Ezarel s’était fait une raison. Il avait accepté la proposition de la générale, mais il n’avait aucune intention d’être un bon petit soldat. Miiko pouvait le faire chanter autant qu’elle le voulait, elle pouvait essayer de l’enchaîner à ce poste de capitaine et lui coller dix espions aux basques pour le surveiller, il ne se laisserait pas intimider par ses menaces. Sa priorité était de retrouver Rena et de la protéger coûte que coûte.
S’il devait s’opposer à la Garde pour assurer la sécurité de sa compagne, c’est ce qu’il ferait. S’ils devaient s’enfuir tous les deux et changer d’identité pour vivre cachés pendant des années, loin de toute civilisation, ainsi soit-il. Il était même prêt à s’exiler sur Terre s’il le fallait.
Ezarel était déjà un elfe apatride qui avait vécu la majeure partie de sa vie sur la route, à voyager de ville en ville, en compagnie de son mentor, la magicienne Callidora. Tant que Rena était à ses côtés, il pouvait endurer une vie d’exil. C’était son unique foyer. C’était la seule famille dont il avait besoin.
***
L’Absynthe était passé au réfectoire pour se sustenter. Cela faisait plusieurs jours qu’il n’avait rien avalé, il était mort de faim. Karuto avait pris l’elfe en pitié en voyant son visage émacié et ses yeux creusés. Il s’était montré particulièrement généreux et lui avait servi une double ration de son meilleur ragoût, malgré le rationnement sévère qui avait été mis en place dans tout le royaume.
— Chut ! fit le satyre en posant un doigt sur son sourire malicieux. Ce sera notre petit secret. Ne le dis pas aux autres, on risquerait de se retrouver avec une mutinerie sur les bras.
— J’en ai plus qu’assez des secrets, grommela Ezarel en s’emparant du bol. Enfin, merci. Je suppose.
Karuto avait laissé l’elfe à sa mauvaise humeur. Il savait mieux que quiconque que le deuil était un moment difficile à vivre, surtout pour un jeune elfe comme Ezarel, et encore plus dans des circonstances aussi tragiques. Le vieux bouc ne savait que penser de toute cette affaire. Il était tombé des nues en apprenant que la vice-capitaine de l’Ombre était responsable de la destruction du Cristal et du chaos qui s’en était suivi. Il avait fini par accepter cette réalité, tout comme il avait accepté la trahison de Rurik qu’il avait pourtant un temps considéré comme un ami. Ainsi va la vie.
***
Ezarel était en train de mastiquer un morceau de pain qu’il avait trempé dans son ragoût lorsque Alajéa s’assit en face de lui.
— Ezarel, j'étais morte d'inquiétude pour toi ! s'exclama-t-elle avec des trémolos dans la voix. Ça fait des jours que tu n’es pas sorti de ta chambre. J’ai vraiment cru que tu allais te laisser mourir… Eweleïn voulait te rendre visite pour essayer de te remonter le moral, mais je suis contente de voir que tu as retrouvé l'appétit !
L'elfe continua à manger comme s'il ne l'avait pas entendue. La jeune sirène se leva pour faire le tour de la table et se placer derrière lui. Elle hésita un moment puis se pencha pour enlacer son elfe adoré de ses bras nus et bronzés. Elle posa sa tête contre son dos en poussant un soupir lourd de chagrin.
— Si tu as besoin de quoi que ce soit, je suis là pour toi. Moi, je ne te trahirai jamais. Je ne t’abandonnerai jamais. Je serai toujours là pour toi. Je ferai tout ce que tu veux.
Ezarel était resté de marbre. Il posa lentement sa cuillère, puis il tourna sa chaise pour faire face à Alajéa. Il la dévisagea de haut en bas, son regard s’attardant un instant sur sa poitrine généreuse. Un sourire malicieux se dessina sur son visage. Il saisit la sirène par la taille pour l’attirer à lui. Son corps fermement pressé contre le sien, il leva les yeux vers son visage troublé et rougissant. Il caressa doucement sa joue du dos de la main.
— Je ne sais pas pourquoi je n'avais jamais remarqué à quel point tu étais attirante, murmura-t-il en plongeant son regard dans le sien.
— Ezarel, tu… je…, balbutia la sirène, rouge comme une pivoine.
— Chut, murmura Ezarel en posant un doigt sur les lèvres pulpeuses de la jeune femme. Ne dis rien.
Les joues de la sirène entre ses mains, il se redressa pour approcher ses lèvres des siennes. Alajéa se pencha un peu plus pour combler la distance entre eux. Il pouvait sentir le souffle tiède de la sirène s'échapper de sa bouche légèrement entrouverte, comme une carpe hors de l’eau.
Ezarel avait à peine effleuré ses lèvres, mais alors que la sirène fermait les yeux pour se laisser aller à ce baiser des plus répugnant, il la repoussa violemment. Déséquilibrée et surprise, Alajéa recula de quelques pas. Elle faillit tomber à la renverse. L'incompréhension et l'étonnement se lisaient sur son visage.
— Tu croyais vraiment que ça allait se passer comme ça ? cracha l’elfe avec mépris et dégoût.
La sirène le dévisagea, interloquée. Elle était mortifiée et honteuse d'être tombée dans son piège. Rouge d'embarras et de colère, elle sentait les larmes lui monter aux yeux.
— Tu n'as pas le droit de jouer avec mes sentiments comme ça ! explosa-t-elle en le fusillant du regard.
— Parce que ce n'est pas ce que tu étais en train de faire avec moi, par hasard ? répliqua Ezarel avec colère.
— Je voulais juste te réconforter, protesta Alajéa qui trouvait les accusations de l'elfe profondément injustes.
— Ne mens pas ! Tu as vu une opportunité et tu t’es engouffrée dans la brèche. Tu as pensé que j’étais vulnérable et qu'il suffisait de me consoler un peu pour que je tombe dans tes bras. D’une part, c’est bien mal connaître la nature elfique. D’autre part, c’est bien mal me connaître, moi. Tu crois que je ne sais pas ce que tu es allée raconter à Leiftan et Nevra quand ils enquêtaient sur la destruction du Cristal ? Tu leur as dit que Rena s’était servie de moi et qu’elle m’avait manipulé, mais la menteuse et la manipulatrice dans cette histoire, c’est toi, Alajéa. Tu as le droit d’être jalouse, mais je t’interdis de répandre des mensonges et de déshonorer la mémoire de Rena !
— Ce n’est pas… Je… Elle… Elle a vraiment détruit le Cristal ! J’avais raison. Alors pourquoi est-ce que tu continues à prendre sa défense ? Après tout le mal qu’elle a fait ! Comment peux-tu aimer un monstre comme elle ?
— Je suis libre de ressentir et de penser ce que je veux. Qu’est-ce que ça peut te faire ?
— Mais elle n'est plus là ! Pourquoi s’accrocher à elle ? Elle ne reviendra plus ! Elle est mor-
Ezarel attrapa son poignet qu'il serra violemment avant qu’elle ne puisse terminer sa phrase.
— Elle n’est pas…
Il s’arrêta un instant, conscient que les mots allaient dépasser sa pensée. Il ne pouvait pas révéler que Rena était encore en vie quelque part. Surtout pas à quelqu’un d’aussi sournois qu’Alajéa.
— Encore un mot de ta perfide bouche et je te renvoie au fond de l'océan, gronda-t-il alors en dardant des yeux noirs de colère et de haine sur la sirène. Le roi Galifaël aura ta tête. C’est compris ?
— Lâche-moi, tu me fais mal !
— Bien, rétorqua l'elfe avec un rictus cruel. C’est ce que tu mérites.
Alajéa ouvrit et referma la bouche plusieurs fois sans qu'aucun mot ne sorte. Elle avait vraiment l'air d'un poisson échoué sur une plage.
***
— Ezarel, ça suffit ! ordonna Nevra en posant une main ferme sur le bras de son camarade.
Le vampire avait entendu des éclats de voix provenant du réfectoire et ils avaient été alertés par un groupe de gardiens qui regardaient la scène de loin sans oser intervenir.
Ezarel avait lâché Alajéa qu’il tenait encore par le col de sa tunique. Il dégagea son propre bras d'un coup sec. Il jeta un regard mauvais à sa collègue de l’Absynthe, puis quitta la pièce sans accorder la moindre attention au capitaine de l'Ombre. Nevra l’avait laissé partir sans un mot, l’air inquiet. Il se tourna vers la sirène, l'œil sombre.
— Alajéa, ne t’approche pas d’Ezarel. Laisse-le tranquille. Et ne t’avise plus de mentionner Rena.
— Mais, c’est lui qui-
— Je ne veux rien savoir. Fais ce qu’on te dit. On a suffisamment de problèmes comme ça à régler, on a mieux à faire que de gérer tes caprices de princesse. Si tu ne te calmes pas, je déposerai une plainte au conseil de discipline et je demanderai ton renvoi de la Garde. Ce sera mon dernier avertissement.
Alajéa pinça les lèvres, les larmes aux yeux et les mains tremblantes. Elle frémissait de rage et d’humiliation. Rena était une traîtresse. C’était une meurtrière. C’était la vérité. C’était ce que tout le monde disait, alors pourquoi Ezarel et Nevra se comportaient-ils ainsi ? Pourquoi refusaient-ils d’accepter la réalité ?
***
Quelques jours plus tard, Ezarel avait rendu visite à Eweleïn qui avait fort à faire au dispensaire de la Garde. Les gardiens et gardiennes spécialisés en magie de soin et en médecine traditionnelle s’activaient pour prodiguer les soins aux patients, administrer les remèdes et appliquer les onguents. La magie étant encore très instable, les sorts de soin fonctionnaient de façon erratique et aléatoire. Ils devaient donc se reposer sur des techniques de guérison plus classiques.
L’infirmière en chef avait pris quelques minutes pour s’entretenir avec le lieutenant de l’Absynthe. Elle avait insisté pour lui faire passer un examen complet, mais son état n’était pas aussi grave que ce qu’elle craignait. Il était un peu amaigri et montrait des signes de fatigue physique à cause du manque de nourriture, mais ses flux étaient stables et il n’y avait pas de déséquilibre notoire entre ses corps magique, physique et psychique qui indiquait un quelconque état de dépérissement propre aux elfes en deuil. Pourtant, Eweleïn ne pouvait s’empêcher d’être soucieuse.
— J’ai entendu parler de ce qu’il s’est passé avec Alajéa, dit-elle alors d’un ton plus compatissant qu’accusateur. Si je ne t’avais pas sous les yeux, j’aurais pu croire que tu avais été frappé par la malédiction des elfes noirs. Tu prétends peut-être que tu vas bien, mais je peux voir que le deuil t’affecte profondément. Ta nature d’elfe hybride te protège peut-être du dépérissement, mais ça ne veut pas dire que cela n’a pas de séquelles sur ton état mental et émotionnel. Tu sais, quand Séraphina m’a demandé de veiller sur toi, j’ai eu peur de ne pas être capable de réaliser son souhait… Elle aurait dû savoir mieux que quiconque qu’une blessure est mortelle pour un elfe. C’est une malédiction incurable.
— Sans doute a-t-elle dit cela parce qu’elle savait que j’étais un hybride, répliqua Ezarel en haussant les épaules avec indifférence. Je ne sais pas comment elle l’a su, car je ne lui ai jamais rien dit à ce sujet. Toi non plus, tu n’avais rien remarqué avant que je t’en parle.
— Non, c’est vrai. Je pensais que tu étais un Éolien pur souche comme moi, fit Eweleïn en hochant la tête, encore sous le coup de l’étonnement après cette révélation inattendue.
— Mon père était un Chtonien du clan des Elfes des Collines. Les Chtoniens sont moins sensibles que les Éoliens, ils sont plus terre-à-terre, mais à cause de ces natures conflictuelles, les hybrides sont plus instables émotionnellement et peuvent pencher d’un côté plus que de l’autre. Il faut croire que je suis comme mon père. Cet homme avait un cœur de pierre et d’amour pour rien ni personne hormis ses propres ambitions.
Eweleïn haussa un sourcil. Elle n’avait pas l’air convaincue par son petit exposé sur l’hérédité elfique.
— Tu es sûr que ça va ? Tu n’essayes pas juste de rationaliser tes émotions et de te convaincre que tout va bien ?
— Oui. Je vais m’en remettre. Ma relation avec Rena était encore récente, je l’aimais beaucoup, mais je me rends compte que finalement, je n’étais pas vraiment attaché à elle. Tant mieux. Comment pourrais-je aimer quelqu’un qui a mené le royaume à sa perte ? Rien que d’y penser, ça me dégoûte. Au fait, je vais bientôt être nommé capitaine de l’Absynthe. Enfin, je suppose que tu le savais déjà puisque c’est toi qui as transmis les dernières volontés de Séraphina à Miiko. J’imagine que ça va faire de moi ton supérieur, maintenant.
— Pas vraiment, répondit Eweleïn sur un ton neutre. J’ai été promue à la garde Étincelante, mais je vais continuer à assurer mes fonctions en tant qu’infirmière en chef. Autrement dit, on sera tous les deux officiers supérieurs.
— Je vois. Dans ce cas, je compte sur toi pour m’aider à prendre mes fonctions. Il me faudrait un vice-capitaine fiable. Tu aurais des candidats dignes de ce nom à me proposer ?
— Je vais y réfléchir. Je te ferai parvenir une liste dès que possible. Je sais que tu fais comme si tout allait bien, mais j’aimerais que tu te reposes un peu plus sur les autres. Tu as le droit d’aller mal, tu as le droit d’avoir besoin d’aide et de soutien. Tu n’es pas seul.
Eweleïn se trompait. Elle n’avait aucune idée de la solitude qui pesait sur le cœur de son collègue. Il était seul contre le monde entier.
***
Ezarel avait échoué. Son seul espoir était Mika, le Seryphon de Rena. Le familier ailé était le seul à pouvoir retrouver la trace de la jeune femme, mais quand l’elfe l’avait lâché à l’extérieur de la cité, prêt à le suivre jusqu’aux confins des Terres Oubliées s’il le fallait, l’oiseau était rentré au QG. Il se contentait de voler en cercles au-dessus de la grande coupole en verre, là où se trouvait ce qu’il restait du Cristal. Son comportement était incompréhensible. C’était comme s’il essayait de lui dire que Rena se trouvait encore là, dans la salle du Cristal, mais c’était impossible.
L’idée que son âme puisse être prisonnière entre le monde des vivants et celui des morts lui avait effleuré l’esprit, mais ses rituels d’invocation des esprits n’avaient rien donné. Il n’y avait pas le moindre résidu spectral dans la salle du Cristal. Découragé, Ezarel s’était rendu à l’évidence que Rena était introuvable. Elle avait quitté ce monde. Littéralement. Peut-être qu’il s’était trompé. Peut-être que Miiko avait raison et que la destruction du Cristal avait rompu le lien psycho-magique entre Mika et sa maîtresse. Il avait été libéré de ce destin funeste, ce qui lui avait épargné une mort certaine. Ces derniers temps, il y avait beaucoup d’anomalies de ce genre.
Pourtant, il ne pouvait pas renoncer à Rena. Pas après avoir caressé l’espoir qu’elle puisse être en vie. Il voulait y croire. Il le sentait, au plus profond de lui. En attendant, il devait faire comme tout le monde. Œuvrer à la reconstruction du Cristal et espérer que l’Oracle revienne pour les guider. Il avait des questions à lui poser. Beaucoup de questions.
Plus le temps passait, plus Ezarel souffrait de la solitude. Il menait son combat seul. Un long combat qui lui semblait interminable. L’absence de Rena lui pesait terriblement. Il ne se passait pas un jour sans qu’il pense à elle. Il était devenu la pire version de lui-même. Un homme froid et cynique qui portait un masque de mépris et d’indifférence en toutes circonstances. Il détestait absolument tout et tout le monde, mais plus que tout, il détestait la Garde d’Eel et qu’il était devenu à cause des manigances de Miiko.
Il était prisonnier de cet endroit dirigé par des menteurs et des hypocrites, mais il était lui-même un menteur et un hypocrite. Il avait accepté de devenir capitaine de la garde Absynthe, car il voulait rester au plus près du Cristal. Il voulait rester là où Rena avait disparu dans l’espoir un peu fou qu’elle revienne. Il ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre son retour. Le Cristal lui avait pris l’amour de sa vie, peut-être qu’il le lui rendrait un jour.
Désolé pour toi Ezrael. Heureusement que Rena est encore en vie, sinon tu serais mort. Ta femme a vraiment disparu et on a tous envie de la revoir. T'enfoncer dans la haine et la douleur ne va pas t'aider à la retrouver, tu vas juste te faire du mal.
Sinon, j'ouvre une pétition pour mettre Aleja une journée dans un aquarium à chaque fois qu'elle embête Ezarel.
Bon Rena j'ai envie de te revoir. Il serait temps d'aller chercher Jean-Michel solution !!
Et je valide l'aquarium, même si ce serait vraiment de la torture pour elle, vu qu'elle a la phobie de l'eau (un comble pour un sirène, mais elle a quelques traumas elle aussi, malgré tout...)
Ezarel le sait, mais Ezarel étant Ezarel, il choisit toujours la voie du pessimisme et du fatalisme.
En tous cas, GG ! Tu es arrivé à la fin du tome 1 ! Et Rena t'attend dans le tome 2 (mais juste toi, les autres devront attendre un peu plus longtemps, malheureusement...)
Bon, par contre, Ezarel a des méthodes plus que douteuses, même si j'avoue, j'ai bien aimé cette scène ahah. Même avec la possibilité que Rena soit en vie, il a toujours no chill. J'aime beaucoup en vrai, même si c'est un côté un peu dark qu'il faudrait qu'il calme.
Très content aussi de voir Nevra aider Ezarel ! J'aimerais bien qu'ils s'allient tous les deux, mais je vois mal comment ils pourraient le faire...
Et dommage pour Mika ! C'est vrai qu'on a aucune idée d'où est Rena, mais elle a été téléportée quelque part... Elle est sans doute trop loin pour que son familier la trouve ?
En tout cas, j'ai la vague impression qu'Ezarel va devoir attendre un p'tit bout de temps avant de retour de Rena...
Oh, si peu. Je trouve que comparé à Orn, Ezarel maîtrise pas trop mal son côté dark, ça va ! xD
Après le fait qu'il soit le seul à savoir qu'elle est (peut-être) en vie, qu'il ne puisse rien dire et en plus voir tous les gens autour de lui la traiter en criminelle, y a de quoi esquinter les nerfs un peu.