Julienne et Héléna, lorsqu’elles furent extirpées de leurs cages, ne retrouvèrent aucunement leur liberté de mouvement. L’ordre du chef des guetteux donné, la pression des arbres sur elles se fit un peu moins forte tout à coup, et elles purent respirer un peu moins difficilement. Imperceptiblement, l’espace entre les troncs leur laissa peu à peu la possibilité de s’y glisser. Une vingtaine de guetteux s’étaient rués sur chacune d’elles, s’étaient agrippés à leurs vêtements et les précipitèrent vers la sortie, poussant d’un côté et tirant de l’autre. Elles s’égratignèrent rudement le visage et les mains contre l’écorce, puis, dès qu’elles purent mettre un pied en-dehors de leur prison, d’épaisses cordes, humides et grumeleuses, jaillirent autour d’elles. Tandis que les guetteux, grouillant sur elles, nouaient ces cordes tout autour d’elles sans la moindre délicatesse et sans le plus petit scrupule, elles comprirent que les cordes étaient en réalité des plantes, de longues tiges d’enlaceuses recouvertes d’une terre boueuse.
En à peine quelques secondes, elles se retrouvèrent entravées des genoux aux hanches, et de la taille aux épaules, les bras si plaqués contre le corps qu’elles pouvaient à peine remuer leurs petits doigts. Il suffit d’une simple traction, sur la longue corde que les guetteux avaient laissée pendre de l’enchevêtrement d’enlaceuses qui les ligotaient, pour les faire basculer à terre. Elles grognèrent en heurtant les racines dures qui tapissaient le sol, mais ne tentèrent pas de protester, ni même de se débattre. Lorsque les guetteux eurent ramassé tout ce qu’ils avaient sorti du sac de Julienne, ils se mirent en route. Ils étaient une vingtaine par corde, agglutinés comme des insectes, tirant de toutes leurs forces. Julienne et Héléna échangèrent un regard piteux, et ne purent que se laisser traîner, sans faire un geste. Ne voyant plus de la forêt que les frondaisons confuses, tantôt opaques tantôt aveuglantes, elles ne savaient pas dans quelle direction on les menait, si on les faisait rebrousser chemin ou si on les rapprochait du Palais. Incertaines et inquiètes quant à ce qu’on allait faire d’elles, elles ne s’en préoccupèrent pas vraiment.
Comme on peut s’en douter, le voyage fut pour elles particulièrement inconfortable. Les multiples épaisseurs d’enlaceuses dont on les avait entourées protégeaient une grande partie de leurs corps des frottements contre le sol rugueux de la forêt, et des chocs contre les racines et les pierres, mais leurs fesses et leurs talons n’en étaient pas moins mis à rude épreuve, et elles devaient faire un effort continuel, qui leur irradiait la nuque, pour empêcher leur crâne de traîner au sol. D’autant plus que la situation avait quelque chose de foncièrement humiliant, aspect qui ressort tout particulièrement du témoignage de Julienne.
Aucune d’elles n’a pu me dire combien de temps avait duré leur tourment, la douleur qu’elles ressentaient partout, de plus en plus intense, ayant probablement biaisé leurs estimations. En revanche, elles m’ont toutes deux parlé de la forte impression que leur a laissé leur arrivée auprès de l’Arbaraque des guetteux. D’abord, elles ne virent rien d’autre qu’un feuillage particulièrement dense et sombre, qui apparut soudain au-dessus d’elles. Elles se crurent au cœur d’un vaste bosquet, mais elles sentirent que les guetteux qui les remorquaient ralentissaient peu à peu, et à y regarder de plus près elles comprirent que tout ce feuillage, qui s’étendait sur une surface gigantesque, appartenait à un seul et même tronc qu’elles ne pouvaient pas encore voir. Elles firent l’effort, douloureux, de tourner la tête vers l’arbre, et furent estomaquées par son envergure. Non seulement elles n’avaient jamais vu un arbre aussi colossal, mais elles n’avaient jamais pensé non plus qu’il puisse en exister un semblable. Il faut dire que la demeure des guetteux de Prim’Terre est à ce point monumentale que même un delsaïen l’apercevant pour la première fois en est époustouflé, et que celui qui n’en a qu’entendu parler a du mal à se figurer sa taille, et sera toujours impressionné de le voir de ses yeux.
Julienne et Héléna, sidérées, remarquèrent à peine que leur convoi venait de s’arrêter. Elles purent enfin cesser de tendre leur nuque endolorie, et eurent un aperçu de ce qui se passait au niveau du sol, au pied de l’Arbaraque. Elles constatèrent aussitôt qu’il était recouvert de ces pousses vertes dont elles avaient appris qu’elles n’étaient pas ce qu’elles semblaient être, et furent bien moins surprises que la première fois de les voir toutes se redresser tout à coup, simultanément, pour prendre forme à peu près humaine. Elles se retrouvèrent alors entourées de centaines de guetteux, qui avaient interrompu leur chasse ou leur patrouille en les voyant arriver, pour venir se réunir là. Tous les regardaient avec un peu d’intérêt et beaucoup de méfiance, mais sans étonnement apparent. L’évènement ne semblait pas exceptionnel.
« Des détrousseuses ? demanda une voix un peu plus loin, dans un angle qu’elles ne pouvaient pas atteindre du regard.
_Je crois bien, répondit l’un des chefs de la procession, qui s’était juché au-dessus du ventre de Héléna. Pol est là ?
_Il est à l’intérieur, répondit la première voix. Attendez ici, je vais vous le chercher. »
Le guetteux alla prestement vers l’arbre et apparut dans le champ de vision des filles, qui le virent saisir l’écorce à pleines mains et grimper avec aisance, disparaissant sous les branchages en un éclair. Stéphane, en me décrivant ses mouvements, me parla d’un animal du Là-Bas qu’on appelle écureuil, et qui selon elle grimpe aux arbres avec la même facilité. J’ai profité de l’un de mes voyages dans le Là-Bas pour me renseigner sur le sujet, et la comparaison me semble en effet assez judicieuse.
Quelques minutes s’écoulèrent encore avant que le guetteux ne ressurgisse, accompagné. Celui qu’il ramenait leur sembla très différent des guetteux auxquels elles avaient eu affaire jusque là. Il était de la même taille, avait les membres et les doigts aussi démesurément longs et fins, mais sa peau sombre n’avait pas la même allure rugueuse, et elles ne virent sur son corps aucune feuille ni aucun branchage. Mais elles eurent à peine le temps de l’observer, avant que celui qui était allé le chercher ne tende le doigt dans leur direction. Le dernier arrivé eut un geste de la tête pour montrer qu’il avait compris, et tendit à son tour le bras vers elles. Il ouvrit sa paume, et elles virent un éclat ambré y scintiller, juste avant d’éprouver une sensation extrêmement bizarre, dans tout leur corps.
La pression des enlaceuses autour d’elles disparut tout à coup, leur donnant la curieuse impression que leur corps se regonflait brusquement. Pourtant, au même moment, les cordes s’étaient mises à grossir démesurément, jusqu’à atteindre l’épaisseur d’un petit tronc d’arbre. Elles furent terrifiées, en constatant qu’elles allaient bientôt se retrouver écrasées sous leur poids. Chacune dans sa propre chape, elles se tortillèrent comme elles le purent, parvinrent sans trop savoir comment à émerger à l’air libre. Elles se glissèrent à travers les cordes, et se laissèrent tomber au sol, à bout de force. Elles voulurent s’accorder quelques secondes pour se remettre de leurs émotions, mais les guetteux en décidèrent autrement. Une main les agrippa toutes deux par le col, et les releva sans ménagement. Héléna poussa un cri et Julienne sentit ses organes se comprimer tout à coup, lorsqu’elles virent apparaître un visage recouvert d’écorce, aussi grand que le leur.
Les guetteux qui les avaient saisies les forcèrent à se mettre debout sur leurs jambes flageolantes, et elles comprirent, en trébuchant sur des cailloux qui leur arrivaient à mi-mollet et en glissant sur des feuilles larges comme des barques, que les guetteux n’avaient pas grandi pour se mettre à leur hauteur, et que c’était elles qui venaient de rapetisser jusqu’à atteindre la leur.
Oh bah les voilà en mauvaise posture et rétrécies ! C'est un bon chapitre, encore une fois, avec son lot de merveilles et le petit suspense à la fin ! On se demande comment elles vont pouvoir se sortir de ce mauvais pas...
A bientôt