Chapitre 27 : L'étincelle qui met le feu aux poudres

Les dragons étaient censés n’être plus qu’une légende. Une espèce qui avait disparu il y a de ça bien longtemps.

Pourtant, ils en avaient un juste en face d’eux. Et Thalion ne s’était jamais senti aussi ridicule qu’avec sa baguette pointée sur le reptile géant.

  —  Voilà bien longtemps que je n’avais pas reçu de visiteurs ici, résonna la voix antique du dragon dans leur tête.

Un frisson leur parcourut l’échine. Elle n’était plus capable de parler, voilà la raison pour laquelle elle utilisait la télépathie. Thalion déglutit avant d’entamer le dialogue.

  —  C’est un endroit plutôt caché…

Elle se figea. Son regard perçant composé de pupilles reptiliennes le scruta longuement. Après ce qui lui sembla être une éternité, elle s’avança vers eux. Ses mouvements lents lui donnaient l’impression d’être observé par un serpent hésitant à faire de lui sa proie. Ses amis reculèrent, sauf lui qui se fit violence pour ne pas se laisser intimider, et Nohan qui ne le pouvait pas. Thalion ne s’en rendait pas compte, mais il serrait d’une main de fer son poignet.

La gueule du dragon était si proche que le maudit pouvait sentir son souffle ardent chauffer sa peau.

  —  Enfant Maudit… Je pressentais que tu serais amené à me rencontrer ici.

  —  Shivana.

  —  Intéressant que tu m’appelles ainsi.

  —  C’est pourtant ton prénom.

  —  Il l’était. Quand j’étais encore humaine. Mais je l’ai perdu dès lors où Divithrum m’a punie pour mon arrogance.

Un lourd silence accueillit sa déclaration. Sans le lâcher des yeux, elle poursuivit :

  —  L’hybris est quelque chose de dangereux. Et toujours puni. Prends garde, ta rancœur envers les dieux pourrait te porter préjudice.

  —  Je tâcherai de m’en souvenir. Mais  encore faudrait-il que les dieux fassent attention à nous pour être puni.

Nohan hoqueta. Eris le dévisagea, bouche bée et Cally, avec ses jambes flageolantes, paraissait au bord de l’évanouissement. Thalion ignora l’effroi de ses amis devant sa réponse impertinente. Il voulait des réponses, et Shivana était le meilleur moyen d’y parvenir.

  —  Tu es bien insolent. Tu te sens abandonnés par les dieux ?

  —  Ce n’est pas un sentiment, mais un fait. Cependant, je me fiche de savoir la raison pour laquelle ils ne répondent plus à nos prières depuis des siècles. Je…

Thalion se mordit la langue pour s’empêcher de poursuivre. Emporté par ses émotions, il était sur le point de déverser toute son amertume à l’égard des divinités. Enfant, combien de fois avait-il tenté d’invoquer Magéra à propos de son signe ? Il aurait aimé rétorquer qu’il n’attendait rien d’eux, mais ce serait mentir. Il voulait des explications. Des excuses. Qu’ils reconnaissent leurs torts. Ou juste l’occasion de leur reprocher tout le mal qu’ils ont causé à l’humanité. Qu’ils lui ont causé. Mais ce n’était ni l’endroit, ni le moment.

  —  Nos morts méritent le repos. Même si les dieux se sont lassés de nous, Nékros devrait au moins faire son travail. Que s’est-il passé au royaume des morts ?

Shivana se redressa lentement, les narines frémissantes. Thalion tâcha de garder son sang-froid. Une goutte de sueur glissa le long de sa colonne vertébrale en attendant sa réponse dans un silence écrasant. Avant d’arriver ici, il n’avait pas prévu d’en apprendre plus sur l’absence du fidèle serviteur de La Mort. Ce n’était pas son objectif en venant ici, ni son rôle. Mais en se retrouvant devant la mythique Shivana, il n’avait pas pu résister. Elle qui était enfermée dans cette bibliothèque depuis des millénaires, elle avait dû écumer les pages d’un bon nombre de livres. Si Divithrum continuait en temps et en heure de rassembler des connaissances ici, il avait forcément consigné des informations dessus, d’autant que ça impactait directement les humains. Ou peut-être que le dieu lui-même avait donné des explications à Shivana. Elle vivait dans sa bibliothèque personnelle. Elle avait sans doute un moyen d’entrer en contact avec lui…

  —  La disparition de Nékros n’est pas celle qui devrait te préoccuper. Après tout, un employé ne travaille pas quand son patron est porté disparu…

  —  Vous êtes en train de dire que… Apocryphos a disparu, même au sein des dieux ?

Thalion fut surprise d’entendre la voix de Cally s’ajouter à la discussion. Elle sembla d’ailleurs le regretter quand Shivana porta son attention sur elle. Elle recula et manqua de trébucher sur un livre enfoncé dans le sol. Mais le dragon se contenta d’afficher un air grave.

  —  C’est impossible ! Un dieu ne peut pas soudainement disparaître, surtout une deité aussi puissante, contesta Thalion.

  —  Et pourtant… D’autant que tu y serais lié, Enfant Maudit.

Ses mots furent comme un coup de massue pour Thalion. Derrière lui, ses amis s’étaient statufiés sur place, choqués par la révélation. Thalion n’était pas moins stupéfié qu’eux. Il avait l’impression que son sang s’était glacé et de n’entendre plus que les battements effrénés de son cœur contre ses tympans. Comment ça, il serait responsable de la disparition d’un dieu ? C’était… absurde. Complétement absurde. Tellement grotesque que le magérien se mit à rire.

  —  Il pète un câble, ça y est… murmura Nohan.

  —  C’est n’importe quoi ! s’insurgea Eris. Corvus ne peut pas…

  —  Les Connor sont des magériens puissants qui ont toujours su laisser leurs traces dans l’histoire.

Sur cette réponse énigmatique, Shivana clôtura la séance d’investigation improvisée. Encore troublé par ses déclarations, Thalion eut le plus grand mal à reprendre le contrôle de ses émotions. Il s’efforça à prendre de grandes inspirations et à se reconcentrer sur son objectif premier. Quoi qu’en dise Shivana, ce qui était arrivé à Apocryphos ne le regardait pas et ne changeait rien à ses plans.

Se tenant devant eux dans sa plus grande majesté, le dragon darda son regard violacé sur le magérien.

  —  Que cherches-tu ?

  —  De la puissance.

Il n’y avait aucune trace d’hésitation dans sa voix. Thalion était décidé à devenir plus fort, quoi qu’il en coûte.

  —  La puissance, tu l’as déjà en toi.

  —  Je ne veux pas qu’elle dépende des Ombres.

  —  Je ne parlais pas de celle-là.

  —  Eh bien, j’aimerais pouvoir l’utiliser.

  —  C’est dangereux. Très dangereux.

  —  Sûrement moins qu’avec les Ombres.

Thalion ne comprenait pas pourquoi elle l’avertissait d’un quelconque danger. Tout ce qu’il souhaitait, c’était d’utiliser librement la magie comme les autres. Sans aucune douleur. Mais à l’image de son cerveau qui protestait, elle le mettait en garde. La question était : pourquoi ? Qu’est-ce que sa magie cachait ?

  —  E… excusez-moi, intervint Nohan.

Il frémit lorsque le regard de Shivana se braqua sur lui, mais continua sur sa lancée d’une voix tremblotante.

  —   Pourquoi Corvus… Enfin, sa magie... Quel est le problème ?

  —  Hmm… Je ne peux faire que des suppositions…

Thalion se retint de lever les yeux au ciel. Ses réponses obscures commençaient à lui taper sur le système. Il n’arrivait pas à deviner ce qu’elle savait concrètement et ce qui relevait des conjectures. Sans oublier les informations qu’elle omettait de plein gré.

  —  Dites toujours. Des hypothèses, je ne fais qu’entendre ça, répliqua Thalion.

Le regard du dragon se fit plus sombre. Sa voix avait été un peu plus sèche que prévu, mais elle n’allait pas les griller comme du poulet rôti pour autant, si ?

  —  Tu ressembles à l’Enfant Sanglant.

Elle avait formulé sa pensée avec lenteur, et cette comparaison donna la chair de poule à Thalion.

  —  Lui aussi avait soif de puissance et haïssait le monde.

  —  Je ne haï pas tout le monde, se défendit-il pour la convaincre du contraire autant que pour se convaincre lui-même. Du moins, certaines personnes font exception.

  —  C’est l’équivalent d’une déclaration d’amour ça, blagua Eris pour détendre l’atmosphère, ce qui arracha quelques vagues sourire à ses amis.

Le regard scrutateur de Shivana mettait Thalion mal à l’aise. On aurait dit qu’elle essayait de lire en lui comme si elle cherchait à deviner ses véritables intentions. Thalion se racla la gorge et revint sur la déclaration du dragon.

  —  Vous parlez de l’Enfant Sanglant comme si vous le connaissiez personnellement. C’est le cas, n’est-ce pas ? Il est déjà venu ici.

  —  Effectivement, il m’a rendue visite par le passé.

  —  Qu’a-t-il voulu ?

  —  Quelque chose qu’aucun dieu ne pouvait lui accorder. Une information que même Divithrum ne connaissait pas.

Sa curiosité piquée au vif, Thalion songea à insister sur la nature de cette information, mais la voix nerveuse d’Eris intervint.

  —  Corvus, on est là pour ton souhait. On a déjà perdu pas mal de temps avec cette histoire de dieu disparu… Je ne veux pas te mettre la pression, mais on doit être de retour aux dortoirs avant l’aube…

  —  C’est vrai, reconnut-il après un instant de réflexion. Shivana, c’est à toi que je dois m’adresser ?

  —  En effet. Réfléchis bien, tu n’as le droit qu’à un seul souhait. Sache également que je ne suis pas une divinité. Je ne peux pas défaire ce qui relève de l’ordre du divin, ni agir directement sur la réalité. Je peux uniquement te donner un moyen pour accéder à ton souhait.

  —  Voilà mon vœu : je voudrais pouvoir utiliser librement ma magie, sans que des migraines ou une quelconque contrainte m’en empêche.

  —  Ton souhait te sera accordé, se contenta-t-elle de répondre.

Elle s’élança dans les airs, son envol provoquant une nouvelle bourrasque. Les quatre magériens manquèrent de se faire emporter. Ils avaient tous intérêt à se peigner en rentrant.

Quand elle revint, un grimoire l’accompagnait, lévitant dans les airs. Thalion relâcha le poignet de Nohan pour pouvoir saisir l’ouvrage des deux mains, mais son ami le retint.

  —  Attendez, quel est le prix que Corvus doit payer ?

  —  Nohan…

  —  Il le découvrira bien assez vite, répondit mystérieusement Shivana.

  —  Nohan. J’y suis préparé. Je l’accepte. Ne t’en fait pas, le rassura Thalion alors que ses yeux bleus brillaient d’inquiétude.

Thalion saisit le grimoire qui flotta jusqu’à lui.

On aurait pu s’attendre à ce que quelque chose de sensationnelle se produise. Qu’il soit frappé d’une révélation grandiose ou envahi par une puissance nouvelle. Mais rien, absolument rien, ne se passa. L'ouvrage n'était même pas doté de conscience comme son balai. Il demeurait inerte, étonnamment aussi léger qu'une plume malgré son épaisseur digne de celle d’une encyclopédie. Thalion rangea le livre dans son sac.

  —  C’est décevant, souffla Eris.

  —  Autant que votre comportement, répliqua le dragon, et un grognement menaçant résonna de sa gorge.

  —  Comment ça ? demanda-t-elle d’une voix tendue.

  —  Le vol est un crime sévèrement puni, mademoiselle.

Thalion se retourna violemment vers elle, les yeux ronds comme des soucoupes. Elle n’avait pas fait ça ?

Mais la culpabilité qui se lisait sur son visage lui indiqua que si, elle l’avait fait. Elle sortit de son sac un grimoire similaire au sien. Thalion lut le titre : l’identification projective parentale.

  —  Il m’a attirée et… je n’ai pas réfléchi, je… C’était avant que tu nous avertisses…

  —  Elève ou non, les voleurs ne méritent qu’une seule chose : la mort.

La gorge de Shivana se mit à luire dangereusement et de la fumée s’échappa de sa gueule entrouverte. Le grondement rauque acheva de leur faire comprendre le sort qui les attendait.

Ils étaient cuits.