Chapitre 29.

Chapitre 29

Dressée sur la proue du Modsognir, Sibéal apprécia la tension du génois que faisait vibrer les alizées. Elle adressa un signe de satisfaction à Apollo resté contrôler la drisse. La mer, frappée par la coque, projeta un éclat d'écume sur ses lunettes. Elle essuya maladroitement ses verres d'un revers de la main. A l'ouest se découpait la face menaçante du Piton de Mourne, il crachait une colonne de nuages blanchâtres. La ville engloutie qu'ils allaient explorer sur le versant opposé de l'île avait été submergée à la suite d'une éruption. Elle avait provoqué un glissement de terrain et précipité le site au fond de la mer. Dans moins d'une heure, ils pourraient commencer son exploration.

« Qui veut une glaaaace ? »

Nialh arborait une casquette et des lunettes de soleil lorsqu'il fit son apparition sur le ponton en brandissant des esquimaux. Sibéal les rejoignit et s'assit dans le cockpit extérieur sous la grand-voile. Elle allait se saisir avec envie de la glace au fruit de la passion lorsqu'Apollo les rappela à l'ordre :

« Euh, on va pas virer de bord ?

- Hum ? Pas de suite si ? »

Nialh, peu impliqué dans les manœuvres, ne se gêna pas pour entamer sa glace pour autant, et croisa ses pieds sur la banquette en bois avec contentement.

« Tu veux pas aller voir ? J'ai pas envie que Murdock nous tombe dessus parce qu'on est pas prêt, insista Apollo.

- Hein ? Ah non, il va encore me dire que j'en fous pas une... marmonna Nialh.

- Et en même temps... le taquina sa sœur.

- Eh ! T'as qu'à y aller toi hein au lieu de faire la maline, répliqua Nialh. 

- Tu es allé piller le congélateur sans autorisation, comprit-elle derrière ce louvoiement.

- J'avais intelligemment placé les derniers cornets, nuance ! Et y’en avait que trois... »

Apollo qui avait commencé à ouvrir son propre esquimau lui adressa une petite mine suppliante. Sibéal mal à l'aise, tripota son propre bâtonnet de glace. Oriag qui avait eu le quart du milieu de nuit était en train de faire la sieste, Murdock était tout seul à la barre. Elle déchira l'emballage en ignorant la demande silencieuse de son coéquipier. Nialh la dévisagea avec amusement :

« Quelle rebelle ! »

Il prit le temps de poser pour envoyer une photo de sa glace à Wanda, apparemment Yakta était plus à cheval sur les pauses goûter. La médecin ne se fit pas attendre pour se lancer dans une diatribe sur les règles rigides qui l'empêchaient de parfaire son bronzage pendant les navigations. Apollo et Sibéal partagèrent une mine amusée par cette nouvelle complicité entre les divas des deux bateaux.

« On sait où est le Yak ? Demanda-t-elle.

- Ils sont passés par la face est, le fond est moins profond ! Comme ça, ils pourront s'approcher plus près de la partie nord du site On va se charger de celle du sud. »

Elle hocha la tête, enfonça son chapeau de paille sur son crâne et resserra le nœud sous son menton alors qu'une bourrasque venait faire vrombir le cordage tendu. 

« Tu sais si Murdock et Yakta ont demandé aux sirènes de venir faire leur part de plongée ?

- Aucune idée, répondit-elle.

- Ah, il t’a pas dit ? »

Elle secoua la tête. Son frère et Apollo échangèrent un regard. Elle supposa que la révélation de la véritable nature de Valérian et des trois autres inconnus les travaillaient. Ils ne les avaient pas vu sous leur forme aquatique mais Sibéal n'était pas prête d'oublier la vision de ces longues queues luisantes sous le soleil et la plage. Même si Anak le lui avait dit, c'était autre chose de le voir en vrai et de prendre conscience que c'était réel. Que tout était réel, tangible et menaçant. Personne n'avait échangé réellement sur le fait, il fallait sûrement digérer cette énormité. Mais la révélation faisait naître aussi un constat inquiétant : la malédiction qu'ils prenaient pour une fable d'enfant, un jeu de piste, était soudainement comme une épée de Damoclès au-dessus de leur tête. Cette course à la rançon recouvraient maintenant des enjeux qu'ils n'avaient pas imaginés, ni signés pour.

« Chad a apprécié ta photo, lâcha soudainement Nialh.

- Ah, s'empourpra Apollo. Il m'a pas répondu...

- Quelle photo ? demanda-t-elle curieusement.

- Wanda me dit que sa tête valait TOUUUUUTES les réponses ! »

Apollo devient clairement écarlate, provoquant l'hilarité de Nialh qui leva son regard de son écran. Sibéal n'osa pas aggraver le malaise de son ami et préféra commenter sur la vision dantesque d'offrait le volcan. Apollo sembla apprécier son soutien et s'empressa d'en rajouter à mesure que le Modsognir approchait la presqu'île. Nialh le contempla narquoisement alors que l'autre adoptait un air dégagé. Tout à coup, le navire pencha violemment et manqua de projeter Sibéal sur l'autre banquette du cockpit. Sa glace ne fut pas si chanceuse et alla percuter le ponton en un « splash » pitoyable. 

« ON VIRE DE BORD ! aboya Murdock depuis la barre. »

Apollo dû abandonner son cornet avec dépit. Nialh se lova confortablement sur la banquette, offrant son visage aux rayons de soleil.

« Et que ça saute, moussaillons ! se permit-il de rajouter. »

 

OoOoOo

 

Valérian, Esteban et Fran avaient vraisemblablement accepté de sortir de leur passivité pour participer à l'exploration. Ils avaient disparu de la surface pour accompagner les plongeurs et s'occupaient des parties les plus profondes du site. Leur navire que gardait Laureline mouillait près du Yak. Anak, Oriag et Apollo avaient enfilé les tenues adéquates et avaient disparu depuis déjà deux heures sous l'eau. Sibéal autant pour fuir le soleil brûlant de l'après-midi que le souvenir rampant de tentacules, s'était réfugiée dans le carré du Mod. Un maigre filet d'air parvenait difficilement à la rafraîchir. Nialh, ses lunettes de repos sur le nez, était occupé à traiter les factures du navire en grommelant sur l'écriture approximative de leur capitaine qui rendait difficile sa comptabilité. Murdock, en face, remplissait machinalement le carnet de bord à l'aide des notes de navigation. Sibéal ne pouvait s'empêcher de lui jeter des petits coups d'œil timides par-dessus son livre. 

« A ce compte là on va finir en banqueroute ! s'exclama Nialh.

- Tu dramatises pas un peu ? S'enquit-elle.

- A peine ! Et c'est sans parler des pénalités qu'on va devoir payer à notre client qui aura pas vu la couleur de ses tapisseries !

- Ses tapisseries ? Fit Murdock en relevant la tête avant de comprendre, celles qu'ont servi à éponger la flotte dans la cale ?

- Voilààààà.

- Très bonne qualité de tapisseries, commenta-t-il.

- Surtout très cher, insista Nialh.

- Ça vaaaa, on les a fait sécher. Franchement il y verra que du feu !

- C'est pas parce qu'il est riche qu'il va se laisser berner... bougonna Nialh, comptez pas sur moi pour lui faire avaler ça ! Quand j'pense à ce que ça va nous coûter... on a intérêt à récupérer le magot pour cette fichue malédiction !

- Au pire on f'ra des coupes budgétaires, proposa le demi-nain.

- Ah ouais, dans quoi hein ? Le carburant ? 

- J'pensais plutôt au personnel, susurra narquoisement Murdock, parce que y'en a ils bouffent des glaces au lieu de se bouger le cul à la manoeuvre »

Nialh outré qu'on porte de telles accusations calomnieuses à son encontre s'enflamma sur le rôle essentiel qu'il jouait au sein de cet équipage. Il était en convalescence et ne voulait pas gâcher le travail de Wanda ! En désespoir de cause et face à l'air moqueur de Murdock, il se tourna vers sa sœur avec drame :

« Sib, défends moi ! Toi, il va t'écouter ! »

Sibéal leva les yeux sur Murdock, il détourna aussitôt le regard. Une émotion douloureuse lui noua la gorge, elle le dévisagea avec tristesse sans qu'il daigne reporter son attention vers elle. Ses doigts s’agrippèrent à la couverture des Moutons électriques. Elle releva bravement le menton pour le regarder avec insistance.

« Sois pas si dur... il fait l'animation. Et sans lui, tu aurais personne à chambrer... tu déprimerais !

- Ah ben j'te remercie Sib ! s'écria outré Nialh. Bande de sans-coeur, j'vais retourner sur le Yak si c'est comme ça...»

Elle l'ignora, essayant de discerner un frémissement amusé dans l'expression stoïque de Murdock. Elle perçut un petit sourire contenu, mais il se contenta de gribouiller des chiffres dans la colonne du carnet de bord sans la regarder. Dépitée, elle se redressa et sortit le thé glacé à la pêche préparé par Oriag cette nuit. Elle lui tendit gentiment un verre, avant d'en proposer un à son frère. Le silence entre eux était assourdissant malgré les remarques de Nialh. 

« Je vais prendre l'air, lâcha-t-elle piteusement. »

Elle remonta les marches, son verre à la main et son livre sous le bras. Elle s'empara de son chapeau, le vissa sur sa tête avant de grimper sur le toit du cockpit pour s'asseoir le plus haut possible, le plus loin de l'eau. Moh lui adressa un signe depuis le ponton du Yak auquel elle répondit machinalement. Plaquant ses jambes contre elle avant d'enrouler ses bras autour, elle tenta de trouver de quoi attirer son attention pour s'extirper de ses pensées déprimées. 

La forme sinueuse de Fran se discernait à quelques mètres sous la surface, sa chevelure flamboyante irisée par les éclats de soleil sur l'eau. Elle observa avec fascination la sirène onduler sous la mer aussi magnifique que surréelle. 

« C'est magnifique, s'éleva la voix de Moh dans le talkie-walkie, j'arrive pas à croire que c'est réel.»

Elle répondit à l'affirmative tout en se demandant ce que pourrait faire ce dieu en colère en voyant ses protégés venir en aide à des humains pour briser son dessein. Elle porta son regard sur la face du volcan, s'il pouvait faire tomber une pluie d'eau salée, pouvait-il également provoquer la colère des entrailles des montagnes ? Après tout, il prévoyait bien d’éradiquer l’espèce humaine sous peu…

OoOoOo

Elle se frotta les yeux derrière ses verres, la lumière de la tablette lui brûlait la rétine pour venir alourdir ses paupières. Elle se décida à quitter cette suite sans fin d'images sous-marines de bâtiments en tout genre - ou plutôt de ruines -, c'était bien assez pour ce soir. Elle se laissa couler sur son matelas. Dehors, la nuit était nuageuse. On ne voyait pas la lune ou les étoiles, l'atmosphère était sombre et le coup de froid en provenance du nord avait rafraîchi l'air. Une brise fraîche se glissait par le hublot ouvert pour ramener une odeur d'embrun dans la cabine. 

Sibéal roula sur le côté, vérifia l'heure et fit dérouler machinalement ses contacts sur l'écran de son téléphone. Le prénom de Gauvain s'afficha en grand, son index tapota nerveusement la coque. Elle finit par lancer l'appel. Il répondit au bout de la deuxième sonnerie.

« Salut ma chérie. »

Le mot avait été prononcé avec une tendresse incertaine qui la laissa de marbre. Un élan de culpabilité jaillit aussitôt face à sa placidité. Elle se mordilla le pouce en lui répondant :

« Ça va ? Tu fais quoi de beau ?

- Pas grand chose, j'sors du cours de théâtre. Les merdeux sont encore incapables de faire la pièce en entier correctement...

- Ils ont le temps...

- La représentation est dans dix jours, marmonna-t-il, ils seront jamais prêts... l'autre meuf se plante systématiquement au même endroit.

- Ils ont treize ans, on leur pardonnera non ?

- Ouais, m'enfin j’vais avoir l'air de quoi hein ? Soupira-t-il, bon sang j'ai hâte de lâcher ce boulot... »

Il était prof de théâtre pour une petite troupe dans la banlieue de Bleá Cliath pour arrondir les fins de mois mais cette occupation pesait de plus en plus sur ses ambitions. C'était un sujet de frustration qui revenait sans cesse dans la conversation.

« Et toi alors ? Vous en êtes où ? »

Elle soupesa cette question, la retourna dans tous les sens sans savoir quoi répondre. Où en étaient-ils ? Ils cherchaient toujours une piste qui les mènerait à la suite de la recherche du temple. Elle avait failli être noyée par une pieuvre puis avait été démarquée par un marabout... Ils avaient découvert que les sirènes existaient et par là que la malédiction fantasmée allait bel et bien s'abattre sur eux si ce n'était pas déjà le cas. Ah, et elle et Murdock avaient échangé un baiser passionné. 

« On avance, marmonna-t-elle gênée, il ne nous reste plus que quelques sites à visiter.

- Hum, au fait j'pensais que quand tu rentres on pourrait aller au resto que t'aimes bien là... merde j'ai oublié le nom.

- Móinéar ? Le restaurant végétarien ?

- Ouais voilà ! J'pourrais réserver, ya une liste d'attente de malade... t'en penses quoi ? 

- Oui, oui c'est une bonne idée, feint-elle enthousiaste. »

L'idée qu'elle puisse retourner à Bleá Cliath, reprendre une vie normale alors qu'elle savait que leur monde était voué à être noyé très prochainement, revenir après avoir embrassé Murdock... Elle se sentit mal de ne pas espérer ce retour, mal de ne pas vouloir de tout ça. Elle pouvait se cacher derrière la mission mais elle savait que la raison était tout autre, et il pourrait sûrement lire sur son front ce qu'elle ne dirait pas. Elle pouvait se dépeindre sa colère, sa déception et sa tristesse. Elle avait honte, elle était perdue. 

Elle voulait retrouver sa complicité avec Murdock. Elle avait peur de désirer plus sans savoir ce que lui voulait d'elle, peur de lui demander... Elle ne voulait pas faire de la peine à Gauvain alors qu'il faisait tout pour sauver leur couple... Elle s’était engagée à le sauver… comment pouvait-elle envisager de se détourner maintenant ? Non mais quelle hypocrite.

« Tu me manques Sibéal. »

La voix de Gauvain posa une lourde pierre sur sa poitrine. Elle avait accepté de sauver leur couple, elle avait accepté de lui pardonner. Comment pouvait-elle envisager maintenant de lui dire qu'elle avait un doute, des dizaines de doutes ? Elle ravala l'émotion douloureuse au fond de sa gorge.

« Oui toi aussi, murmura-t-elle faiblement. »

Il parut soulagé, elle se sentit instantanément mal. Lorsqu'elle raccrocha, elle reposa son téléphone sur la table de chevet et enfonça sa joue dans son oreiller. Elle fixa sa pile de magazines Métal Hurlant, le cœur lourd.

OoOoOo

Elle s'entendit pousser un cri, puis se réveilla brutalement. Elle était couverte de sueur et tremblante. Elle porta un regard hagard autour d'elle avant de se rappeler qu'elle n'était plus dans la chambre du gîte mais de retour sur le Modsognir. Elle ramena sa main sur son poignet, la marque n'était plus chaude. Elle était à la température de son corps. Elle allait bien, Muturangi ne pouvait pas l'atteindre. 

Elle ferma les yeux pour ravaler l'horrible souvenir de la chose rampante, énorme et en colère autour d'elle dans les abysses. Elle fut prise de frissons incontrôlables, elle sentait encore la prise de la pieuvre autour d'elle, l'instant fugace où elle avait cru se noyer. Elle était complètement moite, les draps collaient à son corps. Elle se dégagea brusquement mais le filet d'air frais qui venait du hublot était trop faible pour l'apaiser. 

Elle se redressa et sortit du lit. Elle chercha machinalement ses sandales parmi le fatras de livres et finit par retrouver la deuxième de la paire. Elle fila à la salle d’eau et passa de l'eau froide sur son visage. Elle prit de profondes inspirations pour calmer l'angoisse irrationnelle qu'avait fait surgir le cauchemar. Mais la pression était encore là au creux de son ventre. Elle gratta machinalement la marque, elle avait presque disparue. La cicatrisation semblait avoir été accélérée par la cérémonie du marabout. Il ne restait que quelques traces bleutées qui s'éclaircissaient de jour en jour.

Elle poussa un soupir, elle n'arriverait pas retrouver le sommeil. Elle retourna dans la cabine, ouvrit le hublot en grand avant de remonter dans le carré. Apollo somnolait sur son ordinateur en regardant une énième saison de son interminable série à l'eau de rose.

« Sib ? S'étonna-t-il, t'as pris le quart d'Oriag ?

- Non, murmura-t-elle, j'arrive juste pas à dormir.

- Ça va ? »

Elle hocha la tête pour le rassurer, proposa de lui faire une tisane. Alors qu'elle laissait infuser les herbes mentholées, Apollo finit par briser le silence.

« Les sirènes là.... si elles existent, ça veut dire que la malédiction est réelle. »
Ce n'était pas une question, juste un constat qu'il avait dû ressasser dans sa tête sans oser le prononcer à voix haute de peur de lui donner encore plus de réalité. Elle lui tendit sa tasse en acquiesçant. 

« Oui... peut-être qu'on est dans une affaire qui nous dépasse... qu'on avait pas du tout prévu...

- Mulugu.... j'vois pas comment on pourrait briser une malédiction d'un dieu qui a sûrement pas prévu de plan de secours pour la rédemption de l'humanité.

- Je sais... ça paraît mal engagé...

- Murdock pense laisser tomber ? Aller profiter de ce qu’il reste de temps pour se la couler douce ?

- Je sais pas...

- Il t'a rien dit ? s'étonna-t-il ouvertement. »

Elle baissa la tête avec gêne. Il n'insista pas mais la dévisagea un instant avec perplexité. Elle lui proposa en un murmure de finir son quart pour lui permettre d’aller se coucher. Il accepta bien volontiers, rangeant ses affaires en silence avant de disparaître pour sa petite cabine. 

Une fois seule, Sibéal fut prise de lassitude. Elle sortit prendre l'air, s'assit sur le ponton sans être capable de laisser pendre ses jambes au-dessus de l'eau comme à son habitude. Une inquiétude rampante l'empêchait de laisser aller ses membres au gré du vent au-dessus de la mer sombre.Le cliquetis tranquille et familier des anneaux des voiles du Modsognir la berça doucement. Un petit courant d'air venait sécher la sueur salée sur sa peau. Elle ferma un instant les yeux, essaya de retrouver ce sentiment de sécurité qu'elle avait normalement en voguant sur ce voilier.

Elle finit par sortir de sa poche son téléphone.

« Anak ? Souffla-t-elle doucement. C'est bien ton quart hein ? Je te réveille pas ?”

Elle laissa ses yeux voguer sur les silhouettes silencieuses du Yak et du Mamui Ata qui semblaient paisiblement dormir dans le calme de la nuit. Nanak répondit d’une voix ensommeillée.

“T'inquiète pas, je m'endormais...

- D'accord... ça va sur le Yak ? Yakta a un peu décoléré ?

- Hum... oui mais maintenant elle est juste... déçue. Je crois que c'est pire encore, je veux pas la décevoir. Elle pense que je l’ai trahi mais j’ai jamais vu ça comme ça moi…

- Je comprends... laisse-lui le temps, elle va revenir vers toi c'est sûr. Elle t'aime trop pour vouloir te perdre à cause d'un triton. Elle te connaît assez pour savoir que tu le pensais pas.

- Oui... j'espère. Et toi, ça va ?

- Ben, pas trop je... j'arrive pas vraiment à dormir... 

- Tu veux en parler ?»

La Sioux sembla soudain plus éveillée contre son oreille. Sibéal essaya de discerner sa silhouette sur le Yak mais elle ne perçut qu'une petite lampe torche dans les filets du catamaran. L'eau autour d'eux était presque plate, reflétant la lumière des étoiles.

« C'est bête mais j'arrête pas de revoir la pieuvre et... pendant la cérémonie on a été comme transporté sous l'eau, dans les abysses... et je l'ai vu Anak. Muturangi.

- Tu n'es plus marquée, la rassura-t-elle. Elle peut pas te trouver.

- Oui je sais... reconnut-elle, c'est juste que... je peux pas oublier que les monstres existent pour de vrai là sous l'eau. Et... tu aurais dû la voir, elle était... elle était énorme comme une montagne... On ne peut pas lui échapper. »

Anak n'ajouta rien, Sibéal se contenta de poser son menton sur ses genoux en fixant le Yak.

« Tu crois qu'on va réussir à briser la malédiction ?

- En tout cas on est en bonne voie pour ? Répondit la Sioux. Tu crois pas ?

- Je sais pas, avoua-t-elle. »

Elle s'en voulait de ne pas partager plus son optimisme, elle finit par murmurer doucement.

« Mais même si on trouve rien, je suis contente que ça nous ait permis de nous rencontrer. »

Elle put entendre un sourire dans la voix d'Anak.

« Moi aussi. »

OoOoOo

Ils avaient mouillé l'ancre dans une petite crique à l'eau cristalline au sud du site. Dans la lumière du soir, elle prenait des accents orangés. Les galets de la petite plage ne les avaient pas empêché d'y installer un petit campement à grand renfort de transats, glacières et parasols propices à profiter d'un coucher de soleil à couper le souffle. Yakta et Oriag étaient affairées à contrôler les grillades sur les braises du feu que la Sioux avait entretenu. La capitaine du Yak avait adressé un regard de dédain froid à la proposition de lui venir en aide d'Esteban. Ce dernier, tout comme Valérian, avaient judicieusement battu en retraite. 

Les orteils de Sibéal se délassaient dans l'eau fraîche alors qu'Anak, Apollo et Murdock s'amusaient dans le rouleau des vagues en s'envoyant un ballon gonflable. Elle n'osait pas s'avancer plus loin, retenue autant par un frisson d'appréhension que par la certitude d'apporter du malaise au trio. Nanak lui adressa un signe enthousiaste de la main pour l'inviter à les rejoindre, elle lui répondit machinalement en préférant retourner s'asseoir dans son transat.

Mohvo et Nialh sirotaient une boisson fraîche côte à côte tout en perçant les merguez avec énergie. Nialh brandissait sa fourchette avec emphase tandis que Moh appuyait ses propos de mouvements de menton affirmatifs et intéressés. La voix perçante de son frère retentit à ses oreilles avec éclat : 

“Putain, j’sais pas ce qu’ils ont Murdock et Sib là mais ils mettent une ambiance de merde sur le Mod ! Ils s’parlent plus !”

Elle se figea, se sentant s’empourprer de gêne.

“Ah ouais, sérieux ? s’étonna avec une vive curiosité Moh.

- Ils doivent se faire la gueule… m’enfin merci pour nous hein ! Polo et Oriag pensent qu’ils se sont foutus sur la gueule sur leur caillou là… Ils font chier. Ambiance de MERDE j’te dis pas !”

Sibéal tourna vivement les talons pour filer vers Wanda et Chad. La médecin était assise sur une chaise longue, visiblement frustrée de ne pouvoir s’étaler sur cette plage trop inconfortable. Elle étendait le plus possible la peau dorée de ses jambes pour parfaire les finitions d'un bronzage déjà impeccable. Elle s’assit brusquement à côté d’elle. 

Est-ce que absolument tout le monde avait vu le malaise entre Murdock et elle où était-ce simplement son frère et ses habituelles exagérations ? Elle aurait voulu disparaître dans un trou d'arénicole. 

« Pfff, non mais regarde-les, les quatre autres là, s'agaça Wanda par-dessus ses lunettes de soleil. »

Trop heureuse de trouver un point à fixer, Sibéal se tourna dans la direction des sirènes. Laureline et Valérian discutaient avec animation. Ils semblaient en tout point identiques en taille, en posture et en chevelure. Leur affection était vivement perceptible dans la joie qu'ils manifestaient à être ensemble. Ils partageaient une assiette de poisson cru mariné, coupé en sashimi. 

« Ils se croient irrésistibles !

- C'est juste génétique, temporisa Sib. 

- Leur gêne de prédateur ! siffla-t-elle.

- Peut-être…

- Et bouffer de la viande crue alors, hein ? Si c'est pas de la provocation ! De toute façon, je ne me suis jamais laissée berner par leur manigance.

- Oh ben ça oui, on a bien vu, persifla Chad avec ironie.

- Ils pourront toujours essayer de m'embobiner, je vois clair dans leur petit jeu ! Renifla-t-elle avec méfiance. Anak est si naïve... »

Sibéal ne peut s'empêcher de sourire malicieusement à cette étalage de mauvaise fois, partageant l'expression de Chad. Celui-ci se délectait de ce discours tout en appréciant la vie qu’offrait inconsciemment Apollo torse nu en envoyant le ballon à Anak. La Sioux perdit l'équilibre en tentant de le rattraper et vint s’aplatir dans l'eau dans un grand éclat de rire. 

Sibéal ne percevait pas les choses de la même façon que Wanda. Si Valérian lui avait toujours paru froid et hautain, il semblait se dérider et montrer un autre visage avec l'arrivée de son amie et de sa jumelle. Il n'avait plus non plus à mentir ou cacher ce qu'il était, pour autant il n'avait pas renoncé à rompre avec Anak. Il n'était pas avec elle comme dans un jeu de duperie et de séduction qui aurait eu pour but d’acheter son silence. Il restait avec elle. Elle ne voyait qu'une explication à leur couple mais la médecin du Yak semblait peu disposée à entendre ses arguments.

« Quand je pense qu'Esteban a voulu me mettre dans son lit... il a vraiment cru me prendre dans ses filets tsss.”

Elle eut une petite moue suffisante avant de sèchement ouvrir son magazine de ses doigts finement manucurés et de compléter sa mise au point sur l'actualité people.

“ Triton mais bien naïf. »

OoOoOo

« Ch'ais impo'chible ! »

Sibéal, les joues gonflées de marshmallow, dû déclarer forfait en manquant de s'étouffer dans la guimauve. Elle recracha piteusement ceux qu'elle n'avait pas la force d'avaler tandis que Chad levait les bras en l'air sous les applaudissements extatiques de son équipage. Apollo lui tapota gentiment entre ses omoplates pour l'aider à trouver un peu d'air.

« Booon, t'as fait de ton mieux on va dire, soupira Nialh. 

- J'te remercie de ta compassion !

- Quinze en une minute trente c'est déjà pas mal ! reconnut Oriag.

- Ouais, enfin pour l'honneur du Mod en revanche... marmonna Nialh. »

Au coin du feu, ils avaient rassemblé les transats et autres coussins pour former un cercle. L'enceinte portative de Mohvo crachait des airs connus des Antilles en arrière fond de leurs discussions. Les innocentes grillades de marshmallow avaient fini par dériver en propositions de concours de défis pour décider qui du Mamui Ata, du Yaktatton ou du Modsognir avait le meilleur équipage. Barbouillée par cet engloutissement rapide de sucreries, Sibéal but de petites lampées d'eau pour tenter de dissiper le goût écoeurant du sucre plaqué à son palais. 

« ça va ? demanda gentiment Apollo.

- Je crois que je vais vomir, avoua-t-elle. 

- Pfff, c'est mal parti bordel. Murdock va pas être content..., continua son frère sans pitié. Polo t'as intérêt à mettre la misère à Nanak. »

Sibéal ignora l'esprit compétitif de son frère pour se lever et marcher un peu vers le rivage, bien brassée par la guimauve. Le cercle débattait sur le défi à lancer aux deux prochains, accompagnés de Fran, et les propositions les plus farfelues fusaient : retenir le plus longtemps sa respiration sous l'eau, marcher sur les braises du feu ou rapporter le plus vite une noix de coco au campement. 

« C'est pas un peu dangereux pour une sirène de marcher sur des braises ? demanda curieusement Moh.

- Je ne peux pas révéler tous nos secrets ! Lui répondit avec un petit air mystérieux Fran.

- C'est sans doute plus judicieux de ne pas faire de folie... proposa prudemment Oriag. 

- Hého ! On va pas donner des passes droits aux autres demi-poissons hein, coupa brusquement Murdock. S'ils s’défilent ils perdent le point !»

Yakta plus mesurée sur ces accès puériles semblait être d'avis d'éviter toutes blessures inutiles alors qu'ils étaient en mission, notamment pour la session de plongée de demain qui nécessitait la pleine capacité physique des concernés. La capitaine du Yakparaissait plus détendue depuis le milieu de soirée et riait ouvertement à certaines blagues tout en sirotant tranquillement un verre de vin blanc frais. Anak lui glissait des petites regards avides de pardon de l'autre côté du feu.

Près du rivage, Sibéal se pliant en deux comme pour empêcher son estomac gonflé d'exploser. Elle posa ses mains sur ses cuisses et pris de profondes inspirations. Le contenu de son ventre manquait de l'étouffer. Elle passa un peu d'eau sur son front. Elle se retourna lorsque la main d'Oriag se posa sur son épaule.

« Tu veux de l'eau ? Proposa-t-elle.

- Non, j'crois que c'est pire et j'arrive plus à rien avaler de toute façon, grimaça-t-elle, c'était l'idée de qui déjà ?

- La mienne, s'excusa-t-elle, désolée... »

Sibéal secoua la tête avec indulgence. Derrière elles, des éclats de voix retentirent avec animation. Ils semblaient que l'épreuve avait été portée au vote et que la noix de coco avait remporté l’unanimité. Nialh cria au favoritisme à la face de Valérian pour avoir soutenu ce défi qui avantageait clairement sa copine excellente grimpeuse. Sibéal et Oriag échangèrent un rire entendu tandis qu'Apollo accepta gracieusement le résultat. Murdock assura que rien n'empêcherait ce dernier de gagner, surtout s'il ne voulait pas dormir sur le pont pendant une semaine...

«Polochon ! Tu me les dé-fonces, COMPRIS ?! »

L'ex-miliaire avait adopté une posture martiale, très concentré, en mission pour son capitaine. Anak, Fran et lui se levèrent et se dirigèrent sous les cocotiers à la lisière de la forêt. Apollo et Anak s'étiraient et détendaient leurs mains avec concentration.

« Dis… est-ce que tout va bien entre toi et Murdock ? » 

Sibéal frémit, soudainement paniquée à l'idée qu'Oriag ai compris de quoi il retournait. Elle garda le regard braqué sur les concurrents. Sa co-équipière l'observait avec une interrogation sincère. Non, elle n’avait rien deviné. Qu'ils se soient embrassés plutôt qu'engueulés paraissait bien trop invraisemblable et n’avait apparemment effleuré l’esprit à personne. Elle tenta une réponse aussi assurée et évasive.

« Oui, t'inquiète ça va.

- Ah ouais ? Fronça-t-elle des sourcils, Non parce qu'on dirait pas hein, vous avez l'air un peu... en froid. »

Oriag ne sembla pas du tout se laisser duper par son expression neutre. Ses yeux noirs la fixaient avec une autorité bienveillante, attendant une réponse honnête. Sibéal finit par craquer et secoua la tête à la négative. La navigatrice hocha la tête sans rien dire, comme si elle espérait plus d'explications. Le silence que lui renvoya Sibéal finit par la résoudre à briser le blanc :

« Bon, t'es pas obligé de me dire, ça me regarde sûrement pas, mais bon c'est sûrement pas aussi grave que tu le penses, non ? 

- Je sais pas trop... avoua-t-elle.

- Il a fait quoi ? Insulté Star wars ? »

Sibéal eut un petit rire.

« Il oserait pas !

- Alors ! Bon, ben donc c'est que c'est pas grave, la rassura Oriag. Vous allez vous rabibocher va !

- J'aimerai vraiment, je t'assure.

- Quoi que ça soit, j'pense ça vaut pas la peine de rester brouillés, si ? Lui sourit-elle gentiment.»

Des exclamations bruyantes en arrière fond leur signifièrent le départ du défi. Apollo et Nanak s'élancèrent à l'assaut des troncs d'arbres avec expérience et précaution. Apparemment le premier qui tombait avait perdu la partie. Fran restait statique sous les cocotiers.

« C'est la promiscuité sur ce caillou, ça vous a couru sur les nerfs et vous vous êtes embrouillés bêtement j'suis sûre, consola Oriag, il est pas rancunier notre capitaine, t'inquiète, ça va le faire ! »

Une piqûre de tristesse lui pinça la poitrine. Elle laissa son attention dériver vers l'intéressé concentré sur la grimpe d'Apollo. Elle voulait oublier tout ça et pourtant… elle savait pertinemment que dans un petit coin de son ventre, elle avait envie de l'embrasser à nouveau. Elle s'empourpra, jeta un coup d'œil à Oriag qui ne discerna pas son trouble. Elle siffla pour encourager l'ex-militaire. 

Soudainement, Fran sortit une pierre de dessous les branches, la brandit au-dessus de sa tête. Elle se mit à courir victorieusement en direction du feu de camp. Lorsqu'elle lécha la petite roche, la lumière des flammes révéla qu'il s'agissait d'une petite noix de coco. Esteban applaudit des deux mains avec un air ravi. 

Wanda et Nialh bondirent aussitôt sur leurs pieds :

« YA TRICHE ! »

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