— Tu sais, dit Viviabel, je n’ai rien contre toi.
Imes frémit. Elle l’avait tiré d’une rêverie qui confinait à la torpeur.
Il tourna la tête vers elle, surpris de trouver ses muscles ankylosés. Ils n’avaient pas échangé un mot depuis… depuis combien de temps ? Sans Kriis pour compter les heures, ils avaient perdu toute notion de durée. Les sabliers ne fonctionnaient pas dans le grand vide, bien sûr. Leurs seules preuves que les secondes s’écoulaient, qu’ils n’étaient pas figés dans une éternité immobile et silencieuse, étaient le mouvement des nuages de gaz autour d’eux et l’hôte rapetissant sans cesse derrière eux.
Il ne leur coûtait pas grand-chose de simplement dormir lorsqu’ils étaient fatigués. Mais il était plus compliqué de manger quand ils avaient faim. L’ennui jouait avec leurs sens, et manger était une occupation bienvenue. Il y avait un risque non négligeable que leurs repas se fassent plus fréquents sans qu’ils s’en aperçoivent. Or leurs rations étaient limitées. Imes attendait autant que possible avant de céder aux appels de son estomac, mais ce n’était en rien une méthode fiable. Les chucrets réclamaient aussi. Ils commençaient à prendre la pleine mesure de la longueur du voyage, et cela les rendait irascibles. Même leur espèce n’avait pas l’habitude de rester dans le grand vide aussi longtemps.
Imes se secoua.
— Quoi ? dit-il.
Maladroitement, il détacha son mousqueton et se laissa flotter le long des parois pour étirer ses membres. Il n’avait pas retiré son armure depuis leur départ. Il se sentait sale et encroûté. Encore un problème auquel personne n’avait pensé.
— À propos de Jebellan, dit Viviabel.
Il s’immobilisa.
— J’ai l’impression que tu t’imagines que je t’en veux, continua-t-elle. Et non. Pas du tout. Évidemment, je suis un peu jalouse. J’aurais aimé avoir avec lui ce que vous avez ensemble.
Il dériva vers elle sans rien dire. Elle caressait les chucrets agrippés à ses cuisses.
— Mais je suis soulagée, quelque part. Qu’il soit encore capable de quelque chose comme ça.
Elle leva les yeux vers lui.
— Il t’a trouvé intéressant dès le départ, tu sais. Une fois que j’ai dit que tu étais un chasseur, il parlait tout le temps de toi. Je trouvais ça drôle, au début. Il faut dire que ta situation n’était pas banale.
Il acquiesça.
— Mais après l’accident… et quand tu as appris pour l’hôte. C’est là que j’ai compris que lui et moi, ça n’aurait pas marché plus longtemps, de toute façon. La façon dont il te regardait… je ne l’avais jamais vu regarder personne comme ça.
Imes se sentit comme réchauffé de l’intérieur. Il s’installa près d’elle.
— Je ne crois pas qu’il serait très heureux de t’entendre me dire ça, dit-il, à défaut d’autre chose à répondre.
Elle haussa les épaules.
— Il se donne des airs… mais il t’aime vraiment, je crois.
Imes déglutit douloureusement.
— Parfois, ça me fait peur de réaliser combien je l’aime, avoua-t-il.
Il parvenait à peine à croire qu’il avait cette conversation avec l’ancienne amante de Jebellan. Mais elle se contenta de lui tapoter le genou.
— Alors c’est bien. Tant mieux. Il le mérite.
Cet échange détendit l’atmosphère à bord du chariot. Ni l’un ni l’autre n’étaient de grands bavards, mais à partir de cet instant, quand le silence devint trop oppressant, ils parvinrent à discuter de tout et de rien. Ils inventèrent des jeux pour passer le temps. Les chucrets préféraient celui où ils se jetaient leurs petits compagnons d’un bout à l’autre de l’habitacle. Eux aussi avaient besoin de s’occuper. Parfois, ils venaient taper dans les bipèdes et les encourageaient à les pourchasser.
L’hôte était à peine plus gros qu’un ongle à présent. Bientôt, il disparut tout à fait. Si Viviabel en conçut la même angoisse qu’Imes, elle n’en dit rien.
Plus que jamais, ils s’appliquèrent sur leurs cartes. Imes passait de longs moments plongé dans la contemplation du coin de néant où ils avaient aperçu leur univers pour la dernière fois, jusqu’à ce que ses yeux lui jouent des tours et y fassent apparaître un minuscule point pâle.
Viviabel commença à se plaindre de l’obscurité et du silence. Ses nerfs étaient mis à rude épreuve. Elle dormait toujours aussi mal. Imes découvrait toutes les lampes pour elle, mais leur éclat verdâtre n’aidait pas à remédier au mal du pays.
Sa mauvaise humeur rejaillit sur les chucrets. Les chamailleries recommencèrent. Elles étaient brèves, cependant, un claquement de dents menaçant par-ci, un coup de queue par-là. L’énergie dans l’habitacle diminuait. Tout le monde était fatigué.
Un peu inquiet pour leurs petits compagnons, Imes arrêta le chariot, les fit tous sortir et ouvrit l’un des seaux de sang d’hôte pour eux. Courir après les bulles de liquide qui s’envolèrent dans le néant sembla les ragaillardir.
À l’horizon, le nuage rouge qu’ils poursuivaient se faisait simultanément énorme et de plus en plus pâle. Viviabel pensait qu’ils s’enfonçaient à l’intérieur. Il fallait sans cesse chercher de nouveaux repères fiables pour garder le cap.
Imes ignorait depuis combien de temps ils étaient partis. En supposant qu’ils prenaient bien trois repas par jour, ils étaient à plus de vingt jours ; mais peut-être était-ce seulement dix, ou bien trente. Impossible de savoir.
Leurs réserves de nourriture atteignirent le seuil fatidique. Ils avaient consommé la moitié de leurs rations, et plus de la moitié de l’eau. S’ils attendaient plus longtemps pour faire demi-tour, il leur faudrait braver la faim et la soif pendant leur retour. Il n’y avait toujours aucune trace de ce qu’ils cherchaient dans le grand vide.
Viviabel ne réagit pas à l’annonce d’Imes. Imes referma les réserves.
Ils se serrèrent la ceinture. Ils continuèrent.
Leurs mains se firent plus maladroites sur les cartes, et ils durent fournir de gros efforts pour rester précis dans leurs tracés. Pour économiser leur énergie, ils se mirent à passer autant de temps que possible à somnoler. Même Viviabel, à défaut d’un sommeil profond, glissait souvent dans une lourde torpeur. Ils avaient abandonné les tours de garde.
Aussi Imes n’aurait-il peut-être même pas remarqué l’attaque si la paroi du chariot n’était pas venue buter contre son dos, le secouant dans son harnais.
Il se réveilla en sursaut. Désorienté, il chercha les meurtrières du regard. Son cœur rata un battement.
Des dizaines de charognards décrivaient un ballet gracieux autour d’eux. Il n’avait jamais vu un groupe d’une taille pareille.
Viviabel saisit son bras.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda-t-elle d’une voix blanche.
Il n’y avait pas grand-chose à faire. Quand bien même Imes aurait été bon à l’épée, il n’aurait eu aucune chance contre autant d’ennemis. À plus forte raison quand l’épuisement avait sapé ses forces.
— On attend qu’ils se lassent.
Il se dégagea de son harnais et observa, la main sur son épée. Les chucrets s’étaient cachés derrière l’équipement. Si l’un des charognards s’approchait assez près, comme la dernière fois, Imes aurait l’appât dont il avait besoin pour éloigner les autres. À défaut, ils finiraient bien par partir à la recherche de quelque chose de plus digeste.
Mais ces charognards-ci n’étaient pas pressés. Ils ne prêtaient qu’une attention distraite au chariot, cognant dedans presque par mégarde. Ils semblaient tout entiers absorbés par leurs congénères. Sous leurs yeux, les créatures s’entortillaient par deux dans une danse violente. Elles claquaient furieusement des mâchoires, le feu dans leurs gosiers palpitant comme un cœur, puis se séparaient et cherchaient de nouveaux partenaires. Imes eut un haut-le-cœur lorsqu’il comprit.
— Oh, parfait. Ils se reproduisent.
On n’avait encore jamais observé la reproduction des charognards, bien qu’on se fût douté qu’elle existait. Apparemment, ils se réunissaient en larges bancs dans les zones les plus vides du néant pour s’accoupler. Orelle aurait sans doute été ravie de l’apprendre, mais Imes aurait pu se passer de cette découverte.
Pour se réconforter, il pensa à la réaction de Jebellan. Il aurait trouvé un moyen d’interrompre cette orgie, c’était certain, quitte à se ruer hors du chariot pour les massacrer de ses mains. Cela fit sourire Imes. Parfois, ses souvenirs de Jebellan étaient la seule chose qui lui permettait de tenir bon. Il était plus plaisant de penser à ses mains et à sa bouche qu’à la horde de prédateurs qui les entourait. Il se laissa aller à la rêverie. Il ne pouvait rien faire d’autre que patienter, de toute façon.
Le plancher rua soudain sous ses pieds. Un mur se précipita vers lui. Imes s’y cogna l’épaule la première. Il s’agrippa des deux mains à l’équipement.
— Imes ? s’alarma Viviabel, cramponnée à son harnais.
Par la fenêtre, le grand vide tournoyait à un rythme fou. Il vit des bouts de queues et l’éclat de multiples yeux comme les charognards tentaient de s’écarter d’eux, avec plus ou moins de succès d’après les chocs qui secouèrent leur carlingue.
Une main après l’autre, Imes regagna les commandes du véhicule. Mais ses efforts pour en reprendre le contrôle ne firent que rendre leur trajectoire plus instable encore.
Une pierre lui tomba au fond de l’estomac.
— Je crois qu’on a un problème avec l’un des propulseurs.
— Mais ils n’étaient pas activés !
En effet. Il y avait belle lurette qu’ils avaient atteint leur vitesse de croisière et désactivé les propulseurs.
Les chocs cessèrent. Derrière les meurtrières, il n’y avait plus que les couleurs virevoltantes du grand vide. Imes se hissa à l’arrière du chariot.
— Ne me dis pas que tu vas sortir, dit Viviabel.
— Les propulseurs sont dehors.
Elle poussa un juron qui lui venait clairement de Jebellan. Elle quitta son harnais pour le rejoindre. Imes attacha son armure au mousqueton près de la porte, s’aplatit au sol et passa précautionneusement la tête à l’extérieur. Il coula un regard sous l’habitacle.
Ses soupçons se révélèrent fondés.
— Le réservoir de l’un des propulseurs principaux est fendu.
L’air sous pression s’échappait avec force de la déchirure. Un charognard avait dû s’intéresser d’un peu trop près à eux, après tout. Il espéra qu’il avait eu ce qu’il méritait quand le jet l’avait frappé en pleine figure.
— Qu’est-ce qu’on peut faire ? dit Viviabel.
À ce rythme, le réservoir ne tarderait pas à se vider. Mais Imes ne pouvait pas évaluer le temps que ça prendrait, et en attendant, ils continuaient à s’éloigner de leur trajectoire. Sans répondre, il retourna à l’intérieur. Il prit sa plus grosse pince et la cala dans sa ceinture.
La courroie qui le reliait au mur n’était pas assez longue pour ses besoins. Viviabel et lui s’attachèrent ensemble, puis elle s’accrocha au mousqueton. À contrecœur, elle sortit pour lui offrir assez de corde. Elle se cramponna à la porte. Elle ne mettait d’ordinaire le nez dehors que pour faire ses besoins, et encore avec grande réticence. Les circonstances n’aidaient pas. Le mouvement des nuages de gaz autour d’eux avait de quoi donner le vertige.
Imes ignora la vision de son mieux. La carlingue extérieure avait quelques poignées rudimentaires. Il s’y cramponna à deux mains, les jambes projetées dans le vide par le mouvement giratoire du chariot. Une poignée après l’autre, il se glissa sous le véhicule.
Là, il s’arrêta. Il évalua les poignées, le réservoir défectueux, ses deux mains occupées à le maintenir en place. Il ne pouvait pas travailler ainsi. Il détacha le lien qui le retenait à Viviabel.
— Imes ! s’alarma-t-elle.
— Ça va.
Il referma le mousqueton sur la poignée. Puis il lança une main vers le propulseur. Lorsqu’il eut une prise ferme, il saisit sa pince.
— Je comprends mieux pourquoi Jebellan se plaint de problèmes cardiaques depuis qu’il t’a rencontré.
Imes entendit l’émotion que ce trait d’humour s’efforçait de cacher.
— Je suis toujours là, la rassura-t-il.
Un à un, il trancha les supports du propulseur. Le réservoir commença à bouger sous sa main. Il replia les jambes, appuya son dos contre la carlingue et pressa les pieds de toutes ses forces contre le cylindre de métal. Il ne pouvait pas se permettre que sa masse vienne cogner dans l’autre propulseur.
Le dernier support céda presque avant qu’il ait refermé la pince. La bonbonne jaillit dans le grand vide et s’éloigna en tourbillonnant. Le corps d’Imes suivit. La courroie se tendit et arrêta sa chute, lui coupant le souffle par la même occasion. Une sensation de frottement figea le sang dans ses veines. Il se contorsionna et n’eut que le temps d’attraper une autre poignée avant que celle à laquelle il était attaché ne se brise.
— Arrête-nous ! cria-t-il à Viviabel.
Les propulseurs latéraux se mirent en marche. Enfin, leur champ de vision se stabilisa. La force qui tirait Imes vers le néant diminua, puis disparut. Sur sa tête, Bes émit un trille de soulagement. Pan envoya à Imes des poussées mentales insistantes, jusqu’à ce qu’il quitte le dessous du chariot et apparaisse devant une fenêtre où son petit compagnon put le voir.
Imes ne chercha pas à retourner à l’intérieur. Son cœur battait encore la chamade dans sa poitrine. Il examina les alentours. Les charognards clignotaient au loin, trop distants pour se soucier encore d’eux. Le chariot avait tant pivoté qu’il ne reconnaissait plus rien.
Sa gorge se serra. L’adrénaline le quitta, ne laissant qu’un terrible vide en lui. Ils n’avaient plus qu’un propulseur. Leurs réserves de nourriture s’épuisaient, tout le monde était exténué, et voilà qu’ils étaient perdus.
Imes ferma les yeux. Des larmes s’échappèrent de ses cils. L’espace d’un instant, il songea qu’il aurait préféré que ces charognards les dévorent. Au moins, leurs morts auraient été rapides.
Il prit une longue inspiration et se ressaisit. Il ne pouvait pas se laisser aller ainsi. S’il abandonnait, Viviabel ne tiendrait jamais seule. Les chucrets comptaient sur eux. Il ne voulait pas avoir entraîné Pan dans la mort.
Il ne voulait pas entraîner Jebellan dans la mort.
Ses larmes gênaient sa vue. Il papillonna des paupières, irrité. Ce n’était pas ainsi qu’il allait retrouver leur chemin.
Mais il eut beau battre des cils, une chose ne disparut pas. Un petit point pâle, allongé comme un poisson.
— Viviabel.
Elle passa la tête hors du chariot pour l’interroger du regard. Il pointa l’apparition du doigt.
— Est-ce que j’hallucine ?
Elle scruta longuement ce qu’il indiquait.
— Oh, dit-elle.
Puis, plus fort, plus aigu :
— Oh !
Elle se précipita à l’intérieur. Imes n’eut que le temps de regagner le chariot. Elle les réorientait déjà.
Au moins le propulseur survivant fonctionnait-il encore. Une fois le véhicule relancé à pleine vitesse, Imes suspecta que ses réserves touchaient à sa fin. Mais c’était un problème gérable. S’il le fallait, Imes pourrait lui-même faire office de propulseur principal. Il serait plus facile pour lui de changer ses réservoirs de chevilles que de risquer de vider les propulseurs latéraux, dont ils auraient besoin pour pivoter en cas de nouvelle rencontre avec des charognards.
Le point pâle ne disparut pas.
Au contraire, au fur et à mesure des heures, il sembla grossir.
Il ne se trouvait pas exactement dans la direction qu’ils visaient depuis le début. Il avait avancé plus qu’ils ne l’avaient prévu. Mais ça n’avait plus d’importance, à présent. Ils abandonnèrent les cartes. Leurs yeux étaient rivés aux meurtrières, comme si la vision allait s’évaporer d’un instant à l’autre.
C’était presque trop beau pour être vrai. Car plus ils approchaient, plus la forme devenait claire et familière.
À contrecœur, Imes retourna à son repos. Viviabel ne se préoccupait plus de s’économiser. Elle était tout entière tendue vers les fenêtres. Il voulait lui laisser autant de rations que possible. Tout dépendait d’elle, à présent. Les chucrets avaient senti leur agitation et connu un regain d’énergie, mais il était vite retombé. Imes craignait qu’ils atteignissent leurs limites. Il pressa Pan contre son cœur et dormit.
Il ne mesura plus le temps que par les intervalles, éloignés, auxquels il ouvrait les paupières.
La seconde fois, la silhouette était longue comme le doigt.
La quatrième fois, la forme des nageoires se détachait clairement.
La septième fois, elle avait la taille d’une main. L’œil commençait à apparaître sur la peau claire.
Le doute n’était plus permis. Imes pleura à nouveau. Il n’avait jamais rien vu d’aussi beau.
La neuvième fois, l’hôte avait doublé de volume.
Imes avalait une maigre ration, hypnotisé par la créature, lorsque Viviabel se redressa soudain. Il sursauta, car il lui semblait qu’elle n’avait pas bougé depuis des jours.
— Ça y est ! hurla-t-elle. Je l’ai senti ! J’ai senti quelque chose !
Les épaules de la prêtresse furent secouées de soubresauts ; rire ou sanglots, Imes n’en savait rien. Des larmes s’envolèrent sans discontinuer de ses yeux. Il eut beau l’interroger, fébrile, elle ne lui répondit pas. Elle ne paraissait plus consciente de sa présence.
Tant bien que mal, il resta éveillé. Il fallait gérer les chucrets qui, de plus en plus désorientés, ne se souvenaient plus de se relayer pour les oxygéner. Imes ouvrit le deuxième seau de sang d’hôte, sans sortir cette fois. Les chucrets burent sans entrain, et une partie du liquide macula l’équipement et les harnais avant qu’ils ne parviennent à l’attraper.
Les yeux de Viviabel fixaient le vide. Il aurait tant aimé savoir ce qu’elle sentait, ce qu’elle faisait.
Mais il avait peur, aussi. Peur qu’après une éternité passée loin de tout, séparée de l’hôte avec qui elle avait partagé un esprit toute sa vie, elle se soit entièrement dissoute dans l’existence de cette nouvelle créature. Si cet hôte était plus jeune, n’était-il pas aussi plus puissant ? Viviabel se souvenait-elle qu’elle était mortelle, et non un géant traversant le grand vide ? Il ne put que lui tenir la main, impuissant à la rejoindre dans ces contrées inconnues où elle naviguait.
L’hôte grandissait à vue d’œil, à présent. Sa peau présentait un étonnant éclat bleuté. Imes eut beau la scruter avec attention, il ne lui vit aucune imperfection. Son flanc était lisse, dépourvu de toute zone sclérosée, dépourvu des blessures déchiquetées laissées par les charognards.
Cette pureté fascina tant Imes qu’il ne pensa pas tout de suite à l’autre chose qui manquait à ce tableau.
Les sas. L’hôte n’avait aucun sas.
L’estomac d’Imes tomba dans ses chevilles. Il réalisa que, sans s’en apercevoir, il avait espéré que leur voyage touchait à sa fin, que la créature accepterait de les accueillir, ne serait-ce que le temps d’une escale.
Tout espoir était vain, à présent.
Il refoula le chagrin et la fatigue qui cherchaient à l’étrangler. Un mal de tête lancinant lui labourait les tempes. Il avait cessé de sentir la faim, et ses yeux se fermaient tous seuls. Il secoua Viviabel par l’épaule.
— Il faut qu’on fasse demi-tour, maintenant.
Pan transmit le message avec peine, lui-même somnolent. Viviabel l’entendit-elle ? Elle ne réagit pas.
— Viviabel…
Imes se tut soudain. L’hôte s’approchait, plus vite que jamais. Encore sa tête s’approchait-elle plus vite que sa queue, qui paraissait quant à elle rapetisser. Il fallut un moment au cerveau épuisé d’Imes pour comprendre ce qu’il voyait.
L’hôte tournait.
Viviabel chercha à tâtons sa main.
— Il m’a entendu, souffla-t-elle sans quitter la créature des yeux. Je lui ai parlé de son semblable, de son ancêtre qui nage tout près d’ici. Il est curieux. Il va voir. Je lui montre le chemin.
Imes resta muet, saisi par l’immensité de ce qu’elle venait d’accomplir.
Elle lui avait parlé. Elle lui avait parlé, et l’hôte l’avait entendue. L’hôte l’écoutait.
Ils ne survivraient jamais au voyage de retour. Bes n’avait pas ouvert les yeux depuis des heures. Le chucret de Viviabel, épuisé, ne tarderait pas à le rejoindre. Viviabel serait muette, alors, ou du moins elle ne pourrait plus communiquer avec Imes.
Mais elle pourrait encore communiquer avec l’hôte. Et si leurs morts pouvaient encore accomplir ceci…
Imes sortit les cartes qu’ils avaient créées pour leur retour. Viviabel s’en empara avidement. Elle les traça des yeux, l’une après l’autre, puis recommença du début. Elle diffusait le diorama d’un trajet à travers le néant.
Imes tourna le chariot. L’œil de l’hôte se fit plus proche, plus noir et plus brillant. Libre de toute cataracte, il semblait d’une douceur infinie. Imes y puisa un tendre réconfort. Il les aligna sur la trajectoire du géant.
Bientôt, ils avancèrent côte à côte. Devant eux, très loin devant, leur foyer. Même si Imes ne le verrait plus jamais, il fut soulagé d’enfin en prendre la direction. Il se plut à croire que leurs corps, au moins, seraient retrouvés par ceux qui les aimaient.
Il ne pouvait plus rien faire, à présent. Il se sangla à nouveau dans son harnais. Pan se blottit dans ses bras. Il pleurnichait de fatigue. L’air qu’il offrait à Imes se faisait de plus en plus rare. Avec difficulté, Imes délogea son petit compagnon et appela Dol. Pan résista d’abord. Puis, plein d’une colère brusque et inattendue, il fila vers l’une des meurtrières.
Imes voulut le rappeler. Plus Pan utilisait sa queue pour se déplacer et plus son état de santé s’aggraverait. Mais le chucret s’aplatit, tira et poussa à l’aide de ses petites pattes, et jaillit à travers l’ouverture étroite.
Quelle folie l’avait saisi ? Pan, seul dans le grand vide ! Imes tenta de se redresser pour partir à sa recherche. Mais son corps ne lui obéissait plus. Malgré lui, il perdit connaissance.
Des scènes à mi-chemin du rêve et de l’hallucination hantèrent son esprit défaillant.
L’hôte bleu, ouvrant la gueule pour dévorer leur chariot.
Le sourire de Jebellan dans la lumière du matin.
Kriis dansant avec Uvara, ses jupes virevoltant de mille couleurs.
L’éclat des yeux d’un javon dans l’ombre d’un buisson.
Laomeht, rayonnant de bonheur, un nouveau-né dans ses bras.
Un nuage de chucrets, rouges, violets et noirs, emplissant l’espace et chatouillant son visage de leurs petites pattes curieuses.
Puis plus rien.
Un rayon de lumière chaud tomba sur son visage. Il fronça les sourcils, tourna la tête.
Il aurait voulu retomber dans le sommeil, mais des trilles lointains lui emplissaient les oreilles. Machinalement, il chercha un oreiller à rabattre sur sa tête.
Ses muscles protestèrent violemment. Il eut un halètement de douleur. Tout son corps était perclus et raide. Sa main retomba sur sa poitrine, buta contre quelque chose de rigide.
L’armure, se souvint-il confusément. Il se sentait lourd à cause de l’armure.
Il entrouvrit les paupières. La tête lui tourna. Le sol était dur sous son dos.
Son ouïe s’éclaircit, et un concert de trilles excités se fit entendre. Un objet atterrit sur son sternum. Il baissa le menton avec difficulté. Une forme auburn lui apparut.
— Pan, dit-il d’une voix rauque.
Ses yeux s’écarquillèrent. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas entendu sa propre voix qu’elle le choqua. Le passage de l’air dans sa gorge, la vibration de ses cordes vocales, la gêne qui lui suggérait de se racler la gorge…
— Pan, répéta-t-il.
Le chucret bondit, fou de joie. Il sauta sur sa poitrine, sur son épaule, sur son front. Il se frotta contre sa peau avec bonheur.
— Tu es réveillé ? dit quelqu’un.
Imes tourna la tête. Il se trouvait dans une grotte ouverte sur l’extérieur. Des chucrets de toutes tailles et de toutes couleurs l’observaient depuis les corniches. Viviabel était assise à l’entrée, les jambes dans le vide. Derrière elle, le ciel.
Le cœur d’Imes se lova dans sa bouche. Il se hissa à quatre pattes. Maladroitement, il avança jusqu’au bord.
Un monde inconnu l’accueillit. Une forêt dense s’étendait sous la falaise et s’élançait vers l’horizon, où elle se brisait sur une steppe parcourue par de gracieux animaux cornus. Un vol d’oiseaux d’un splendide vert émeraude planait au-dessus de la canopée. L’air était chaud et humide, empli de parfums étrangers.
Viviabel prit sa main. Les joues d’Imes étaient baignées de larmes.
Bon, je reprends dans l'ordre : la première partie est top. On sent bien le désespoir qui commence à apparaître, avec l'angoisse de ne pas avoir de repère temporel, puis l'épisode critique des charognards et du propulseur... Franchement, je me suis un peu demandé si tu n'allais pas nous faire une fin dramatique ! Mais j'y croyais encore, et j'ai bien fait ! Ah, l'apparition de l'hôte, tout bleu, tout neuf, en pleine forme, ouf ! Bon par contre, l'absence de sas... hyper frustrant, ça ! Mais comme ils sont entrés, c'est qu'il a dû se passer quelque chose ! C'est Pan qui a ouvert les sas ?
Évidemment je cours lire la fin !
J'ai dévoré ce chapitre avec plaisir. Je trouve que tu retranscris vraiment bien l'état de fatigue extrême et de léthargie dans lequel se trouvent Imes et Viviabel après un voyage aussi long. Paradoxalement, en termes de place dans le récit, ce même voyage paraît court puisqu'il n'occupe que deux chapitres, mais je pense que c'est très bien comme ça. Tu évites ainsi de tomber dans le piège d'une narration ennuyeuse et répétitive.
Le passage avec l'accouplement des charognards et le chariot qui dévie de sa trajectoire était très bien, c'est juste ce qu'il fallait pour amener un peu de tension avant la découverte de l'hôte ; une sorte de dernière épreuve, en somme. Peut-être manque-t-il encore un peu de tension quand même lorsqu'Imes sort découper le propulseur défectueux. Finalement il y arrive du premier coup sans grande difficulté, et même si c'est très bien raconté et si Viviabel s'inquiète un peu pour lui, on ne le sent pas vraiment en danger dans ce passage. Peut-être manque-t-il un moment où il rate une prise sur la poignée, où son mousqueton cède et Viviabel le voit disparaître avant qu'on découvre qu'il s'est raccroché in extremis à une autre partie du chariot... c'est un peu le cas au moment où le propulseur se décroche mais je pense que tu pourrais encore un peu l'accentuer.
Sinon, rien à dire de plus sur ce chapitre. La découverte d'un nouvel hôte pose tout un tas de questions pour le final de l'histoire, et j'ai hâte de lire la suite.
Au plaisir,
Ori
Bon ils ont trouvé un nouvel hôte ! trop bien (le voyage m'a presque paru rapide, même s'ils ne savent pas s'ils vont s'en sortir. Je me suis demandé plusieurs choses : déjà, ce nouvel hôte est-il habité ? je suppose qu'on le découvrira par la suite. Ensuite, j'imagine qu'ils vont pouvoir se ravitailler ici avant le voyage du retour, ça leur donnera plus de chances. Enfin, je suis surprise qu'ils n'aient pas pensé à prendre avec eux un moyen de mesurer le temps, ils n'ont pas des montres, ou quelque chose qui leur permette de savoir ? ça me semble quand même essentiel pour la sécurité de leur voyage !
Il à l'air "vierge" de toute population en plus cet hôte-ci, enfin c'est comme cela que je le comprends pour le moment, c'est tellement idéal. Et c'est drôle de retrouver les chucrets alors que la faune pourrait être complètement différente : )
En fait les chucrets seraient endémiques des hôtes et les humains des étrangers ? Ou pas ? Que de mystères soulevés ^^
Bon, le problème du voyage retour ne se pose plus en tout cas ; )
Je suis tellement contente pour eux. Je me suis posé les mêmes questions que Sunny sur les sas, en fait l'hôte les créés en fonction de la nécessitée ? Haha, j'attends aussi de connaître cette réponse ; )
En tout cas c'est trop chouette, j'ai vraiment cru qu'ils ne pourraient pas revenir (ce qui aurait été une mort très noble d'ailleurs, dès lors que la mission est remplie), mais de les savoir en plus sains et saufs, ça fait plaisir ! : )
Vivement le dernier chapitre ^^
Héhé, merci pour ta question. Ça m'a permis de développer mon raisonnement de manière plus poussée que ce que j'avais en tête jusque-là ^^
Sinon, oui, l'histoire aurait clairement pu se terminer comme ça, mais je n'ai pas le cœur assez bien accroché pour écrire des fins tristes :') Imes a mérité un happy end !