Chapitre 27 : Tu rentreras bientôt chez toi

        — J-Je ne comprends pas…, paniqua-t-elle en haussant la voix avant de faire le tour de l’intersection de couloirs. C’était ici. Je ne mens pas, je te le jure ! 

        — Pas si fort, je ne suis pas sourde.

        Je m’adossai au rebord d’un vitrail et posai ma tête sur le mur derrière moi.

         — C’est peut-être par là, fit-elle en tatant un mur. Oui, c’est sûrement par là. Alors…

         Je fermai les yeux et le bourdonnement de mes oreilles me berçait presque à ce stade. Qu’est-ce que j’avais sommeil. Dans un monde idéal, Ether avait récupéré la relique et serait déjà en train de remonter. Je n’aurais servi à rien mais au moins, j’avais accompli une bonne action. Bon, j’avais aidé une membre du culte qui voulaient la peau de Cosmo et Cirrus et la relique d’Ether, certes. Mais ça serait quelque chose que j’ajouterai à mon curriculum vitæ de bonnes actions. Dans un monde idéal.

         Maghla s’agitait dans tous les sens et je comprenais son état. Les goules pouvaient rappliquer à tout moment et on n’avait aucune idée de combien ils étaient. En plus, il ne fallait pas oublier ses collègues qui n’hésiteraient sûrement pas à me faire la peau. Après tout, j’avais tué deux des leurs et j’étais complice de leurs deux ennemis. 

        En parlant du nombre d'ennemis...

        Je clignai des yeux et regardai Maghla.

        — Eh, l’appelai-je. Passe-moi ta tiare, tu veux ?

        Elle s’arrêta et écarquilla les yeux.

        — Comment tu—

        — Donne, intimai-je en tendant la main.

        Elle pinça les lèvres mais me la lança quand même à contre-cœur.

        La tiare indiquait trois points : Celui au centre qui était Maghla, et l’un des deux autres qui était certainement Cosmo — je l’espérais. Ça voulait dire qu’il était encore en vie et qu’Ether aussi. Je poussai un soupir de soulagement. 

        Je levai les yeux vers Maghla qui était à présent à quatre pattes, son bras blessé toujours en piteux état. Je ne portais plus que mon jean et mon pull à col roulé noir, mais j’avais toujours aussi chaud. Je posai mon sac au sol et retirai mon haut en attrapai l’ourlet. Je tirai d’un coup sec et l’effilochai jusqu’à avoir un morceau suffisamment long.

        — Ton bras, dis-je en m’agenouillant près de Maghla.

        — Quoi ? O-Oh, merci…

        Elle ne perdait plus beaucoup de sang, mais sa plaie saignait toujours. Je n’avais pas de quoi désinfecter, et puis de toute façon, j’étais persuadée que chétive comme elle était, elle s’évanouirait. Mais à défaut de l’alcool, il fallait quand même faire quelque chose.

        — Ça va faire un peu mal.

        Je regardai ses yeux rougis et elle hocha la tête en déglutissant. La manche de son manteau était presque collée à sa blessure et je m’efforçais de séparer les deux aussi délicatement que possible. Après avoir retroussé sa manche je lui demandai de prendre une grande inspiration et de ne pas élever la voix. Je créai une flamme de la taille de sa plaie et l’en rapprochai.

        — Tu es prête ?

        — Uh-huh…, répondit-elle avec un sourire qui se voulait confiant.  Vas-y…

        D’un geste vif, je plaquai cette flamme sur sa plaie. Maghla se mordit le poignet si fort que je vis ses jointures blanchir. Après cinq bonnes secondes, je la fis disparaître. Je nouai ensuite le bout de tissu autour de son avant bras.

        — Tu as été très courageuse, lui dis-je en écartant des mèches de cheveux de son visage. Tu peux être fière de toi.

        Elle renifla et leva vers moi des yeux larmoyants.

        — Quel âge est-ce que tu as ? lui demandai-je.

        — Seize ans.

        — Tu es très mature, commentai-je. Tu dois être la première en cours de théologie.

        Je me relevai et lui tendis la main pour qu’elle en fasse de même.

        — On ne va pas à l’école, répondit-elle en se redressant dans une grimace. C’est…

        — Une activité d’impies, complétai-je. Je comprends.

        — Moque-toi, répliqua-t-elle dans une grimace en se frottant le bras. Mais tu sais, si tu lisais nos écrits tu apprendrais beaucoup de choses. J’en ai un dans mon sac et je te le donnerai quand on sera sorties d’ici. Je pense que si c’est toi, les anciens voudront bien faire une exception. Vois ça un comme cadeau de remerciement ! ajouta-t-elle avec un sourire fatigué.

        —…Merci, fis-je.

        Je m’éloignai pour ramasser mon sac, et au moment où Maghla me suivit, j’entendis un "crac". Je me tournai vers elle et sentis un tremblement. Les dalles de pierres s’éloignèrent soudain les unes des autres dans un vacarme assourdissant. Un nuage de poussière se forma et je retins un quinte de toux. 

        Je rattrapai Maghla qui titubait et me plaçai au-dessus de l’ouverture. Des escaliers menaient aux étages inférieurs. Des escaliers en parfait état.

        — Ne restons pas là. Descends, lui intimai-je.

        Je poussai Maghla devant moi et jetai un dernier coup d’œil aux environs avant de m’engouffrer dans l’obscurité. 

         J’avais entendu dire qu’on construisait ce genre de passages dans les forts en cas d’attaque. De cette façon, si la bâtisse s’effondrait, les habitants auraient un endroit où se cacher. Je comprenais le choix dans ce contexte-là, mais faire ça dans un temple ? Il y avait forcément quelque chose en bas. Et j’espérais sincèrement que ce soit bien la relique — et qu’elle y soit toujours.

         À mesure que nous descendions, Maghla semblait se sentir de plus en plus mal et j’avoue que je n’en menais pas large non plus. J’avais insisté plusieurs fois en lui disant que son pseudo devoir était accompli mais elle n’avait rien voulu entendre. 

        Une fois arrivées tout en bas, elle se plia soudainement en deux et poussa un cri étranglé. Elle parvint à haleter pendant quelques secondes avant qu’elle ne soit secouée de convulsions. 

        Je m’approchai d’elle et posai ma main sur son dos.

        — Je…vais… bien, tenta-t-elle d’articuler. 

        Mais ce n’était pas l’impression qu’elle donnait. Ses bras et ses jambes se raidirent. Sa colonne

vertébrale se redressa de façon anormale et se dessina sous ses vêtements. Elle baissa la tête. Sa peau ondulait et son dos se courba davantage. Un long gémissement s’échappa de sa gorge. 

        Un frisson me traversa l’échine. Elle leva vers moi des yeux agrandis par la peur. Je n’avais aucune idée de quoi lui dire pour la rassurer. Je ne savais absolument pas comment m’y prendre.   

        Elle tomba tout d’un coup à genoux. Ses doigts s’enfoncèrent dans la terre humide jusqu’aux phalanges, et le dos de ses mains commença à onduler. Elle releva brusquement la tête et, l’espace d’un instant, me regarda à nouveau dans les yeux. Son regard était fou de douleur et de terreur, plus

encore que la première fois.

        — Maghla ? l’appelai-je en tenant de voir son visage. Dis moi où tu as mal.

        Maghla se tordit, rejeta la tête en arrière, mâchoires serrées, et poussa un terrible hurlement qui siffla entre ses dents. Puis sa tête retomba, elle eut un haut-le-cœur et je vis des filets de bave couler par terre.

        Merde.

        — Partout…

        Ses doigts s’enfoncèrent dans le sol et ses bras se crispèrent, puis se décontractèrent.

        — Qu’est-ce que… Qu’est-ce qui m’arrive ? gémit-elle. Jaïna, qu’est-ce que j’ai ? 

         Elle tourna son regard vers moi, juste assez longtemps pour que j’entrevoie un œil bleu, agrandi par la terreur.

        Ses bras et ses jambes se raidirent, et son dos se leva à chaque haut-le-cœur. Du vomi éclaboussait les murs à chaque nouveau spasme. L’odeur répugnante se répandit dans l’air. 

        Et je restai assise là, les bras ballants, parce qu’il n’y avait rien que je puisse faire. Les idées défilaient dans ma tête, et je les écartais aussitôt qu’elles apparaissaient. En dernier recours, pendant qu’elle se calmait légèrement, je jetai mon sac au sol, plaçai mon autre main derrière ses genoux et la portai.

        — Ça va aller, lui dis-je. Accroche-toi. 

        Je n’en pensais évidemment pas un seul mot. Et à cet instant précis, je compris pourquoi les gens avaient la fâcheuse idées de dire des choses qu’ils ne pensaient pas.

        Peut-être que c’était comme Ether. Peut-être qu’on était trop proches de la relique, et peut-être que la morsure… Il fallait que je la sorte de là.

        Pendant que je courrais dans les escaliers, j’entendis soudainement des bruits de pas — des claquements de griffes — devant moi. Jesca se contracta encore. Cette fois, elle releva brusquement la tête et vomit à mes pieds.

        — Fait chier, grommelai-je. 

        Je rebroussai chemin en entendant les claquements précipités derrière moi. Je devais éviter cette chose à tout prix.

        Je courrais dans le long couloir mais plus mes pas raisonnaient plus je me disais que c’était une mauvaise idée. Au même moment, je vis un genre de porte métallique sur ma droite. Je regardai à travers l’ouverture à barreaux et heureusement, elle était vide. Et évidemment, fermée. 

        Les lourds pas se rapprochèrent et je donnai un coup d’épaule pour ouvrir cette saleté.

       Elle ne bougea pas.

       Un autre coup plus fort.

       Elle trembla un peu.

        Un grognement me répondit en même temps qu’un bruit sourd, très près de moi. Je serrai la mâchoire et soudain, un cliquetis retentit.

        — O-Ouvre la porte, articula Maghla d’une voix gutturale en retirant sa main du métal.

        Je me dépêchai de la pousser, et elle s’ouvrit. Je déposai Maghla loin de la porte et approchai des barreaux. Une ombre passa et je baissai la tête en intimant à Maghla de rester immobile. L’ombre s’arrêta derrière la porte et j’entendis renifler. Je m’éloignai assez loin et me postai devant Maghla, mains levés. Après quelques secondes, l’ombre disparut et les bruits de pas s’éloignèrent.

        — Il faut qu’on te fasse monter, lui dis-je à voix basse, en scrutant le couloir à travers les barreaux. On ne sait pas combien des ces choses rôdent par ici.       

        Une larme roula sur la joue de Maghla alors qu’elle se contorsionnait de douleur. Une larme pourpre.

         — Est-ce que je vais devenir comme ça ?

         Je m’agenouillai à nouveau à ses côtés et lui dis la seule chose qui traversa mon esprit.

         — Non. Ether et Cosmo sauront sûrement ce qui se passe. On va les trouver.

         — Cosmo… l’infidèle ?

         J’avais déjà entendu pire comme insultes. Je hochai la tête.

         — Il va bien ? demanda-t-elle dans un souffle. Il est ici ?

        — Oui.

        Elle grimaça en haletant et j’écartai de ses yeux des mèches de cheveux humides de sueur.

        — Alors vous devez partir, déclara-t-elle. Il n’est pas en sécurité ici. Si les autres le trouvent, il est mort...Enfin, s’il reste encore quelqu’un ajouta-t-elle dans un murmure.

        Elle bougea pour retirer son sac à dos mais son épaule émit un… craquement. Elle gémit et me regarda.

        — Regarde à l’intérieur, fit-elle. Prends le carnet.

        Je m’exécutai et ouvris son sac à dos. Au moment où je posai ma main sur son épaule, je la sentis difforme. Comme si ses omoplates s’étaient soulevées pour former des genres d’excroissances à la base de ses épaules. Je ne lui dis évidemment rien. 

         Je feuilletai le carnet jaunis à la couverture de cuir et la dévisageai, perplexe.

        — Qu’est-ce que c’est ? 

        Elle se laissa retomber sur le mur et cligna plusieurs fois des yeux. De minuscules vaisseaux noirs parcouraient le contour de son visage. 

        — Cosmo était un soldat d’exception, et il avait vraiment, vraiment la foi tu sais. Je pense qu’on a tous droit à une seconde chance. Et ce n’est pas aux Anciens de nous en priver. Notre Père nous a doté de clémence et d’un libre arbitre, et c’est à nous de concilier les deux. D’exercer notre libre arbitre avec clémence. (Elle désigna le carnet d’un mouvement de tête.) J’ai noté l’emplacement de tous les artefacts connus. Si Cosmo aide à les amasser et les présente aux Anciens, alors il prouvera sa dévotion. Il leur montrera qu’il ne s’est pas écarté du bon chemin pour se laisser corrompre par le mal.

        J’étudiai la couverture du carnet avec en son titre "Les écrits des Llypohin". Je supposai qu’il s’agissait du nom de leur groupe. 

        Je n’étais pas persuadée de la "foi" de Cosmo. Mais je me gardais bien de le lui dire.

        — Et si je décide de le garder pour moi ?

        — Notre Père ne met pas deux âmes sur le même chemin pour rien, répondit-elle. Je me contente de saisir l’opportunité qu’il m’a présentée. J'ai vu en toi une étincelle de vérité et de courage. Tu as montré que tu es prête à prendre des risques pour le bien de quelqu’un d’autre. Ces artefacts sont bien plus que de simples objets. Ils sont des symboles de notre foi et de notre héritage. Et en les préservant, tu montres ta loyauté envers notre communauté, envers notre Père et envers toi-même.

        — Je n'ai aucune loyauté envers vous, répondis-je à brûle-pour-point. Ni même envers toi. Je ne fais pas partie de votre groupe. Et ma présence ici n'a rien à voir avec vos desseins, bien au contraire. Je suis ici pour vous empêcher de mettre la main sur cette relique.

         Maghla semblait épuisée. Ses crises semblaient s’être calmées mais je n’avais pas l’impression que c’était pour le mieux.

        — Tu penses vraiment que priver notre communauté de ces artefacts soit la meilleure solution ? demanda-t-elle en s’efforçant de garder la tête levée. Ils renferment des connaissances et des enseignements précieux qui pourraient bénéficier à tous, même à ceux qui ne partagent pas nos croyances. En les gardant cachés ou en les détruisant, on perd une partie de notre histoire et de notre identité. S’il te plait, implora-t-elle. Aide Cosmo dans sa foi.

        Pas sûre que ressusciter un pseudo Dieu était une bonne idée. Mais je fourrai tout de même le carnet dans la poche de mon sweat. Ether en aurait besoin. Même si je ne savais toujours pas pourquoi elle tenait tant que ça à détruire ces fichus objets divino-démoniaques.

        Toute cette histoire mise de côté, Maghla était sacrément naïve. Bienveillante, certes, mais naïve. Mais quand on est aussi jeune, est-ce que ce n’est pas on ne peut plus normal ?

        — Je ne garantis pas ce qu’il en fera, lui dis-je.

        — Notre Père saura le guider, répondit-elle dans un sourire qui n’y ressemblait absolument pas. Mon devoir est de donner à Cosmo l'opportunité de prouver sa loyauté et de retrouver son honneur.

        Et s’il n’en était pas loyal ? Je ne voulais pas briser sa "foi" en lui avouant que Cosmo était bien le traître que tout le monde pensait qu’il était. Elle était déjà assez mal comme ça.

        Je me relevai en époussetant mon jean et Maghla me tendit le poing.

        — Prends ça avec toi. J’ai cru comprendre que tu pouvais l’utiliser.

        Je pris sa tiare en main et la fourrai dans ma poche. Je la regardai.

        — Tu ne sembles pas plus surprise que ça, lui fis-je remarquer. Et ne me dis pas que c’est ton père qui l’a voulu.

        Elle secoua faiblement la tête en vibrant de rire.

        — Non, c’est juste que je connais quelqu’un qui arrive à le faire, avoua-t-elle avant de verrouiller son regard au mien. J’ai vu des choses plus impressionnantes que tout ce que tu pourrais imaginer. Si tu lisais nos textes, tu—

        — J'en apprendrais beaucoup. Mais bien sûr, marmonnai-je en remettant mon sac à dos. 

        Cosmo avait été surpris quand il m’avait vue faire. De toute évidence, il avait raté une tonne d’informations depuis son départ. 

        Je me collai à nouveau à la porte et inspectai les environs. et la voie semblait libre. La tiare indiquait que je n’étais pas très loin d’Ether. Je pouvais essayer de rebrousser chemin avec Maghla mais ça n’en serait que plus long. Plus vite je la rejoindrai avec la relique, plus vite nous nous enfuirions. J’essuyai la sueur qui perlait sur mon front et fermai les yeux quelques secondes en posant mon front sur le métal froid.

        — Je reviens vite avec Cosmo, finis-je par dire en me retournant vers elle. Attends-moi ici. Ne t’inquiète pas, tu ne risques rien tant que tu ne fais pas de bruit. 

        Elle hocha la tête.

        — Je ne m’inquiète plus, lâcha-t-elle. Tu sais, tu as reçu sa bénédiction alors l’artefact t’acceptera. Tu rentreras bientôt chez toi.

        

    

        

 

 

 

        

        

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez