Ils allaient bientôt repartir en direction du prochain site englouti de leur liste. Après étude des images vidéos, ils n’avaient pas encore trouvé celle de la fresque et ils leur fallait continuer. Valérian étant tout sauf le bienvenue sur le catamaran, ils s'étaient retrouvés sur la plage voisine pour se voir une dernière fois avant le départ. Entre les nombreuses tâches sous lesquelles Yakta les écrasait et ses tentatives, certes nombreuses mais toutes vaines, de réconciliation, Anak n’avait pas pu beaucoup le voir ces derniers jours. Elle le serra fort contre lui, se réconfortant dans son parfum et la chaleur de ses bras autour d’elle, et Valérian déposa un baiser sur le haut de son crâne pour l’apaiser. 

“Vous nous suivrez de près, hein ?

-Oui, la rassura Valérian, ma sœur et Fran sont d’excellentes navigatrices, tu n’as pas à t’en faire. Sans compter qu’on sait bien nager comme tu le sais…”

Elle sourit contre son torse à la remarque tandis qu’une question tournait dans son esprit depuis quelques jours. Question que Sib lui avait posée et à laquelle elle n’avait pas su répondre. Elle leva donc un regard curieux vers lui.

“Pourquoi vous voulez vous aussi briser la malédiction ?”

Le vent remuait côte à côte leurs longs cheveux, blonds et noirs, et il maintint un long regard sur elle comme pour chercher d’où émanait l’interrogation. Puis, il lui répondit avec douceur et simplicité : 

“C’est aussi notre planète, et nous n’aimons pas la voir s'abîmer. En outre, bon nombre d’entre nous vivent sur la terre ferme, désormais, si bien que…”

Il hésita un instant et elle patienta jusqu’à ce qu’il reprenne avec plus de gravité : 

“Certains parmi nous sont tombés malades.

-Malades ?

-Ils ne peuvent plus retrouver leur forme aquatique et sont condamnés à garder leurs jambes même dans la mer. C’est le cas de ma sœur.”

Une immense peine s’inscrivit sur le beau visage de Valérian et Anak en eut mal au cœur. 

“C’est terrible pour nous, c’est perdre une part de nous, perdre le lien qui nous connecte avec l’océan. C’est savoir qu’on ne pourra plus jamais rentrer chez nous.

-C’est tellement affreux.

-En brisant la malédiction, nous nourrissons l’espoir de guérir les nôtres.”

OoOoOo

Cette fois-ci, Yakta n’avait pas demandé à Chad de copiloter et quand il était l’heure pour eux de partit, elle avait fait signe à Anak de venir reprendre son poste. Ils venaient de quitter le port et voilà dix minutes qu’ils naviguaient, et le cockpit n’avait pas échappé un seul instant au silence qui l’habitait. 

Anak glissait des coups d’oeil furtifs à sa capitaine qui gardait son regard sur l’horizon et une fois tout son courage rassemblé, elle souffla :

“Yakta…

-Je n’ai pas envie d’en parler, Anak.”

Défaitiste, les yeux d’Anak voguèrent sur la surface bleue des flots par-delà le pare-brise. La navigation serait longue. 

“Tu avais sans doute tes raisons mais je ne peux en imaginer aucune qui justifie de me mentir, lâcha tout de même Yakta. La confiance est essentielle entre nous.

-Je sais… je suis tellement désolée, Yakta, je te jure…

-Je sais que tu veux contenter tout le monde mais parfois, Anak, il faut faire un choix, et tu l’as fait. Et tu ne m’as pas choisi, moi.”

Anak n’avait jamais envisagé la situation de cette manière et cette idée lui était insupportable. Jamais, elle ne choisirait quelqu’un d’autre plutôt que sa capitaine. Elle était comme une grande soeur pour elle. Mais lorsqu’elle voulut lui contredire cette version, Yakta l’interrompit avant même qu’une syllabe ne se soit échappée de ses lèvres : 

“Nous parlerons de ça plus tard. Pour l’instant, les yeux sur les commandes.”

Anak garda les conflits de son cœur pour elle seule et obéit à sa capitaine.
 

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