Chapitre 27 : La potence

Chapitre 27 : La potence

 

Evangile de Lù, Numéro 1, verset 1

 

« Les femmes et les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »

*

Lactae jeta une bûche dans le feu qui cracha un nuage de postillons incandescents. La chaleur était suffocante et elle ôta sa broigne encore tâchée de sang pour ne garder que sa chemise de lin qui bouffait sur ses coudes. On y trouvait encore la trace d’une main ensanglanté. Larifari était assise sur les épais créneaux de pierre qui faisait le tour de phare. Elle voyait assez bien le brasier et cela lui convenait pour le moment, tandis qu’elle devinait la silhouette de Lactae qui faisait des aller-retours devant le feu.

— Est-ce que ça va te manquer ?

Lactae s’arrêta et se retourna :

— Qu’est-ce qui va me manquer ?

— La nuit, la lumière de la lune sur la mer, le feu… Etre grande Mère de la naissance, c’est se condamner à une vie sous-marine presque complète. Est-ce que tu y pensais quand tu as choisi de devenir grande Mère ? Ou bien, comme moi, poursuivais-tu l’ombre de quelqu’un ou une ambition ?

— Les deux, sans doute. Et pour répondre à toutes tes questions : oui, tout ça va me manquer… beaucoup d’autres choses vont me manquer. Et oui, j’avais bien pesé le pour et le contre. C’était une décision difficile, mais je pense que cette île a besoin de quelqu’un de plus droit que nos prédécésseuses pour être à sa tête.

Larifari acquiesça en silence, avant d’ajouter :

— Je ferai de mon mieux de mon côté. Un capitaine aveugle, ce n’est pas gagné, mais ce n’est pas perdu non plus.

La grande Mère de la vie la contempla, pensive :

— Est-ce que ça va ?

Comme Larifari ne répondait pas, elle ajouta :

— C’était stupide. Je sais que ça ne va pas. Je voulais juste que tu me dises ce qui se passe dans ta tête.

— Est-ce que tu essayes d’être gentille ?

Lactae jeta la dernière buche dans le feu :

— Je suis toujours gentille.

Son interlocutrice soupira :

— Peut-être que tu ne me croiras pas, mais les yeux, ça va. Le plus dur, c’est d’essayer de dormir. Je n’arrête pas de la voir, avec ses petits yeux d’insectes, qui me lance la tête de Cougnette.

— Je comprends.

Le silence s’étira entre elles avant que Lactae n’ajoute soudain :

— Moi j’entends ta voix.

— Ma voix ?

— Des fois, tu cries… Des fois, tu me laisses. Quand je me réveille, je me rappelle que tout ça est vrai.

— Tu cherchais un prétexte pour t’excuser mieux ?

Lactae s’accouda au créneau qui se trouvait à côté de Larifari et lui attrapa une boucle de cheveux aubergines qu’elle enroula autour de ses doigts.

— Je suis plus calculatrice que ça. Je cherche un prétexte pour t’embrasser. Demain, ce sera trop tard.

Larifari cligna des yeux et soudain une ombre s’immisca entre elle et le feu pour venir lui picorer le museau. Elle laissa les ongles de Lactae s’entrelacer à sa chevelure, dessiner des traits brûlants sur son cou, ses épaules, ses clavicules.

La bouche quitta la sienne, vient mordre sa mâchoire, dévorer sa gorge. Des mains se glissèrent sous sa chemise pour tournoyer dans son dos autour des renflements des vertèbres.

Larifari se réveilla, agrippa la chemise blanche comme si sa vie en dépendait, quand soudain :

— Aïe !

— Quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?

Lactae se laissa tomber sur le sol et toucha son visage ; ses doigts étaient rouges.

— Toi ? Rien. C’est moi qui me suis laissée emporter, j’ai rouvert mes points.

La grande Mère des morts la rejoignit à son tour. La pierre était chaude sous ses pieds. Elle embrassa Lactae à son tour et ce baiser avait un gout métallique.

— Effectivement.

— Tu avais besoin de vérifier ? demanda Lactae d’un ton goguenard.

Larifari ne répondit pas. A la place, elle étudia le visage recousu avec la peau de ses doigts :

— Alors c’est vrai, elle t’a agrandi le sourire. Peut-être que si je te voyais, tu ne me plairais plus autant.

— Arrêtes, tu m’agaces.

— C’est toi qui m’agace. Pourquoi maintenant ? Maintenant qu’on a plus le temps.

— Peut-être que ce serait arrivé avant, si tu m’avais tendue la perche plus tôt. C’est arrivé maintenant, parce que c’est maintenant que j’en ai envie.

— …

— Tu as quelque chose à y redire ?

— Ce n’est pas juste…

— Qu’est ce qui n’est pas juste ?

— Tu le prends tellement légèrement. Moi, je t’aime depuis toujours. Je t’ai choisie. Et toi, aujourd’hui, tu veux bien m’embrasser, parce que aujourd’hui, tu en as envie.

— Tu m’en veux parce que tu m’aimes plus que ce que je ne t’aime ?

Larifari se plaqua les mains sur les oreilles :

— Ne le dis pas à voix haute. Ça fait mal, putain !

Lactae pencha la tête sur le côté, contrite :

— Je ne veux pas te faire de la peine. C’est peut-être vrai. J’ai toujours fait cavalier seul. Ce que tu attends de moi, je n’y avais juste jamais pensé.

— Tu ne fais pas ça pour m’avoir dans ta poche, maintenant que tu es au pouvoir ?

— Cette fois, c’est à mon tour de le dire : tu veux que je te pète la gueule ?

— A une infirme ? C’est du propre !

— C’est vraiment l’image que tu as de moi ? C’est comme ça que tu vois la personne que tu aimes ?

— Je ne sais pas.

Lactae resta silencieuse un moment avant de la prendre dans ses bras et de la serrer doucement contre elle :

— C’est difficile de mesurer l’affection, Lari. Je sais juste que l’humain qui compte le plus pour moi sur cette terre, c’est toi. N’est ce pas suffisant ? Faut-il savoir qui aime le plus ?

Les mains de Larifari remontèrent sur ses épaules et Lactae continua :

— Demain, il faudra pendre Spirale et nous seront séparées. Profitons-en tant qu’il reste encore cette nuit.

*

Ce fût une ivrogne qui donna l’alerte.

Elle rentrait chez elle à l’aube en passant par la grande place quand soudain elle crût voir double.

— Ma pauvre Ikram, t’as vraiment forcé sur la bouteille, parce que c’est demain qu’elle…

Mais non, elle n’avait pas la berlue.

Il y avait bien deux gibets, deux maccabées et le vent qui soufflait mêlait les longs cheveux rouges aux nattes noirs qui sonnaient comme un carillon macabre.

La pochetronne s’enfui sans demander son reste et en hurlant dans les rues de la ville que Spirale était morte.

C’est Melchior qui l’entendit le premier. Agenouillé devant sa statut d’Iilaaha, il priait quand il entendit les hurlements. Son rythme cardiaque s’accéléra un peu avant qu’il ne retrouve son calme ; il se releva, ajusta son peignoir avant de marcher jusqu’à la porte et sortit dans la rue d’un pas chancelant.

La montée qui menait de son bordel jusqu’à la place lui sembla interminable. Tout au bout l’attendaient deux femmes qu’il avait aimé et détesté tout autant. Il se demanda vaguement s’il trouverait le courage de se tuer, lui-aussi. Cette vengeance n’était-elle pas suffisante pour lui apporter la paix ?

D’autres curieux étaient sortis de chez eux alors que le sonneur annonçait cinq heures du matin.

Melchior arriva devant les mortes. Il ricana.

Le manteau pourpre claquait au vent et les longues mèches rouges dansaient. Mais le reste n’était que de l’esbroufe.

Le prétendu cadavre était un grossier pantin de paille ficelé rapidement. On lui avait enfilé un pantalon troué, une longue redingote et on l’avait coiffé d’une perruque rouge. Dans la lumière trompeuse du matin, l’ivrogne n’avait pas vu la différence.

— Qu’est ce que ça veux dire ? demanda une sombre en croisant les bras.

— C’est juste une blague, retournez faire la grass mat’, répondit quelqu’un d’autre.

— Parle pour toi, moi je pars au turbin, répliqua un impuissant.

— Est-ce que je t’ai autorisé à me parler toi, d’abord ? cracha la brune.

— Tu as entendu les grandes Mères ? Les choses vont changer ici, vous ne pourrez plus nous marcher sur les pieds comme ça !

Melchior se désintéressa de la dispute. Non, ce n’était pas juste une blague, il y avait un message derrière ce pantin.

Il tendit les doigts et effleura les mèches rousses qui voletaient.

C’était des vrais cheveux. Des cheveux qu’il avait caressé si souvent qu’il les reconnaitrait n’importe où. Et la redingote était authentique aussi. Quoi qu’il se passe, Spirale était passée par ici ou bien quelqu’un lui avait pris ses attributs pour créer ce faux pendu. Cela signifiait sans doute que l’ancienne grande Mère était en fuite.

Il gratta pensivement son menton, qui était parfaitement mal rasé, comme d’habitude.

— Bien, tu as donc choisi de vivre. Ce qui signifie que moi non plus, je ne mourrai pas.

Il tourna les talons et s’en alla.

*

— Est-ce que c’est une blague ?

Une pirate s’était levée, debout sur les gradins. Et d’autres semblaient prêtes à la suivre.

Lù croisa les bras, debout devant son trône de bois flotté :

— Ce n’est pas une blague, il s’agit de la volonté d’Iilaaha.

— C’est un homme et lors du précédent tournoi, vous avez bien montré vous-même ce qu’il en était de la volonté d’Iilaaha !

Tous, femmes et hommes confondus, s’étaient retrouvés à l’aube sur la place de l’agora afin d’élire trois nouvelles petites Mères. On avait décroché le faux pendu, ça avait déjà bien fait jaser. Pendant un moment, on s’était demandé s’il fallait dépêcher une patrouille pour voir si Spirale était toujours dans son cachot…. mais comme tout le monde devait être présent au moment du vote, on reporta la chose. Après tout, on l’avait bien attrapée dans le but de la pendre, mais si elle s’enfuyait, personne n’y était pour rien, pas vrai ?

Toujours est-il que les hommes et les femmes s’étaient retrouvés sur les même gradins, mais formant deux camps bien distincts qui avaient visiblement du mal à se mélanger. Et les choses avaient encore tournés autrement, quand Gaspard avait rejoint le petit groupe des postulantes pour devenir petite Mère.

L’éléction n’avait pas commencé depuis cinq minutes que tout le monde avait l’air énervé ; tout le monde, sauf Frangipane qui tricotait un nouveau drapeau tout en haut des gradins, l’air d’un gros loir déprimé, ainsi que la Capitaine Dolorès qui mâchonnait pensivement sa moustache dorée qui avait un peu trop poussé depuis le début de son voyage.

Lù tendit la main et Taïriss monta les marches pour lui remettre les pages encore volantes d’un court manuscrit.

— Femmes, hommes, je sais que certaines de ces décisions sont difficiles pour vous. Mais je dois encore vous parler, une dernière fois.

Le bourdonnement agacé de la foule s’intensifia, comme un gros insecte en colère et les trois grandes Mères levèrent une main, parfaitement synchronisées, jusqu’à ce que le calme revienne. Lù prit une inspiration :

— Voilà ma dernière mission : quand ‘Iilaaha m’est apparut et afin que son enseignement persiste par delà les générations, elle m’a demandé d’écrire en son nom un nouvel évangile. Un nouveau testament.

Elle présenta les feuillets que Taïriss lui avait emmené :

— Le voici. Et avec sa présentation, ma mission parmi vous est terminée et avec elle vient le temps de mon abdication. Après l’élection de ce jour ; l’élection de non pas une, mais de deux mères de la Vie, je quitterai Hàgiopolis définitivement. Je prendrai la mer pour ne plus revenir, sauf si la très Grande me sort à nouveau de mon exil.

Les pirates étaient très silencieux ; Lù continua :

— Premièrement, le choix d’une petite ou d’une grande mère ne sera plus faites par une épreuve de force, mais par vote. Deuxièmement, les hommes et les femmes pourront faire le choix de rester libertin ou fidèle. Ils pourront vivre ensemble ou séparé. Troisièmement…

Elle continua d’énumérer ses nouvelles directives avant d’arriver à la dernière :

— A partir de maintenant, il devra y avoir autant de membre féminin que masculin parmi les petits et grands pères et mères d’Iilaaha.

Devant le silence glaciale, elle rajouta :

— Je vous conseille d’accepter la participation de Gaspard et de voter pour lui si vous désirez que la prochaine génération ne soit pas composée que d’hommes.

— Je ne suis pas d’accord !

Gaspard avait brandi le poing.

Tous les regards se tournèrent vers lui et il baissa sa main doucement :

— Je m’excuse de vous avoir interrompu amy khabira, mais ça ne me parait pas acceptable d’être un choix par défaut. Ça ne correspond pas à notre démocratie et à nos valeurs.

Lù cligna des yeux et répondit :

— Je comprends votre sentiment. Maintenant laissez-moi partager le mien. Si je dois citer les héros de cette guerre-civile, je pense que nous pouvons nommer notre ancienne Spirale, notre nouvelle Spirale et notre nouvelle Portail. Il se trouve que ces trois personnes sont déjà grandes Mères. Et puis il y a Gaspard, qui nous a mené à la victoire en accompagnant Spirale l’ancienne, sans partager son crime. Gaspard qui a appris à se battre seul, à lire seul. Voilà un homme qui a la carrure d’une héroïne ou plutôt d’un héros. Alors maintenant, je vous le demande : qui, ici, mérite le plus et a le dos le plus droit pour nous mener sur le chemin qu‘Iilaaha a choisi ?

*

Une boule était en train de se former dans le ventre de Larifari.

— Et voilà… se dit-elle. Cette fois, c’est bel et bien fini.

Au milieu des perplexes, des radieux et des mécontentes, la grande Mère de la mort se mêla à la foule aux côtés de Lactae et Lù.

— Je crois qu’on prend toutes les trois la direction du port, commenta cette dernière.

Gaspard répondit :

— Et bien de mon côté, je vais prendre possession de mon temple. Je crois qu’il me faudra un peu de temps pour l’apprivoiser.

Lactae plissa les yeux :

— Soit prudent, si tu veux qu’il le reste plus qu’une semaine.

— Je vais prendre ce conseil très au sérieux, amy kabira.

Il leva l’ancien chapeau de Spirale en guise de salut et la Grande Mère de la naissance ajouta :

— Un autre conseil : ne bois pas tout le vin de ta mère avant de t’y être habitué.

— J’en demande même un autre type : à qui puis-je me fier ?

Larifari mis ses poings sur ses hanches :

— A Tartine ! Et à nous.

Lactae haussa les sourcils :

— A personne. Nous sommes des pirates, Kabir Alab.

Gaspard éclata de rire :

— La cohabitation risque d’être gaie.

Lactae mit ses mains dans les poches de son nouveau manteau :

— N’oublie pas : pour moi, la sécurité de l’île passe avant mes sentiments personnels.

— Je retiendrai également ce conseil…

Le jeune homme recula et se perdit dans la foule tandis que Larifari sifflait :

— Pourquoi il n’y a que ce que tu lui dis qu’il prend au sérieux ?

— Oh, il craque sans doute pour elle, c’est sûr, ajouta Lù d’un ton badin tandis que la grande Mère de la mort ouvrait de grands yeux exorbités. Bon, on y va ?

Les trois femmes descendirent la grande rue côte à côte, suivies de près par la Capitaine Dolorès et Taïriss. Une grande ombre se lança bientôt dans leur sillage, qui vint bientôt tirailler le bas de la chemise noire de Larifari.

Celle-ci se retourna pour voir se pencher sur elle la silhouette immense de Frangipane. Elle s’arrêta pour mieux observer le visage accablé de la géante.

— Oh, ma pauvre amie… Que puis-je peux faire pour toi, Frangipane ?

— Amy kabira, j’ai conscience de dépasser mes droits en venant vous demander cela, mais… Quand on aura reconstruit Mumit… Vous comprenez, depuis que la Capitaine Cougnette n’est plus… Je pourrai vivre seule, bien sûr, profiter de la retraite… Mais si vous aviez une petite place de coq pour moi sur votre navire…

— Oh Frangipane…

Larifari lui sauta au cou dans une étreinte plus ou moins fortile et totalement dénuée de prestance :

— Bien sûr que j’ai une place pour toi dans mon temple, et pour l’heure, tu peux rejoindre mon équipage sur le Kelpie ! Je t’acceuille avec joie !

La géante fondie en larmes, comme un gros loukoum flageollant. Elle bredouilla tandis que la morve et les larmes lui couvraient le visage :

— Je suis à vos ordre, Capitaine Larifari ! Vous avez bien raison de me faire confiance, Capitaine Larifari.

Lactae se pencha vers l’oreille de Lù :

— La pauvre ne sait pas dans quoi elle s’est embarquée…

Son interlocutrice se mordit les lèvres pour ne pas rire.

La joyeuse compagnie arriva sur le port où grouillait une foule compacte.

Un navire marchand était amarré et commençait à charger des barils énormes remplis d’algue shifa sous l’oeil perçant de Dolorès qui préparait elle aussi son départ.

Elle sera vigoureusement la main des deux grandes Mères et de Lù avant de dessiner sur son coeur le tourbillon propre aux sombres :

— Mesdames, je suis ravie que malgré la déchéance de l’ancienne grande Mère de la mort, vous teniez la promesse que nous nous sommes faites. Au plaisir de faire des affaires avec vous et qu’Iilaaha vous protège.

Accompagnée de ses marines, elle embarqua sur son vaisseau et l’histoire ne dit pas si elle remit jamais un pied sur l’île d’Hagiopolis.

Ce fût au tour de Lù et Taïriss de tirer leur révérence. Honorine et Raclure étaient déjà embarqués sur le léger sloop qu’ils avaient réquisitionné pour leur nouveau voyage.

— Nous reverrons-nous ? demanda Lactae.

Lù secoua la tête :

— Je ne crois pas. Je reviendrai encore à Hàgiopolis, c’est certain. Je pense qu‘Iilaaha ne serait pas contre que je garde un oeil sur vous. Mais pas maintenant. C’est votre temps. Je reviendrai plus tard pour voir ce que vous en avez fait.

— Ça va, on a pas du tout la pression, grogna Larifari.

— Haha, désolée, mais ce n’est plus de mon ressort. Adieu donc et bonne chance !

La jeune fille et son robot montèrent sur le pont d’un pas léger avant d’adresser de grands signes de mains à ceux qui étaient venus jusqu’au port.

— Et finalement, tu ne l’as pas trouvé ton trésor ? cria la grande Mère de la mort.

Lù hésita et sa main se figeât dans les airs ; elle finit par répondre :

— C’était un trésor nul !

Taïriss leva les yeux au ciel. Honorine fit la moue.

— Oui, enfin, ça valait quand même le coup qu’tu reviennes…

Lù eut un sourire espiègle en la regardant :

— Tu ne sais pas encore à quel point…

— Hein ?

Le petit groupe adressa leurs au revoir à la foule de pirates qui se pressaient sur les quais pour les voir partir et pendant quelques instants, Larifari et Lactae se retrouvèrent seules, ou presque.

Côte à côte, elles regardaient la mer depuis la plage.

Leurs mains se frôlaient. Larifari avala sa salive.

— Ça va aller. Nous nous reverrons bientôt. Il va falloir organiser de nouveaux votes pour la nouvelle petite mère de Gaspard.

— Oh, je pense que nous nous reverrons plus vite que ça.

Les yeux jaunes s’écarquillèrent.

— Qu’est ce que tu veux dire ?

— Oh, je me dis que le tanafas est bien sombre la nuit et que si ton bateau est amarré non loin de mon temple, il pourrait bien y avoir des rencontres qui n’appartiennent qu’à nous.

— Transgresser les règles, c’est ça que tu me proposes ?

— Peut-être pas pour toujours.

Larifari secoua la tête :

— Je ne comprends pas.

Lactae regardait l’horizon.

— C’est un monde qui change, Lari.

Leurs auriculaires s’accrochèrent l’espace d’une seconde avant que leurs mains ne se séparent. La grande Mère de la naissance fit quelques pas en avant, jusqu’à ce que ses mollets soient noyés dans le tanafas. Elle se retourna à moitié :

— A plus, débile.

Larifari sourit. La silhouette de Lactae faisait comme une tâche entre elle et le soleil qui se couchait.

— A bientôt, Lactaline.

L’amoureuse ricana, et le son se perdit au milieu des vagues tandis qu’elle s’enfonçait dans l’océan.

*

Spirale se sentait incroyablement légère.

— Regardez ! Est-ce que ce n’est pas notre ancienne grande Mère ?

— Il faut appelez la garde, non ?

Peut-être que c’était la disparition de ses cheveux et de son manteau.

Deux pirates la fixaient d’un air perplexe dans la rue, et la grande femme aux cheveux rouges se pointa du doigt et prit l’air ingénu :

— Qui, moi ? Vous devez faire erreur ? On a pendu Spirale, j’étais là. Elle est morte et c’est Larifari qui est devenue Spirale, maintenant.

Les pirates de la ruelles avaient l’air franchement perplexes, maintenant et se regardèrent :

— Je crois qu’elle nous prend pour des quilles ? Elle trompe qui, avec sa nouvelle coupe ?

L’autre croisa les bras :

— Bon, on va devoir prévenir la garde, c’est la loi, mais on va y aller lentement, vous comprenez ?

— Je ne comprend rien, mais vous êtes bien aimable, dit la très grande femme, qui n’avait plus de nom.

Elle s’éloigna d’un pas tranquille et descendit les venelles en direction du port. Elle avait voulu voir ce qui arriverai quand Gaspard se présenterai et pour cette raison, n’avait pas voulu s’enfuir trop vite. Mais si elle tardait trop, elle allait maintenant rater son bateau.

Alors qu’elle passait un carrefour, la pirate sans nom tomba nez à nez avec une patrouille, encore toute tourneboulée de devoir recevoir ses ordres d’une paire de testicules.

Tout le monde cligna des yeux, la femme sans nom y comprit ; les soldates observèrent les cheveux raides comme des baguettes, coupée en un carré pas très net.

— Bon, dit la femme, avant de s’enfuir à toute jambes, qu’elle avait fort longues, ce qui lui conférait un avantage certain.

— Bon, dit la capitaine de patrouille, sans grande conviction. Il faut la poursuivre.

Toutes les pirates s’engagèrent à la queue-leu-leu à l’ombre des venelles et ce fût un joyeux tohu-bohu. Certaines s’empêtrèrent dans les chemises qui pendaient aux cordages et subirent une raclée de la part des hommes qui venaient de les pendre ; la femme sans nom écrasa la queue d’un chat qui griffa férocement la capitaine de l’escouade ; deux pirates reçurent en plein figure le contenu d’un pot de chambre, ce qui déclencha une bagarre qui n’avait rien à voir avec l’affaire principale ; enfin, toute la patrouille trébucha sur un pied malencontreusement tendu devant un escalier.

— Oups ! dit Melchior, en retirant son pied.

La femme sans nom s’arrêta et se retourna. Ils se regardèrent. Elle dit :

— Excusez-moi, Monsieur. Loin de moi l’idée de vous demander la charité, mais j’aurai bien besoin d’un nom. Si jamais vous en avez un en trop, qui traine au fond de vos poches.

Melchior hésita. Voyant que la milice attendait sans faire l’effort de se relever, il étudia soigneusement la question avant conclure :

— Ton nom pourrait être Alhuriya.

— C’est un joli nom.

— Prends-le alors, et que le vent t’emporte.

Elle obéit. Le souffle qui venait de la montagne descendait en même temps qu’elle jusqu’au port. Personne ne l’arrêta quand elle traversa la foule et grimpa aux cordages.

La patrouille arriva tranquillement sur le quai tandis que Lù et Honorine ôtaient la passerelle. Le bateau, un beau sloop renommé Lady brioche, tournait paresseusement son nez vers le large. Quend il s’éloigna du bord, les membres de la patrouilles agitèrent leur mains comme les autres.

— T’en a mis du temps, grogna Honorine, j’ai crû que t’arriverais jamais, Spirale.

Debout face à la mer, aux côté de Lù, Taïriss, Honorine et Raclure, la grande femme dit :

— Je ne suis plus Spirale. Cette Spirale là est morte. Je ne suis plus qu’une mousse parmi d’autres, qui va devoir faire ses preuves. Et j’ai un nouveau nom : Alhuriya.

— C’est un joli nom, commenta Taïriss.

— Qu’est c’que ça veut dire ? demanda Honorine.

Raclure se dressa sur ses pattes arrière pour poser les antérieures sur le bastingage. Son museau frémissant était constellé de perles d’écumes. Il traduisit dans un jappement :

— Liberté.

*

Il y avait du verre sur le sol, et une flaque de vin.

Les orteils nus de Dédale s’immobilisèrent à quelques centimètres des éclats et ses sourcils se froncèrent imperceptiblement au dessus de ses prunelles indéfinissables.

Le jeune homme hésita avant d’appeler quelqu’un pour venir balayer. En attendant, il contourna les débris et contempla cette chambre qui portait encore l’odeur épicée de sa mère, et qui était maintenant la sienne.

Il posa son chapeau mité sur la table, caressa du bout des doigts les tranches maroquinée des livres et alluma une bougie neuve devant la statue d’Iilaaha. Après avoir prié, il se pencha pour se retrouver face aux bouteilles et contempla son reflet dans les carafes d’alcool. Il ne reconnut pas la personne qui le regardait.

Pensif, il se servit et fit tourner lentement le liquide dans le verre. Il s’installa devant la fenêtre tandis qu’une esclave pâle venait balayer les morceaux de verre brisés.

La mer était calme.

Dédale porta l’alcool à ses lèvres. Il avait le goût du feu.

L’esclave pâle sortit de la pièce en s’inclinant avec déférence, mais le jeune homme intercepta un regard perplexe. Il allait falloir convaincre même les plus humbles.

Un jour, il se sentirai suffisamment en confiance pour oser balayer son sol lui-même.

Mais pas aujourd’hui.

*

Quelques mois plus tard…

 

Il faisait chaud.

Très très chaud.

Lù était allongée sur le pont, juste à côté d’Honorine. La sueur perlait sur leurs peaux et les goélands dessinaient des rosaces dans le ciel au dessus d’elle.

— J’crois qu’ils ont faim, marmonna la pâle.

Les yeux de Lù flamboyèrent.

— Ce qu’ils ne savent pas, c’est que j’ai aucune intention de mourir ici. Ce serait trop compliqué. J’aurai dû reprendre le chemin pour le quartier général tant qu’il en était encore temps, au lieu de me dire que c’était sympa ici.

— C’est la fautes de ces cannibales, elles voulaient nous bouffer.

— Oui, mais comment est-ce qu’on aurait su qu’elles étaient là et qu’on ne pourrait pas renouveler nos réserves d’eau, hein ?

Taïriss traversa le pont, frais comme un gardon ; il s’arrêta et les contempla, pensif :

— Vous ne devriez pas rester là, vous vous desséchez encore plus.

— Et toi alors ?

— Moi, je recharge mes batteries, j’adore le soleil.

— C’est vrai, fais gaffe de ne pas fondre, quand même.

Il sourit vaguement et mit ses mains dans ses poches.

— Lù, marmonna lentement Honorine. J’arrête pas d’y penser. Quand t’as fais ton nouvel évangile, t’aurais quand même pu noter quelque chose pour que les brunes arrêtent l’esclavage de mon peuple, non ?

Son interlocutrice tourna la tête et les deux femmes se regardèrent. Lù secoua la tête et soupira.

— On en a déjà parlé Nono. C’est normal que tu sois en colère. Ce que j’ai fait à Hàgiopolis, il y a longtemps, était une erreur. Ce que j’ai fait, il y a quelques jours, était peut-être une erreur aussi. J’ai essayé de réparer ce qui était de ma responsabilité, mais c’était une manœuvre grossière et je leur ai forcés la main. Mais plus on impose de changements brutaux, plus on risque de relancer la guerre civile.

— Tu as fait ce que tu pouvais, murmura Taïriss. Mais de mon point de vue, c’était déjà un peu trop.

— Je suis désolée pour ton peuple, Nono. Mais contrairement à ce que certains pensent, nous ne sommes pas des Dieux.

Honorine méditait ces dernières paroles tandis que le robot s’éloignait pour s’asseoir à la poupe. Lù se redressa :

— Revenons à nos moutons : on ne peut pas mourir ici. Le risque, c’est que l’on ne se retrouve pas. Ce serait très embêtant.

La pâle ne répondit pas. Elle avait déjà entendu ces explications plusieurs fois et ne parvenait pas à s’en contenter. Elle comprit que les priorités de Lù passeraient toujours avant les siennes. Ça ne changeait rien au fait qu’elle lui était redevable.

Son interlocutrice s’entêta à poursuivre la conversation :

— Oui, ce serait vraiment embêtant que tu meurs. Pour plus de sécurité, il faut que je te crée un identifiant sur le chat.

— Le quoi ?

Honorine s’en voulut d’avoir répondu instinctivement. Lù faisait semblant de n’avoir rien remarqué.

— Rien. On en parlera plus tard. Nono, j’ai besoin que tu fasses quelque chose pour moi.

La pâle fronça les sourcils. Ce n’était pas vraiment le bon moment.

— Quelle genre de chose ?

— C’est à propose de ton Dieu, ce monstre à grande bouche qui vient pour tout avaler. Et bien il n’existe pas. Ce n’est pas un Dieu qui fait ça.

Honorine se redressa, perdue.

— Qu’est ce que ça veux dire ?

— C’est nous qui faisons ça, Nono. Nous, les Piliers. Ce n’est pas seulement à cause de Balthazar que ça peut advenir.

Honorine hocha la tête, mais elle avait l’air terrifié.

— C’est vrai. Il n’y a pas qu’avec Balthazar. C’est aussi très fragile autour de toi, c’est une ouverture pour la grande bouche.

— Il n’y a que les Pilier comme toi qui peuvent intervenir sur ce cataclysme. Et il va falloir qu’on le fasse encore une fois. Dans un autre monde et avec moi, cette fois.

— Je comprends pas.

— Cette chose, ce cataclysme… Donnons-lui un nom. J’y ai beaucoup pensé, tu sais.

Elle attendit un peu pour le dire, savourant son effet dramatique.

— Ce sera l’apoptose du monde.

Terrifiée, Honorine répéta :

— Je comprends rien, Lù. Arrête.

— Tu comprendras bientôt. Mais pour cela, nous n’avons pas le droit de mourir ici. Nous devons partir.

— Mais partir où ?

Lù s’était relevée, elle se tenait bien droite, les mains sur les hanches et fixait l’horizon. Elle avança vers la poupe, se retourna et écarta les bras, l’air rieur :

— C’est l’heure de voyager, Nono, nous quittons ce monde !

Lù sauta sur le bastingage et se percha sur la tête riante de la figure de proue.

Dommage, elle aimait tant la mer. Mais d’autres aventures l’attendaient.

Les doigts de Lù s’enfoncèrent dans la trame du monde, l’univers se tordit et se déchira, créant une bouche béante et énorme.

Le bateau s’y perdit et jamais on ne le revit dans ces eaux-là.

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Nathalie
Posté le 16/11/2022
Bonjour Gueule de Loup

Mais pourquoi vouloir à tout prix que les hommes et les femmes soient égaux ? Et puis, Lù, franchement, mêle-toi de tes fesses !

Mes propositions de corrections pour ce chapitre :

On y trouvait encore la trace d’une main ensanglanté → ensanglantée
A la place → À la place
Maintenant qu’on a plus le temps. → qu’on n’a
si tu m’avais tendue la perche → tendu
A une infirme → À une
La pochetronne s’enfui sans → s’enfuit
Qu’est ce que ça veux dire → veut
les même gradins → mêmes
Et les choses avaient encore tournés autrement → tourné
quand ‘Iilaaha m’est apparut → apparu
le choix d’une petite ou d’une grande mère ne sera plus faites par → fait
Deuxièmement, les hommes et les femmes pourront faire le choix de rester libertin ou fidèle. Ils pourront vivre ensemble ou séparé. → « libertins ou fidèles » puis « séparés »
A partir de maintenant, il devra y avoir autant de membre féminin que masculin → « À partir » puis « membres féminins que masculins »
Devant le silence glaciale → glacial
Larifari mis ses poings → mit
A Tartine → À Tartine
A personne → À personne
Je pourrai vivre seule → pourrais
Je t’acceuille avec joie → t’accueille
La géante fondie en larmes → fondit
Je suis à vos ordre → ordres
A plus → À plus
A bientôt → À bientôt
Je ne comprend rien, mais vous êtes bien aimable → « comprends » puis « aimables »
Elle avait voulu voir ce qui arriverai quand Gaspard se présenterai et pour cette raison, n’avait pas voulu s’enfuir trop vite → « arriverait » puis « présenterait »
j’aurai bien besoin → j’aurais
il se sentirai suffisamment → sentirait
J’aurai dû reprendre → J’aurais
C’est la fautes de ces → faute
je leur ai forcés la main → forcé
Il n’y a que les Pilier → Piliers

Je confirme : ce que Lù a fait est une très mauvaise idée. Forcer les mentalités à changer ne fonctionne pas. Mais bon, on a aussi le droit de rêver. L’imagination et les rêves ne sont-ils pas fait pour ça ? Le but d’un roman n’est-il pas de nous faire voyager ?
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