Kael, patient malgré lui, l’avait aidée à descendre les escaliers. Il la tenait par la taille. Elle était toujours un peu mal à l’aise quand il se trouvait si près d’elle, mais aujourd’hui, portée par un regain d’énergie, elle avait eu ce besoin vital de sortir de sa chambre.
Il était encore tôt. Personne n’était monté la voir pour l’instant. Elle entendait le brouhaha familier provenant de la cuisine. Les odeurs alléchantes lui mirent l’eau à la bouche. Et, comme pour s’accorder à son envie, son estomac gargouilla bruyamment.
— Oui, à moi aussi, ça me donne faim, dit Kael, de sa voix grave, bien trop proche à son goût.
Elle devait bien se l’avouer : sans le soutien de Kael, elle ne serait probablement pas encore sortie de sa chambre. Son aide avait été aussi précieuse que discrète.
Lorsqu’ils apparurent dans l’encadrement de la porte, les conversations cessèrent net. Les regards se tournèrent vers elle, surpris — presque incrédules. On aurait dit qu’ils venaient de voir un fantôme.
Élika fut la première à réagir. Elle se leva d’un bond et s’approcha d’un pas rapide, son instinct protecteur en éveil.
— Mais enfin, tu aurais dû m’appeler ! Est-ce que ça va ? Tu n’as pas mal ? demanda-t-elle d’une voix douce mais inquiète.
Avant qu’Ayra n’ait le temps d’ouvrir la bouche, Élika se tourna déjà vers Kael, l’air de lui faire un reproche silencieux.
— Tu aurais pu venir me chercher…
— Je ne vois pas pourquoi. Je suffisais très bien à la tâche, répondit Kael, d’un ton neutre mais tranchant.
Ayra, prise entre les deux, les regarda tour à tour, sentant presque les étincelles crépiter dans l’air.
C’est finalement Eren qui s’approcha, calme et souriant. Il tendit la main pour l’aider à rejoindre la table.
— Ne fais pas attention… je crois qu’ils se sont déclarés la guerre, souffla-t-il avec un clin d’œil complice.
Kael s’adressa à son frère, son ton s’adoucissant presque malgré lui :
— C’est elle qui me l’a déclarée, pas moi. Et toi, qu’est-ce que tu fais là, d’ailleurs ?
Il avait repris cette familiarité qu’il n’utilisait qu’avec Eren, comme une trêve tacite au milieu du chaos ambiant.
Eren lui lança un regard par-dessus l’épaule, sans lâcher Ayra qu’il aidait toujours à avancer.
— À ton avis ? répondit-il, faussement sévère, le froncement de sourcils vite balayé par une lueur amusée dans ses yeux.
Ayra ne put s’empêcher de sourire. Il avait cette manière tranquille de gérer les conflits, comme s’il savait pertinemment que hausser le ton avec Kael ne servait à rien — et qu’au fond, ce n’était même pas nécessaire.
Mira s’interposa calmement entre Kael et Élika. Son regard avait changé, pétillant d’une joie discrète. La scène l’amusait visiblement. Elle posa une main sur chaque épaule, tel un drapeau blanc de trêve, et déclara d’un ton léger :
— Allons, pas de ça dans ma cuisine. Élika, laisse-le tranquille. Kael, va manger. Et merci pour Ayra, elle a l’air en bien meilleure forme.
Ayra s’installa avec un soupir de soulagement. Ce simple geste, s’asseoir parmi les autres, lui faisait un bien fou.
Du coin de l’œil, elle aperçut Lucas qui, après avoir suivi toute la scène, grommelait quelque chose entre ses dents en jetant un regard noir à Kael.
Dahlia, radieuse, accourut pour lui serrer la main avec enthousiasme, visiblement ravie de la revoir parmi eux.
Quant à Elenor, elle semblait mesurer Kael de haut en bas avec une concentration presque artistique, comme si elle voulait graver chaque détail dans sa mémoire. Elle reçut un léger coup de coude de Riven, qui fronçait les sourcils, manifestement moins impressionné.
Kael s’installa sur la chaise vide à côté d’Ayra. Il ne jeta pas un regard aux autres, comme s’ils n’existaient pas.
Mira revint avec une assiette généreusement garnie et la posa devant lui, avant de déposer une main légère sur son épaule.
— Mange. Et il y en a encore si tu veux, dit-elle avec douceur.
Kael, étonnamment silencieux, acquiesça simplement.
— Merci, murmura-t-il, presque à contrecœur.
Lucas se leva alors brusquement, l’air toujours aussi contrarié.
— J’vais faire un peu d’exercice, lança-t-il, avant de quitter la pièce sans un mot de plus.
Le reste du petit-déjeuner se déroula dans une atmosphère bien plus détendue. Des éclats de rire fusèrent çà et là. Eren et Élika évoquèrent les Gardiens de la paix, partageant quelques anecdotes. Ayra les écoutait, amusée, jusqu’à ce qu’Élika lui adresse un coup d’œil insistant. Elle croisa celui d’Eren et comprit.
— Je reprendrai le travail demain, confirma-t-elle avec un petit sourire.
— Bon, p’tit frère, il serait peut-être temps de laisser nos hôtes… Il ne faudrait pas abuser de l’hospitalité de Mira, lança Eren avec un sourire moqueur.
Mira sursauta, comme si on venait de lui adresser un affront personnel.
— Vous ne me dérangez pas ! Vous êtes toujours les bienvenus ici. Et ce ne sont pas mes nièces qui diront le contraire ! répliqua-t-elle en jetant un regard appuyé vers Ayra et Élika.
Ayra se contenta d’un petit sourire, feignant l’indifférence.
— C’est gentil, Mira… mais on a des choses à faire.
Kael la regarda, le regard un peu plus sombre. Mais sans un mot, il se leva.
Alors qu’il tournait les talons, Ayra ajouta :
— Il faudrait quand même que tu ailles en cours. N’oublie pas qu’on doit avancer sur notre dossier…
Kael s’arrêta et hocha la tête brièvement.
— Je viendrai demain. On pourra travailler dessus. Je passerai à la bibliothèque avant.
Ayra lui répondit d’un sourire sincère.
— Merci.
Elle jeta un coup d’œil vers l’entrée. Élika raccompagnait les garçons, échangeant quelques mots dans le couloir.
Elle entendit la voix d’Eren, claire malgré la distance :
— Tiens… j’étais sûr qu’il y avait une spirale sur cette pierre, tout à l’heure.
— Ah… ah bon ? répondit Élika, visiblement mal à l’aise.
Un petit silence suivit.
— J’ai dû rêver, conclut Eren avec un léger rire.
Quelques instants plus tard, Élika referma doucement la porte derrière eux, le regard un peu perdu.
— Qu’est-ce qu’il a dit ? J’ai bien entendu ? demanda Ayra d’une voix assez forte pour qu’Élika l’entende depuis l’entrée.
Élika s’approcha, visiblement contrariée.
— Oui, tu as bien entendu… C’est étrange, non ? Une spirale… Toi aussi, ça te fait penser au symbole du destin ?
Elle marqua une pause, puis lança à Mira :
— Tu n’avais pas une spirale gravée sur ta façade, hein ?
Mira, absorbée par ses pensées, sursauta légèrement, comme si elle revenait de loin.
— Hein ?… Non, pas du tout, répondit-elle un peu trop rapidement.
Ayra la fixa un instant, intriguée. Quelque chose dans son attitude ne collait pas.
Élika lui jeta un coup d’œil interrogateur. Elle aussi avait remarqué l’attitude étrange de leur tante. Pendant une seconde, leurs regards se croisèrent — silencieux, mais lourds de questions.
Une lueur traversa le regard d’Élika, comme si un souvenir venait de lui revenir.
— Ah, au fait… Père veut te parler.
Ayra sursauta.
— Mais pourquoi ? Quelqu’un lui a parlé de l’incident ? demanda-t-elle, un peu paniquée.
— Je ne lui ai rien dit, je te l’ai dit. Mais ces derniers jours, pendant les communications, tu n’étais jamais là… Je pense qu’il a commencé à se poser des questions.
Le cœur d’Ayra battait plus fort.
Élika l’aida à se déplacer vers le bureau de Mira. Cette dernière les accompagnait.
Ayra ressentait une certaine appréhension.
Elle s’installa sur la chaise pendant que Mira allait chercher le miroir, recouvert d’un tissu. Ayra le connaissait : c’était par ce biais qu’elle donnait régulièrement des nouvelles à son père.
Un miroir rectangulaire, d’environ soixante centimètres de haut, fait de bois. Des racines bleu turquoise en entouraient le contour, comme si elles s’étaient enroulées là d’elles-mêmes.
Elles attendirent quelques secondes en silence. Puis, une légère vibration se fit sentir dans l’air — subtile, presque imperceptible, mais suffisante pour hérisser les poils sur les bras d’Ayra. L’énergie émanant du miroir semblait pulser autour d’elles, comme un souffle qui s’éveillait.
Un voile gris familier vint obscurcir lentement le verre du miroir.
Son père apparut.
Debout, dans son bureau qu’elle connaissait bien.
— Ah, enfin… le visage de ma fille. Je commençais à me demander quand tu daignerais dire bonjour à ton père.
Son ton était doux, presque joueur, mais quelque chose dans son regard contredisait ce masque affable.
Il affichait une mine faussement boudeuse — soigneusement calculée.
C’était un regard qu’il portait souvent. Mais aujourd’hui, il la frappa plus qu’avant.
Son père lui parut quelque peu différent. Comme si leur absence avait eu un effet sur son caractère… quelque chose de subtil, mais qui la mettait mal à l’aise sans qu’elle puisse l’expliquer.
— J’ai été très occupée, vois-tu… lui répondit-elle enfin. Bonjour, papa.
Son père porta une main à son menton, feignant de réfléchir.
— Occupée à te remettre de l’attaque d’un Varnak, c’est ça ?
Son cœur loupa un battement. Une bouffée de chaleur lui monta à la tête.
Elle jeta un regard vers Mira, puis vers Élika, les sourcils froncés.
Élika ne semblait pas comprendre d’où l’information était sortie.
Aeron poursuivit :
— Bien, Ayra… Ne t’inquiète pas. Tu resteras dans cette ville que tu aimes tant.
Il fit un vague geste dans leur direction.
— Mais… parce que oui, il y a un mais !
Il marqua une pause, son regard se faisant plus appuyé.
— Je veux un rapport de Mira chaque semaine sur le déroulement de tes entraînements.
Ayra sentit la colère lui brûler la gorge, mais elle s’efforça de garder le contrôle. Elle répondit, tendue :
— Mais… j’ai des cours à suivre, et beau—
— Imagines-tu, l’envoyée, presque mortellement attaquée par un simple monstre ? coupa-t-il, tranchant.
— Que feras-tu face à l’envoyé des démons ?
Elle le laissa parler. Elle n’avait rien à répondre. Ses mains s’étaient crispées sur les accoudoirs du fauteuil.
— Voilà la condition, conclut-il d’un ton calme. Tu n’as pas le choix. Sinon, dans un mois, tu es de retour.
Cette fois, il s’adressa à Mira.
— S’il te plaît… veille à ce que ses protecteurs fassent un minimum leur travail.
Mira se tenait debout à côté d’Ayra, une main posée sur le dossier du fauteuil. Elle répondit d’un simple signe de tête.
Il adressa ensuite un bref regard à sa sœur.
— J’espère que tu te rétablis bien… Ta convalescence n’est pas trop douloureuse ? demanda-t-il d’un ton plus doux.
Pour seule réponse, Ayra murmura :
— Non…
— Bien, bien. Je vais vous laisser, mes obligations m’appellent.
Quelques secondes plus tard, le miroir reflétait à nouveau leur image.
Elle avait toujours su que son père pouvait être autoritaire, même s’il ne l’avait jamais vraiment été avec elle.
Mais là, c’était différent. Plus glacial.
Ayra, bouillonnante, lança d’une voix contenue :
— Vous lui avez dit !
— Je te jure que non… répondit Élika en la regardant droit dans les yeux, tout en jetant un rapide coup d’œil à Mira.
Cette dernière les dévisageait, visiblement piquée.
— Quoi ? Vous pensez que je lui en ai parlé ? Bien sûr que non !
— En tout cas… il est au courant !
Les pensées d’Ayra se bousculaient. Elle n’arrivait pas à faire le tri.
— Il ne peut pas m’obliger à m’entraîner…
— On essayera quand même, fit Mira. Tu n’as pas trop le choix.
— Et si… tu lui faisais de faux rapports ? demanda Ayra, d’une voix suppliante.
— Non. Tu ne peux pas me demander de mentir, Ayra.
Et puis… Aeron me connaît. Il s’en rendrait compte très vite.
Pour toute réponse, Ayra poussa un long soupir.
Élika n’avait pas bougé. Elle était restée là, debout près d’elle, comme si quitter la pièce aurait été trahir quelque chose.
Ayra, elle, fixait le miroir. Il avait retrouvé son apparence normale, mais elle sentait encore une légère vibration dans l’air. Ou bien était-ce dans sa poitrine ?
Elle inspira profondément, les mains toujours crispées sur les accoudoirs. Rien ne sortait. Pas une larme, pas une parole. Juste cette brûlure sourde au creux du ventre.
Élika finit par poser doucement une main sur son épaule.
— Tu veux qu’on retourne t’allonger ?
Ayra hocha la tête, sans un mot.
Le regain d’énergie qu’elle avait ressenti plus tôt s’était évaporé. Elle se sentait à nouveau fatiguée, vidée.