Grotte de Thétys,
Édith avait ravalé sa peur de sortir et serpentait, déguisée en servante, à travers le bâtiment où elle logeait et ne s'étonna pas de le trouver presque vide. La Cour était sûrement amassée à la Ménagerie pour la collation donnée par le roi.
Elle se hâta de traverser la cour de marbre, tête baissée, où des gardes de la Porte(1) bavardaient entre eux, relâchés. Ils étaient reconnaissables à leur bandoulière bordée d'un galon de carreaux d'or et d'argent et aux deux clés d'argent qui pendaient sautoir sur elle, symbole de la compagnie. Édith atteignit sans difficulté la partie Nord du château, contourna les anciens communs devenus appartements de courtisans, et rejoignit en douce un pavillon carré, avec un réservoir d'eau sur le toit : la grotte de Thétys.
La façade du bâtiment avait trois arches avec des grilles dorées, celle du centre avait une magnifique sculpture de soleil irradiant. Avec précaution, Édith poussa une grille latérale et se faufila à l'intérieur.
La beauté du lieu la souffla ! La décoration était faite de motifs de coquillage et des ensembles de statues étaient positionnés dans des niches, ce qui donnait au tout un air de grotte marine ! Cela n'était en rien surprenant puisque Thétys était une déesse marine liée au titan Océan.
Par chance, personne n'était présent dans le pavillon et Édith souleva les volants de son bonnet, qu'elle avait rabaissé bas sur ses yeux pour plus de précautions.
— Mademoiselle de Montgey, par ici ! chuchota une voix.
Édith fit volte-face et chercha dans les coins sombres d'où provenait-elle. Elle décela derrière un pilier un mouchoir blanc que l'on agitait. Muselant son cœur qui s'était affolé sans raison, Édith trottina vers la cachette de Val-Griffon.
« Seigneur faites que je ne sorte pas de mes gonds cette fois-ci ! » Sans cela, ils ne se seraient point embrassés dans les jardins de Versailles et ce souvenir s'obstinait à lui trotter dans la tête !
« Décidément, tout le monde veut m'empêcher de trouver le repos et la quiétude ! » pesta-elle en son for intérieur alors qu'elle arrivait à la hauteur de Charles. Mon Dieu pourquoi faut-il que ce maudit cœur s'emballe quand il le voit, cet agitateur de sérénité à la beauté du Diable ! »
Charles était habillé plus sobrement. Ils avaient opté sans se concerter pour un déguisement... et en sourirent en le constatant.
Charles avait lâché ses cheveux noirs de jais qui ondulaient sur ses épaules et Édith trouva que le contraste entre la blancheur de sa peau -légèrement hâlée par le soleil- et l'obscurité de ses cheveux était saisissant... ce qui ne le rendait que plus ensorcelant encore.
« Maudit Val-Griffon, toujours à me tenter celui-là ! »
De quoi avait-elle l'air, elle, avec son bonnet trop grand qui lui bavait sur la figure et un teint de craie à force de pleurer et de craindre le pire ! Même ses cheveux châtains avaient ternis à cause de tous ses soucis !
— Mademoiselle de Montgey... commença Charles, embêté.
— Oui ?
— Ce que j'ai à vous dire... est extrêmement grave et... confidentiel...
Il parlait à voix-basse, épiait les environs en jetant par moments des coups d'œil aux autres niches et la dévisageait avec un visage tracassé. Cette pesanteur qui lui mangeait l'élégance de ses traits naturels inquiéta Édith, qui ouvrit grand ses oreilles.
— Parlez-moi. Je sais que nous sommes dans des clans adversaires, mais le drapeau blanc est entre nous en cet instant.
Charles releva sa phrase et grommela :
— Vous me considérez toujours comme un ennemi après... après, se racla-t-il la gorge et enchaîna, passons, cela n'a pas d'importance pour l'heure.
Le rouge aux joues, Édith lui fut reconnaissante de ne pas s'étendre sur l'épisode de leur baiser, car le tension et l'attraction entre eux était suffisamment forte comme ça ! Nul besoin d'en rajouter !
— Il est arrivé malheur au Dauphin...
— QUOI !
— Chut !! répondit-il en lui plaquant sa main sur sa bouche et la retira vitement, gêné.
— Que lui avez-vous fait !
— Vous me voyez toujours du côté du mal, c'est pas croyable ça ! repartit-il agacé. Pour votre gouverne, sachez que je m'étais rabiboché avec lui. La cause de notre dispute était délicate, toutefois, je ne souhaitais pas perdre un ami cher...
Il n'osait lui avouer que la cause, c'était elle.
Lorsque les commérages à la Cour s'étaient répandus, Val-Griffon avait désapprouvé la passivité de Monseigneur dans cette affaire, lequel avait voulu s'exprimer en la faveur de la demoiselle, mais avait été maté par son gouverneur. Soumis, le Dauphin avait battu en retraite et avait laissé la charge de sauver l'honneur d'Édith à d'autres. Ce qui avait fait dire à Charles des mots vifs sur un ton de colère au Dauphin et bien vite, une querelle houleuse avait éclaté !
Depuis cette altercation, Val-Griffon l'avait battu froid et en réponse, Monseigneur l'avait ignoré et interdit d'accès à ses appartements !
Le Dauphin avait pris la mouche parce qu'il ne pouvait concevoir que Charles lui en tenait grief, alors qu'il savait le prix qu'il courrait à prendre position !
Lorsque Val-Griffon s'était déplacé en son cabinet pour enterrer la hache de guerre il y a quelques jours, il y réussit car une sincère amitié les reliait. Et Monseigneur était seul, autant qu'Édith à cette heure, et Charles savait qu'il souffrait plus qu'il ne le montrait.
Val-Griffon connaissait la sévérité du duc de Montausier, son gouverneur, ce qui avait quelque peu amoindrie sa rancune envers la passivité de Monseigneur. Il savait où pouvait conduire la rudesse de cet homme si le Dauphin lui désobéissait...
Il y a trois ans, pour une faute infime dans une prière, monsieur de Montausier l'avait tant battu que Du Bois(2), son valet de chambre, avait été épouvanté des cris qu'avait poussé Louis de France !
Les férules(3) de Montausier terrorisaient le Dauphin qui cachait leurs traces sous ses beaux habits luxueux, une attitude indolente et un grand silence digne...
— Pour faire la paix, je lui ai improvisé une petite chasse en solitaire et en secret dans les bois qui entourent le château. Monseigneur adore ces petites virées clandestines juste avant la levée du jour, ça lui redonne toujours la joie de vivre...
— Et vous vous êtes fait prendre, c'est ça ? fit Édith en croisant les bras.
— Non. Enfin oui, mais parce que j'ai été obligé de le révéler, répondit-il d'un ton grave.
Les traits de son visage se crispèrent,Val-Griffon était réellement préoccupé.
— Que s'est-il passé dans les bois ? demanda-t-elle pour l'arracher à son mutisme.
Il releva la tête et la fixa, soupira et expliqua.
— Monseigneur a fait une terrible chute dans une pente raide... il a le bras et la jambe cassés.
— Pardon ! s'écria-t-elle en écarquillant les yeux. C'est terrible ! Quand cela est-il arrivé !
— Ce matin...
— Mais qu'est-ce qui vous a pris de l'emmener tout seul dans les bois, c'est un endroit dangereux ! Si vous étiez tombés sur des tire-laines(4) ou des aigrefins !
— Oh la peste de la tiédeur ! Monseigneur étouffe à la Cour, il a treize ans et pourtant il a déjà fait son baptême de feu ! Son gouverneur Montausier est pire qu'un bourreau, dès qu'il est question de relâchement il s'indigne, tenez, le Misanthrope de Molière, serait inspiré de sa personne, voyez le tableau ! Et son précepteur Bossuet, toujours à faire des prêches, ne lui tolère aucun plaisir hormis celui de l'étude ! Le Dauphin est sans cesse comparé au roi et le roi le traite comme un instrument de son pouvoir, pas comme un héritier ! Mademoiselle vous pouvez juger mon imprudence, mais pas le fond de mon amitié pour lui !
Édith se sentit sotte d'avoir parlé sans fondement car ce qui lui avança Val-Griffon était juste, même s'il avait été inconscient. Au fond, il avait voulu égayer la vie de l'héritier du trône...
— Je vous demande pardon, mes mots ont été expéditifs... Il est vrai que je ne connais pas Monseigneur aussi bien que vous...
Charles se relâcha un peu et lui présenta également ses excuses.
— Vous aviez entièrement raison, j'ai été imprudent et maintenant je suis dans une fâcheuse position parce que je n'ai pas tout révélé de l'affaire au duc de Montausier... Je crains de m'ouvrir à lui, il en parlerait directement au marquis de Sourches, le Grand prévôt de l'Hôtel, qui aurait tôt fait de lancer une enquête... et cela ferait beaucoup trop de bruit...
Édith le dévisagea tout à coup méfiante... Charles le devina et riposta aussitôt !
— Je n'ai rien fait de mal ! Cependant les faits sont troublants, ou troubles...
— C'est à dire ? répliqua-t-elle soupçonneuse.
Val-Griffon prit une longue respiration et expliqua :
— Quand nous sommes allés dans les bois, nous n'avions rien remarqué d'anormal... Nous avons marchés longtemps pour traquer le gibier en espérant tomber sur un ou deux faisans inconscients. Ce fut alors qu'une soif naturelle nous a pris, nous avions parcourus du chemin depuis deux heures au moins. Nous nous sommes arrêtés pour boire la gourde que j'avais préparée ce matin. Nous sommes ensuite repartis et peu de temps après, nous avons commencé à avoir des visions.
— Des visions ? répéta Édith en fronçant les sourcils.
— Oui, confirma-t-il avec sérieux, nous avons déliré... Tout autour de nous était flou, les troncs des arbres ondulaient, la tête nous tournait, nous peinions à marcher droit et puis c'est là que le plus étrange survint. Un grand loup blanc a foncé sur nous, il était gigantesque, il grognait férocement, a ouvert sa gueule pleine de dents, et a attaqué Monseigneur qui tomba dans la pente raide. Le Dauphin roula, roula et atterrit en bas inconscient... Moi, j'étais tombé à terre en me tenant la tête, tout dansait la gigue et je me suis évanoui. Quand je me suis réveillé, le Dauphin gémissait au bas de la pente, bien qu'ayant encore l'esprit embrumé, je le rejoignis et l'aidais à rentrer au château. Nous arrivâmes trop tard, Montausier montait la garde devant la chambre de Monseigneur et je ne vous relate pas sa mercuriale ! Après m'avoir entendu, il a foncé chez le roi, furieux ! Heureusement, Sa Majesté n'a pas voulu interrompre le déroulé de son divertissement et a repoussé l'audience. L'heure est grave, dans quelques heures je serai tout autant que vous en état de disgrâce ou même pire... Je risque d'être arrêté par les gardes de la prévôté de l'Hôtel, dit-il d'une voix blanche.
Édith était abasourdie, ahurie, coite, interdite. Tous mots lui paraissaient inadaptés pour décrire ce qu'elle pensait ou ressentait. Val-Griffon était en danger ! Au milieu de toutes ses pensées, ce fut celle qui la torturait le plus qui sortit...
— Comment puis-je vous aider ! Même si ma situation n'est pas plus enviable que la vôtre...
Charles baissa la tête et la tira plus loin dans leur cachette.
— Avant de prendre cette décision... je dois... je dois vous avouer quelque chose... dit-il, honteux. C'est mon père qui a ébruité votre mésaventure avec le Dauphin, il avait engagé un valet pour espionner Monseigneur... Pour tout vous dire, le soir où vous êtes allée dans le cabinet du Dauphin, il m'a semblé discerner une ombre se mouvoir dans l'ombre... J'ai essayé de la prendre en chasse mais ma traque n'a aboutie qu'à trouver mon père à l'écart... il n'était pas seul... je ne m'étais donc point fourvoyé.
Il s'arrêta de parler, resta muet, ferma les yeux et reprit péniblement :
— Et c'est aussi mon père, avec mon aide et je le déplore à présent, qui a... fouiné dans les registres d'Hozier pour désavouer votre ascendance noble... Ce fait s'est passé bien avant que vous n'arriviez à la Cour... Lorsque que votre venue n'était que bruit de couloir et que j'étais encore persuadé d'avoir affaire à nouvel ennemi placé par Mademoiselle... D'Hozier ne parlera pas... mon père a trop chèrement acheté son silence... et je le soupçonne qu'il le menace pour se garantir de sa discrétion...
GLOSSAIRE :
(1) Les gardes de la Porte étaient chargés de la protection de la résidence royale et étaient postés aux différentes entrées.
(2) Marie Du Bois, sieur de Lestourmière (1601-1679), valet de chambre de Louis XIII, Louis XIV et du Dauphin jusqu'en 1671. Son prénom lui vient de ce que son père avait fait la promesse à la Vierge de nommer son prochain enfant -fils ou fille- « Marie » s'il survivait.
(3) Petite palette de bois ou de cuir, à l'extrémité plate et élargie, utilisée comme instrument de discipline pour frapper les mains des écoliers fautifs.
(4) Voleurs.