Chapitre 28 - Fratricides

Par Gaspard
Notes de l’auteur : Attention, chapitre ardu.
Peut-être celui qui réclamerait la plus grosse réécriture.
À ce jour, je crois que personne ne l'a vraiment compris tel que je pensais l'avoir écrit.
Lancez-y vous concentrés ... ^^'

Je me sens lourd, crasseux. Ma barbe et mes cheveux grattent horriblement. Furieux. Perdu. Une boule de plomb tire mes organes vers le bas, mes intestins, mes poumons. Je respire lentement pour essayer de calmer mon angoisse. Oxygéner mon corps, soulager mes tensions. En vain. Mes muscles sont raides. Je suis bloqué. Entravé. Enlisé. Pourtant, je vole.

Je file à toute vitesse à travers un épais brouillard, un fond gris sombre que rompent en rugissant, çà et là, quand je les dépasse, les restes tétaniques et pourrissants de quelque invraisemblable titanomachie. Je fends en spirale les nuées opaques, depuis ses confins oubliés jusqu’en son centre hypothétique, ma rage en boussole, mon cap au désespoir, de carcasse en carcasse, de mâts aveugles en proues rouillées.

Du silence, une antenne grince. J’ai mal aux dents.

Je pousse un cri.

Un écho me le renvoie allongé, tordu, écorché. Méconnaissable.

Pourtant … Si. Là. Au creux de ce hurlement fantôme, j’ai cru entendre une note familière. Au prix d’un effort terrible, je redresse la tête … Et tique.

De loin, de très loin, je sens une onde de panique naître et mourir dans le même mouvement cependant que je reconnais cette enveloppe étrangère dans laquelle je m’éveille enfin.

Depuis quand suis-je connecté à Iori ? J’ai dû lancer l’Immersion dans un demi-sommeil puis me convaincre que je faisais un cauchemar. Mais non, tout cela est bien réel, quoiqu’exceptionnellement étrange. Notre plus grand Voyageur n’est jamais vaincu, jamais découragé. Que lui arrive-t-il ? Et quel est cet endroit ?

Le Cône, bien sûr ! À mesure que mon cerveau redémarre, je saisis par bribes la situation. Iori est arrivé et il partage avec nous ses premières découvertes. Il s’est réfugié à l’abri – je sens son corps immense recroquevillé dans une petite cage inconfortable, et explore les environs avec ses Libellules. C’est du moins ce que je suppose ; pour une raison qu’il garde secrète, le célèbre Voyageur ne nous offre pas la limpidité à laquelle il nous a habitués. Ses sensations sont étouffées, sa position floue, ses conclusions dissimulées ; seul son trouble est évident.

Bien sûr, à peine ai-je fini cette analyse que tout est chamboulé.

Iori brise les liens qui l’entravent à l’instant où la caméra dont on suivait les zig-zags concentriques parvient à destination. Au sommet d’un pylône électrique dont les arêtes tranchent de noir l’épaisse brume, un géant difforme s’agite. C’est un monstre hirsute et guerrier : des cornes de bouc percent sa crinière de lion, des bras d’ogres dépassent de ses ailes de corbeau, quelques éclats épars, ternis par les ans, trahissent son épiderme squameux. Il serre les poings, bande ses muscles et renverse en arrière sa tête énorme.

Je pousse un second cri. Plus fort, plus déterminé, encore plus plein de rage.

Cette fois, parmi les mille échos qui me reviennent, la réponse de l’intrus se détache nettement. Je me sens réagir à cet appel dans le corps de Iori. Devant mes yeux, le géant tourne sur lui-même et bondit de son promontoire.

Une deuxième Libellule filme son atterrissage brutal, quelques mètres plus bas, sur un sol spongieux de matières plastiques et algueuses agglomérées. Le saut était une pure folie, ou un savant calcul : la surface, très souple, est partout piquée de bris métalliques, comme un champ de bataille le serait d’armures, d’épées et de cadavres, sur lesquels on s’empalerait de part en part en remerciements d’une chute moitié moins impressionnante. Des épaves éventrées – de bateaux, de camions, de satellites – des hélices, des pneus de tracteurs, des squelettes d’androïdes, des grillages, des missiles, des chaudières forment des îlots épineux de tailles variables au sein d’une décharge marécageuse encore noyée de brouillard. À l’exception des soubresauts pathétiques d’une poignée de poissons envoyés en vains kamikazes sur le dos d’une vague vengeresse par l’océan démuni, le paysage est figé, écrasé de puanteur dans la pâle obscurité du petit matin.

Je me mets à courir. Le géant aussi, suivi de près par mes Libellules.

À le voir patauger si péniblement parmi les monceaux d’ordures, je suis pris d’une certaine sidération. C’est ça, l’Ennemi ? Une simple brute ? Une créature grotesque, belliqueuse et braillarde, prête à partir à la guerre à la moindre intrusion sur son infect territoire ? Est-ce là le mode de vie infâme pour lequel les siens se sont battus contre les nôtres, celui qui a valu que l’humanité s’entredéchire jusqu’aux portes de l’anéantissement ? Je n’arrive pas à y croire. C’est trop pathétique pour être vrai. Pourtant, devant ses efforts butés pour se précipiter sur l’intrus – Iori, je suppose – devant sa débauche fanatique d’énergie, infusé que je suis par les sentiments du Voyageur, la fatigue, le dépaysement, l’abattement, une forme de terreur s’infiltre peu à peu en moi. Un frisson insidieux qui refuse d’être secoué et finit par ébranler mon mépris initial. Il y a quelque chose dans cet être qui me rappelle à moi-même, je commence à le voir. Ce n’est pas un monstre anonyme et lointain. C’est un être humain. C’est mon cousin, c’est mon frère. C’est moi. À chacun de ses pas balourds, c’est mon squelette qui vibre. Ce sont de mes poumons que jaillit l’air fétide qu’il expulse en ahanements bestiaux. Son acharnement, sa violence, sa haine sortent tout droit d’un cœur en tout semblable au mien. Un cœur tourmenté, abêti d’indigence, qu’irriguent en tandem nos sangs compatibles.

Soudain, je suis fou d’inquiétude.

Va-t-on se battre contre lui ? Est-ce réellement la seule option possible ? Pourquoi entrons-nous dans ce jeu rétrograde ? Car, passés les voiles successifs d’angoisse et de colère qui trouble sa lecture, les intentions de Iori sont limpides. Il veut ce combat. Il le veut de toutes les fibres de son corps. Elles le réclament impérieusement. Qu’il frappe, qu’il tranche, qu’il écrase. Pour purifier son âme et le monde, teintés de ressentiment, il faut faire mal. Pour me débarrasser de ce goût de bile et de fer qui me fait tourner la tête. Je dois tuer, blesser l’autre, donner par la souffrance infligée une consistance à ma détresse.

Sous la peau de Iori, son évidence est la mienne. Mes narines palpitent du même dégoût que le sien. Pourtant, je lutte contre le courant qui nous traverse. Je dois lutter. Quelque chose cloche. Ceci n’est pas notre réponse. Elle ne peut pas l’être. Nous nous sommes définis en tant que civilisation comme ceux qui n’agiraient jamais en prédateurs, comme ceux qui ne rendraient jamais le moindre coup, comme ceux qui construiraient une solidité telle que nous saurions transformer la plus vicieuse des attaques en jeu d’enfant et y répondre, en adultes, avec joie et amour. Notre sérénité, à l’image de nos convictions, est imperturbable. Comment Iori peut-il l’avoir oublié ? Il est l’incarnation suprême de nos principes. Si lui cède, tout est perdu.

Pris de panique, j’essaye de lui parler. Je ne peux pas le laisser faire. Il faut qu’il se ressaisisse. Qu’il s’enfuie si nécessaire, peu importe. Le temps de reprendre ses esprits, de reconsidérer la situation. Je demande à Diane de me connecter à Iori, je la supplie de l’atteindre, de puiser dans l’urgence que je ressens la force d’arriver jusqu’à lui. La réponse ne se fait pas attendre. C’est impossible. Il s’est barricadé derrière des murailles infranchissables.

Je me retourne en tous sens dans ma gangue impalpable d’Immergé, à la recherche d’une idée, d’une prise à laquelle m’agripper pour ne pas sombrer avec mon idole. Dans l’obscurité toujours plus profonde qui m’entoure, le seul espoir à ma portée illumine bientôt mon âme comme une étoile son système solaire. Luciole. J’ai besoin d’elle.

- Luciole !

- Artyom ! Enfin !

Malgré la tristesse que j’entends dans sa voix, sa réponse me réchauffe jusqu’aux fonds des os.

- T’es là …

Et, alors même que j’exhale ce soupir de soulagement infini, je réalise que ma phrase est fausse. Elle n’est pas là. Elle ne se noie pas avec moi en Iori. Comment est-ce possible ? Elle l’aime plus que moi …

- Luciole, où es-tu ?

Cette fois, les larmes de ma partenaire me frappent de plein fouet.

- Artyom, c’est Shandia …

Shandia ? Que lui est-il arrivé ? Est-elle en danger ?

Instinctivement, enfin, je me tourne vers Diane, qui n’a le temps de me fournir que quelques informations – Shandia est connectée, elle aussi est sur le Cône, Luciole est Immergée en elle – avant que la transmission n’accapare de nouveau toute mon attention.

Le géant a trouvé sa proie. Elle se tient immobile sur la quille renversée d’un pétrolier gisant de guingois dessus la plaine purgatoire. Malgré la distance qui nous en sépare et les filets de brume qui encombrent encore toute la lande, la silhouette que nous contemplons ne laisse place à aucun doute : ce n’est pas Iori. On dirait un nouvel autochtone ; plus fin, plus gracile mais pareillement étrange, avec cette tête surdimensionnée et pleine de protubérances, comme si des cornes, tantôt plates, tantôt courbes, leur avaient poussé des tempes, des pommettes, du menton, de l’occiput. Plutôt que couvert de plumes, celui-là est capé de tentacules qui lui tombent en torsades des épaules aux talons. C’est une chimère d’un autre genre. Pourtant, derrière les accessoires, la stance est indéniablement humaine.

Dans sa main, la créature tient une lance. Elle l’arme d’un geste sûr alors même que le géant, profitant d’un affermissement du sol, accélère brutalement.

Mille émotions, pensées, questions s’entrechoquent. Comment Iori est-il tombé sur ce combat ? Est-ce un hasard incroyable ou une scène sur laquelle on peut tomber quotidiennement dans les parages ? Y’a-t-il un chasseur et un chassé ? Ou sont-ce là deux guerriers professionnels ? Des gladiateurs ? Qui mourraient pour quels bénéficiaires ? Qui ou quoi désirerait régner sur ce putride cloaque ? Mais peut-être n’agissent-ils que pour survivre ? Peut-être sont-ils forcés au cannibalisme ritualisé par leur environnement infertile. Peut-être ne savent-ils pas qu’il existe, au-delà de leur continent de mort et des eaux déchainées qui l’emprisonnent, des zones paradisiaques dans lesquelles on peut attendre en roupillant que tombent des vignes ombrelles, dedans nos gueules fainéantes, l’un après l’autre, leurs raisins obèses de soleil. Nous autres, qui avions pourtant tout le loisir d’aller les trouver, ignorions hier jusqu’à l’existence de leur territoire.

« Ne juge pas. »

J’en suis là de mes réflexions, de retour à Shandia, lorsque la créature élancée relâche son bras d’un mouvement sec. Un éclair noir argenté tranche l’espace et soudain une pointe acérée va s’enfoncer dans la poitrine de son assaillant. L’apparition brutale de ce trait mortel me fait sursauter, ainsi que Iori ; une secousse qui électrise nos membres et les enjoint à empêcher la réalisation de cette idée hideuse que nous pourrions être à ça d’assister, impuissants, à un assassinat. Le géant, comme mu par nos énergies combinées et doué par nos grâces d’un sens du rythme inhumain, balaye d’un revers puissant l’air devant lui, frappant du dos de sa main la lame de la lance alors même qu’elle s’apprête à lui transpercer le thorax. Dans un chuintement déçu, l’arme va se ficher dans le sol, à un mètre derrière lui. Il n’y accorde qu’un bref coup d’œil : son ennemi, d’une agilité incomparable à la sienne, a suivi la trajectoire de son jet et est déjà sur lui. Le géant fléchit les jambes et porte la main à sa hanche, dans une position de garde qui me jette en pleine confusion. Je n’ai pas le temps de verbaliser mon trouble que son bras fend les airs. L’autre évite son sabre d’une contorsion serpentine et coule dans son dos.

Quand Iori se retourne, Shandia a récupéré sa lance.

Dans la lumière d’une aube encore timide, je découvre les costumes guerriers qui m’ont fait prendre nos deux plus illustres Voyageurs pour des abominations. Maintenant que leur détail m’est accessible et que je peux en deviner les influences entremêlées, leur mise m’est presque familière. Au-dessus de capes constituées d’un assortiment de plumes et de poils, auxquelles des jeux d’encordage ont donné des formes fantasques, chacun porte un grand masque en bois – elle de cerf, lui de sanglier – sculpté et peint pour inspirer la terreur. Sur tous les continents, maintes peuplades, identifiées par les faiseurs de l’Ancien Monde comme « primitives », portaient ce genre de tenues animistes pour combattre … ou honorer. Mais ceci n’est pas une cérémonie ; une défense, fraîchement arraché par l’attaque de Shandia, manque au masque de Iori.

Elle aurait pu le tuer … !

Bordel, mais que se passe-t-il ?

En réponse, mon hôte pousse un nouveau cri, auquel Shandia répond par un feulement vicieux. Une rage incandescente irradie de mes entrailles, un venin fielleux, malade de haine et de rancœur, irrigue mes veines d’un feu ravageur. Je lève mon katana et l’abats violemment, de toutes mes forces, vers la clavicule de mon adversaire. Une vive douleur me déchire les côtes. Je vois un filet de sang s’envoler devant moi quand la lance repart en sens inverse. À peine s’est-elle éloignée qu’elle est de nouveau sur moi. D’un coup d’épaule, je dévie sa trajectoire et coupe l’espace dans la direction d’où elle vient. Ma lame ne fait que brasser l’air. L’adversaire est insaisissable, une forme ondoyante dont je parviens à peine à distinguer les membres. Elle danse autour de moi en se riant de mes attaques. À chaque feinte, elle m’arrache un bout de chair et mon corps brûle un peu plus. Mon cou, ma cuisse, un éclat de bois érafle mon front … Pourtant, sans faiblir, à l’instinct, je frappe et je frappe encore, comme à l’entrainement, dans le vide toujours … Jusqu’à ce que je touche quelque chose.

Pour un battement de cils, l’écoulement du temps s’interrompt. J’ai blessé Shandia. Puis une langue de métal vient me lacérer la joue et je sens ma raison s’envoler. Une transe conjointe s’empare de nos âmes meurtries. Petit à petit, elles s’effilochent et tombent en lambeaux à nos pieds, dans la fange synthétique, carminée par nos soins. Et cependant que mes héros s’effritent entre mes doigts, je reste bêtement prostré, pétrifié d’incompréhension, emporté en bloc par le courant indomptable des sensations de Iori dont on a réintégré l’enveloppe, je-ne-saurais-dire quand. Comme à travers l’épaisseur de plusieurs murs, je crois parfois entendre Luciole sangloter. Quelqu’un d’autre, de plus loin encore, nous supplie d’arrêter, depuis l’orée d’une jungle du creux de laquelle est émis un fond universel de lamentations. Nous pleurons tous. Mais il n’y a pas de marche arrière possible, la boite a été ouverte, la carafe renversée, le verre brisé. L’une, l’autre et nous tous avec eux, avons attenté à la vie d’un frère. Tout est fini. La parenthèse est refermée. C’était bel et bien une illusion. Nous sommes comme eux. Nous sommes eux.

Barbares.

Pourquoi ? Ma colère enfle à n’en plus finir. À chaque coup porté, à chaque plaie supplémentaire, elle s’étend encore et encore, jusqu’à remplir mon être tout entier. POURQUOI ? IORI ! SHANDIA ! POURQUOI ?!

Je ne sais même pas pourquoi ils se battent !

- Artyom …

Avec un temps d’avance, la voix de Luciole, toute proche cette fois, m’arrache à la violence du combat. Nous avons été éjectés de la mêlée. Elle, moi, et tous les autres. Tous sauf les deux Voyageurs, qui continuent en sourdine de se battre à mort sous nos yeux ébahis ; ils nous ont transférés vers une même Libellule, qu’on soit Immergés en l’un ou en l’autre ; je me sens soudain terrassé par l’épuisement psychologique de Shandia ; leurs transmissions ont fusionné.

- Pitié …

Bien que caché derrière une fine couche de nuages, le soleil a eu le temps, pendant cet absurde pugilat fratricide, de se lever et de réchauffer l’atmosphère ; le brouillard a largement disparu, suffisamment pour rendre l’atroce vérité indéniable.

Je comprends tout maintenant.

Iori et Shandia, en mettant leurs vies en jeu, ont peut-être sauvé les nôtres. Par leur affrontement, ils ont donné une consistance à l’inexprimable. En s’auto-mutilant, ils ont dilué l’insupportable avant son apparition.

- C’est impossible.

Nos genoux lâchent, nos paupières tombent, notre sang s’échappe, nos échines ploient, nos tripes vrillent et nos cœurs fondent mais ils se battent encore. Derrière eux, la courte plaine, leur champ de bataille, est vite recouverte d’un amoncellement invraisemblable d’épaves empilées les unes sur les autres. Elles sont tenues en position par un ciment douteux de déchets métalliques, de câbles, de grilles, de tôle.

Avec du recul, des formes intelligibles jaillissent du chaos global et, à partir d’elles, une architecture. Petit à petit, à mesure que la Libellule élargit son champ de vision, on voit apparaître derrière nos sacrifiés une structure aux dimensions effarantes : sa base est une montagne et sa cime un entrelacement serpentin dont l’ampleur et la densité sont telles qu’il obscurcit la moitié du ciel ; les deux masses, énormes, sont reliées entre elles par un pilier colossal.

Je sens Diane, comme indépendamment de ma volonté, émettre une prière semblable à cent mille autres.

- S’il-vous-plait … Non !

Personne ne l’avait jamais vu, peu de gens imaginait seulement son existence. Pourtant, nous le reconnaissons tous au premier regard.

C’est l’Arbre.

 

*

 

Toute trace de brouillard a disparu désormais et il nous toise de toute son implacable majesté. Son omniprésence est frappante. Comment a-t-on pu un jour ne pas croire en sa réalité physique ? Ses fondations sont notre sol, son feuillage notre horizon, son tronc est vingt fois plus large que le Gouffre d’Uruk … Et ses Graines, agrippées à nos systèmes nerveux, sont inextricablement entremêlées à nos corps, à nos vies : il est en nous et partout autour. Il est le point de rencontre entre deux technologies – conquérante ou symbiotique, entre deux mondes – passé ou présent, entre deux états – inorganique ou vivant, et la preuve indélébile d’une continuité, de nos ancêtres à nous, que nous refusions absolument. Sa constitution même nous force à l’admettre : à mi-chemin du ciel, l’entrelacement métallique qui constitue son assiette est percée de loin en loin par de longues lianes végétales. Elles émergent des profondeurs du pilier à l’air libre, de racines à écorce, solitaires d’abord, puis en couple et par grappes entières, jusqu’à recouvrir intégralement la matière morte d’une gangue ligneuse dont le maillage laisse entrevoir, assez haut encore, des entrailles artificielles.

À son sommet, l’Arbre est immaculé, vierge de toute empreinte humaine.

C’est une vision sublime.

Trop distant pour qu’on en distingue les détails, il s’en dégage malgré tout une impression formidable de paix. Je le devine par les fluctuations de quelques touches de lumière, par des mouvements furtifs. Son feuillage, agité d’une brise légère, scintille pour nous en harmonie avec les premiers vrais rayons de soleil tandis que des myriades de petits oiseaux passent en permanence d’une branche à l’autre, à la recherche d’un insecte téméraire, d’un partenaire éventuel ou simplement de leur juste place. En moi, la fêlure s’approfondit. Le monstre génocidaire est coiffé d’un paradis où batifolent par milliers de parfaits innocents ; son houppier vibre de vitalité et de luxuriance tandis que ses racines baignent dans le sang. Et nous sommes responsables. Aussi bien de ceux qui nagent, luttent et meurent que de ceux qui volent, rient et prolifèrent.

Un mur. Une muraille. Une paroi infranchissable est apparue juste là, devant nos nez en promenade, de sorte qu’on ne puisse plus l’ignorer : il n’y a du monde plus rien d’autre qu’elle. Elle et son poids planétaire, elle et ses choix impossibles, elle et nos devoirs antithétiques.

Et la paralysie.

Une stase colossale s’est abattue sur nous. C’est trop d’horreur, trop de beauté, trop d’informations, trop d’enjeu. Qu’est-on censés faire dans une situation pareille ? Je n’en ai aucune idée. Je n’ai pas le moindre début de réponse. Personne ne semble en avoir. Iori et Shandia moins encore que les autres. Ils continuent de s’entretuer, en dépit du fait que ce combat a déjà fait son effet d’amortisseur et ne sert plus à rien. Ils ne savent plus comment s’arrêter ; la solution qu’ils espéraient trouver dans cette frustre expression de leur impuissance, de leur rage et de leur infinie confiance mutuelle refuse de se laisser saisir. Leurs cœurs hurlent en nous leur désir de lâcher les armes, d’abandonner leur haine et de se jeter d’amour l’un sur l’autre. Mais l’Arbre ne les laisse pas faire. Leur idylle, ici, n’a aucun sens. Pas plus qu’aucune autre forme de rédemption. L’heure est à l’expiation. Pure stérilité.

Il faut que quelqu’un fasse quelque chose. N’importe quoi. Un seul geste suffirait pour détourner notre attention, pour mettre un terme à cette fascination morbide qui nous maintient Immergés malgré notre effroyable répulsion. Si l’un de nous s’en va, nous pourrions tous l’imiter. Et, libérés de nous, les deux Voyageurs pourraient se défaire de leurs costumes. Mais j’ai beau m’y employer de toutes mes forces, à le vouloir, à simplement demander à Diane de me déconnecter … Je n’y parviens pas. Autant que je désire les soulager, je veux être avec eux. Ce qu’ils ressentent, je veux le partager.

Quand est-ce que cela suffira ? Là est toute la question. La peine qu’ils essayent d’endosser a-t-elle une limite ? Deux microbes ayant décidé d’absorber l’énergie contenue à l’intérieur d’une étoile peuvent-ils finir autrement qu’en cendres ? Deux ou cent millions, d’ailleurs … Ça n’y changerait rien. Nous sommes dépassés. Réduits à l’impuissance par la démesure des dettes qu’on a reçues en héritage, par le coût inouï de notre présence sur Terre. Dire qu’on avait le culot de se croire intégrés ! Inoffensifs ! Bienfaisants ! Quelle blague. On aurait bien mieux fait de crever avec tous les autres. Qu’est-ce qu’on lui apporte de si exceptionnel à cette planète pour se permettre d’y foutre un tel bordel ? Elle sert à quoi notre belle intelligence si elle est incapable d’imbriquer notre complexité dans celles qui nous ont précédés de plusieurs éons ? Il a dû leur en falloir des caisses monstrueuses d’orgueil, à nos ancêtres, pour se figurer que leur technologie était plus avancée, plus fine, plus importante que le simple fonctionnement du monde.

De la stupidité du sentiment d’élection.

Nous aussi nous sommes crus meilleurs, alors que nous n’étions qu’ignorants.

Saleté.

Pendant ce temps, les coups continuent de pleuvoir et l’irrémédiable approche à grande vitesse. Iori a perdu trop de sang. Shandia ne tient plus sur ses jambes. Leur fatigue a pris une ampleur métaphysique. Un seul faux pas et l’un d’entre eux tombera pour ne plus jamais se relever. C’est une affaire de secondes maintenant. L’urgence est brûlante. Pourtant je n’arrive toujours pas à m’extraire d’eux. Autour de moi, je sens les gens que j’aime se débattre dans leurs cocons respectifs ; par millions mes congénères se tordent de désespoir, incapables de dénouer les liens contradictoires qui les assujettissent. Et cette lutte interne concentre si bien nos efforts que, pour un temps : une minute, peut-être deux, cinq tout au plus, nous oublions tout à fait le monde extérieur … Au point que lorsque je la remarque enfin, l’anomalie semble être apparue par magie ; en bas à droite du funeste tableau qui nous accable, à peu près à mi-distance entre le combat des Voyageurs et la Libellule qui les filme, un type danse.

Un type ? Sauf que celui-là n’a rien d’un inconnu ; les consciences connectées de Tremble, agissant telles un logiciel de reconnaissance faciale dernier cri, identifient l’énergumène en un clin d’œil : c’est Huni ! Aucun doute possible. Nous sommes déjà vingt à l’avoir identifié. Je reconnais ses gestes, pour les avoir malheureusement copiés cent fois lors de nos soirées adolescentes ; son groove est inimitable. Il frappe la vase de ses talons, tourbillonne sur lui-même, grimace un masque de crapaud et fait rebondir ses fesses sur une pile de coussins imaginaires ; il écarte les coudes, ondule des genoux, se dresse sur la pointe des pieds ; il danse comme un maniaque, par suites de mouvements saccadés desquels se dégage, malgré un manque crasse d’élégance, une forme haute de virtuosité. Un sens stratifié du rythme qui perturbe et fascine.

Par synesthésie, ses contorsions m’évoquent une mélodie joyeuse et entrainante ; un air me vient à l’esprit. Je me demande si c’est bien ça qu’il écoute. D’ici, on n’entend rien : Huni gesticule en solo au creux d’un silence assourdissant.

C’est quand la Libellule commence à voler vers lui que je réalise ce que signifie vraiment cette absence de bruit. Le fond sonore qui nous accompagnait depuis ce qui semblait une éternité – pas plus d’un quart d’heure en fait, s’est dissipé. Les coups sourds, les grincements, les chocs … Envolés. Disparus. Je n’en reviens pas : il l’a fait ! Iori et Shandia ne se battent plus ! Ils sont vivants ; on les voit encore en arrière-plan : debout, front contre front, ils se tiennent par l’avant-bras. Huni a conjuré le sortilège qui les tenait. Il nous a libérés.

Ce putain de héros … Sait-il seulement que nous sommes là ?

Pour l’heure, il semble inconscient du soulagement planétaire dont il est à l’origine. Insouciance ou obtusion, il gigote dans sa mare avec la même énergie que quelques secondes plus tôt.

À mesure que nous approchons de lui, je sens notre nombre décroitre rapidement. Mes congénères désentravés s’en retournent dans leurs pénates. Je suis heureux de constater cependant que ce n’est pas une débandade, très peu quittent la scène en fuyards ; aux impressions qu’ils laissent avant de disparaître, il est clair qu’ils ont réussi à surmonter leur désespoir. S’ils quittent la transmission, c’est au contraire parce qu’ils sont pris par les urgences de réflexion et d’action qu’impose notre nouvelle situation.

Quand nous arrivons à l’abord de notre sauveur, pourtant, nous sommes encore quelques dizaines de milliers à être trop curieux de lui pour quitter les parages. Qui est-ce ? Que fait-il là ? Pourquoi danse-t-il ? Avant son apparition, personne n’avait réussi à se déconnecter des transmissions jumelles de Shandia et Iori. Il n’a donc pas suivi les événements de l’intérieur. Les a-t-il déduits de l’extérieur ? Mais comment est-il arrivé si vite sur le Cône ? Je n’ai moi-même, bien que j’aie fréquenté Huni toute ma vie, que très peu de réponses à ces questions. Pour être ici, il a dû faire trois ou quatre bonds avec sa Spore, en ligne droite ; il venait dans cette direction bien avant que quiconque apprenne l’existence de cet endroit. Il devait viser quelque autre point sur la ligne qui relie Tremble et le Cône – mais où et pourquoi ? Et aura décidé de changer de point d’arrivée en cours de route …

Comment savoir ce qu’il avait en tête ? Ce mec est un mystère depuis toujours.

Alors que la Libellule arrive à sa portée, Huni s’arrête subitement de danser.

Il se retourne vers nous, à bout de souffle, le visage ruisselant de sueur. Il se plie en deux et pose les mains sur ses genoux. Un immense sourire illumine ses traits.

- Et BIM !

Et bim ?

C’est vraiment tout ce qu’il a trouvé à dire ?

Quel crétin.

Je suppose que c’est ma faute d’avoir plus attendu de lui.

Alors que je demande à Diane de bien vouloir me déconnecter, je surprends, loin derrière la mêlée tapageuse de mes sentiments où s’empoignent sans vergogne le désespoir, la honte et le dégoût, un inestimable éclair de tendre hilarité.

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