Chapitre 28 : Deux démons en une nuit

Par Elly

Un sourire malicieux étira les lèvres de Cally. Un sourire qui n’avait rien à voir avec la douceur habituelle de la magérienne.

  —  Vous arrivez juste à temps pour le clou du spectacle. 

Elle claqua des doigts. Une flamme rouge naquit au bout de son index. Elle l'approcha du sortilège runique lorsque Thalion esquissa un pas vers elle.

  —  Bougez et je déclenche l’enchantement illico presto. Lancez un sort et c’est Cally qui en pâtira. Je ne fais qu’emprunter son corps, après tout. 

  —  Alors c’est bien toi, Eris, cracha Camille. 

Eris n’avait jamais eu de complice. Elle agissait elle-même en manipulant son ancienne meilleure amie. Cally ne devait pas en avoir conscience. Eris n’aurait pas besoin de la manipuler pendant son sommeil si elle coopérait. 

Nullement intimidée par l’attitude menaçante du jeune homme, Eris pencha la tête sur le côté, l’air amusé. 

  —  Toute cette haine dans ta voix me donne des frissons, se moqua-t-elle. J’aimerais dire que te voir avec eux m’étonne, Camille, mais en réalité, pas tant que ça. L’homme succombe si facilement à la vengeance. C’était prévisible. 

  —  Tu sais aussi ce qui est prévisible ? La façon dont je vais te refaire le portrait. 

  —  Fais-toi plaisir, mais tout ce que tu feras, c’est blesser une fille innocente. Même moi, j’ai évité le meurtre pour elle, pour qu’elle garde ses mains blanches. Cally n’a pas conscience que je profite de son sommeil pour l’utiliser. 

  —  Tu ne cesses de manipuler les autres comme des pantins, constata Thalion avec amertume. 

Eris plongea son regard dans le sien. Thalion reconnut la lueur flamboyante d’une détermination sans faille qui n’avait jamais quitté les prunelles de son ancienne meilleure amie.

  —  Je suis prête à tout pour tracer mon propre chemin, peu importe si je déçois ou détruis le monde au passage, affirma-t-elle sans détour. 

  —  Pourquoi retardes-tu le déclenchement du sort, dans ce cas ? s’enquit Nohan.

Une expression empreinte de pitié se peignit sur le visage de Cally. 

  —  Nohan, toujours à voir du bon là où il n’y en a pas. N’imaginez pas que je retarde l’inévitable par doute ou remords. C’est parce que c’est inévitable et que vous ne pouvez rien faire pour l’éviter que je me permets de discuter un peu avec vous. Je ne sais pas quand sera la prochaine occasion, alors autant en profiter. N’avez-vous pas des questions ? Par exemple, comment j’ai…

Un flash bleu accompagné d’un crissement électrique l’interrompit. Thalion se souvenait avoir étudié un sort en cours de magie bleue utilisé pour défendre les maisons. Il consistait à installer un bouclier invisible, semblable à une barrière électrique qui repoussait les attaques en produisant ce son. Eris l'avait sans doute mis en place au cas où des visiteurs, professeurs ou surveillants arriveraient. 

Elle ricana. 

  —  Il y a quelqu’un parmi vous qui vient de lancer un sort, sans incantation, en plus, en imaginant que je n’aurais pris aucune précaution. Puisque vous ne semblez pas avoir envie de discuter, je vais…

Aglaé sortit du silence lorsque la flamme ondoya à quelques millimètres des traces de sang. 

  —  Non, attends, Cally ! Je veux dire, Eris ! C’était moi ! 

Eris arqua un sourcil en laissant son geste en suspens.

  —  Pour Camille, je m’y attendais. En revanche, ta présence ici est une surprise, Aglaé. Je ne pensais pas que tu étais du genre à te mettre en danger et à enfreindre les règles. 

  —  Pas quand on touche à ma famille. Écoute, si tu fais ça, ma mère…

  —  N’y vois rien de personnel, Aglaé, mais je me fiche de ce qui peut arriver à ta mère à cause de moi. Je porterai ce dernier coup à l’arbre, que ça vous plaise ou non. 

  —  T’es au courant que les démons de l’autre côté de la porte risquent de débarquer dans notre monde après ? remarqua Thalion. 

Ne connaissant pas cette information, Camille et Aglaé le dévisagèrent, déroutés par ce qu'ils espéraient être du bluff. Eris secoua la tête. 

  —  Ce n’est pas notre but, si c’est ce que tu cherches à savoir. Pas pour l’instant. Le sort n’est pas assez fort pour affaiblir l’arbre à ce point. Les flammes ont déjà fait la majeure partie du travail, une attaque près du cœur finira le reste. Rassure-toi, tu comprendras rapidement l’objectif de tout ça, dit-elle en souriant. 

  —  Elle a raison, confirma Apocryphos. Les symboles qu’elle a utilisés ne forment pas un sortilège runique surpuissant. 

Thalion retint un soupir de soulagement. Quel que soit leur but, au moins, ils n’auraient pas à gérer une invasion de démons.

  —  Comment as-tu outrepassé les défenses de l’arbre, la toute première fois que tu as possédé Cally, avant que la malédiction soit apposée ?

  —  Ce n’est pas pour rien que les anciens rechignaient à donner leur vrai nom à n’importe qui. Les utiliser renforce les sortilèges ciblés, comme les enchantements de manipulation. Encore plus avec une mèche de cheveux, par exemple. Si on prend aussi en compte l’agitation des démons que mon cher associé favorisait, et le fait que je sois une ancienne élève, traverser les failles de l'arbre n'était pas impossible. Ce dernier avantage m’a aussi été utile devant les espèces créatures qui surveillent…

Les Nyctoplasmes. Mme Luciphella avait précisé que ces monstres étaient moins agressifs avec les élèves, pour ne pas les blesser. Forcément, pour Eris, cela rendait les choses plus faciles. 

  —  D’habitude, j’utilisais les dons en métamorphose de Cally pour me fondre dans la nuit, mais cette fois-ci, j’ai voulu faire vite. Le serpent près des dortoirs m’a surprise, d’ailleurs…

  —  Tu savais que c’était ta dernière chance. Que je découvre la malédiction et renforce l’arbre ne vous a pas plu, je suppose ? la nargua Thalion. 

Thalion savoura l’agacement qui faisait plisser les yeux d'Eris. Tout n’avait pas été inutile. 

  —  Je te l’accorde, reconnut-elle. En plus, ça tombait pendant les vacances de Samhain, Cally n’était pas sur place. On a dû améliorer le sort pour le rendre plus efficace et se faufiler entre les dernières failles des défenses de l'arbre avant qu’elles ne soient comblées. Heureusement, grâce aux flammes de Cally, j’ai gagné un temps fou ce soir, même si j’aurais aimé ne pas avoir à les utiliser excessivement. Une chance que je connaisse son secret. Vous étiez aussi au courant, je suppose ? 

Cette fois-ci, ce fut au tour d’Eris d’apprécier la colère qui noircissait le regard de Thalion. Elle fit mine de s’offusquer.

  —  Quoi ? Elle ne vous a rien dit ? Même pas à toi, Thalion, alors que tu lui as tout dit, j’imagine… Mon pauvre. Elle ne te faisait pas assez confiance pour partager son secret, visiblement…

Thalion aurait voulu la contredire, mais aucun argument ne lui vint. La seule chose qu’il constatait était l’ignorance dans laquelle il avait été maintenu ces derniers mois. Le silence de Cally alors que les occasions pour se confier n’avaient pas manqué. 

  —  Arrête Eris, intervint Nohan. Tu cherches uniquement à semer la discorde entre eux. 

  —  Je n’ai pas besoin de semer quoi que ce soit, les graines sont déjà plantées. Je les aide simplement à pousser…

… Pour qu’elles donnent naissance aux fleurs de la rancœur dont le parfum aigre attirerait à coup sûr les Ombres. 

Eris claqua la langue contre le palais. 

  —  Merci de m’avoir fait le plaisir de discuter. Vous parler m’avez manqué, vraiment. Mais maintenant, je dois vous laisser. Il est temps pour l’Enfant Sanglant d'entrer en scène.

Avant de leur laisser le temps de réagir, Eris toucha de son doigt enflammé le sortilège runique. Comme une étincelle chatouillant la poudre, le sang s’enflamma immédiatement. Les secondes suivantes, les lianes lumineuses s’éteignirent, les plongeant dans l’obscurité. Seul l’éclat doré du sang divin cristallisé encastré dans l’écorce éclairait leurs visages déboussolés. Puis elles se rallumèrent, quoique d’une lueur plus faible. Il était difficile d’estimer l’impact du sort sur l’arbre, mais c’était suffisant pour le faire court-circuiter. 

  —  Et c’est déjà très grave, réagit Apocryphos. L’arbre est comme un bouclier magique autour de l’académie, qui vient de s’éteindre un instant. Un court-circuit, même bref, laisse amplement le temps à l’esprit le plus malveillant d'entrer dans l'école. 

Thalion échangea un regard alarmé avec Nohan qui avait également entendu le dieu. Si on prenait en compte la dernière phrase d’Eris…

  —  Thalion ? Nohan ? Que… Qu’est ce qui se passe ? On est où ?

Les magériens se tournèrent vers Cally. Ses yeux vert d’eau avaient perdu leur couleur rouge, n’exprimant qu’une nette confusion. Thalion aurait éprouvé du soulagement de la voir libérer de l’emprise d’Eris si la colère ne l’engloutissait pas. 

Avec prudence, Aglaé avança vers elle. 

  —  Cally, c’est bien toi ?

Désemparée, la magérienne les regarda tour à tour, avant de tâtonner son torse et son visage, comme pour s’en assurer elle-même. Avec ses cheveux bruns mal peignés et son pyjama, elle ressemblait ni plus ni moins à une jeune fille complètement perdue qui venait de sauter de son lit. 

  —  Bah… oui ? Qui veux-tu que ce soit ? Mais… On est dans l’arbre-monde, là, non ? Comment je suis arrivée ici ?

  —  Comment t’expliquer ça… répondit Nohan en cherchant une façon d’exposer les faits sans la faire culpabiliser. 

  —  Eris t’a manipulée à distance comme une vulgaire marionnette pour affaiblir l’arbre, profitant de tes flammes démoniaques dont elle seule semblait connaître l’existence, pour arriver à ses fins, résuma Camille. 

Nohan secoua la tête, exaspéré, tandis qu’Aglaé soupira. Mais ni eux ni Thalion ne le reprirent, car tout était vrai. Le trouble de Cally s’accentua.

  —  Je… Je ne comprends pas… Attendez, mes flammes ? Eris…

En portant sa main à sa bouche, elle remarqua le sang qui dégoulinait de la plaie barrant sa paume. Puis le crépitement des flammes rouges qui s’évanouissaient progressivement à mesure que le sang s’effaçait attira son regard. Elle pâlit. 

  —  Je… Pour Eris, je ne savais pas qu’elle…

  —  Ce n’est pas le problème, la coupa Thalion d’une voix froide. On a compris qu’elle avait agi contre ton gré. Le problème, c’est qu’elle était au courant pour tes flammes, raison pour laquelle elle t’a manipulée, alors que nous, non. Explique-nous, Cally, pourquoi tu n’as pas daigné nous mettre au courant de cet élément crucial, laissant un avantage considérable à cette traîtresse. 

Cally recula, les lèvres tremblantes, sans que Thalion ne sache si c’était son ton cinglant ou son regard furieux qui la bouleversait. Autour de lui, Nohan, Aglaé et Camille hésitaient quant à la réaction à adopter. Ils souhaitaient des réponses mais ne voulaient pas que la situation, déjà grave, dégénère. 

  —  Je ne pensais pas qu’elle m’utiliserait de la sorte, sanglota-t-elle. J’espérais que, enfin...

  —  Tu espérais quoi ? Qu’elle fasse preuve de scrupule ? Elle a tué Roxanne, et tu penses que retourner ton secret contre toi lui poserait problème ? 

Thalion avait conscience d’être dur. Cally restait humaine. Il était difficile de rompre des liens nourris depuis des années et de faire le deuil d’une personne qu’on pensait connaître. Pour autant, son silence avait mis en péril l’arbre, Rosalyne, l’académie, et plus que tout, l’amitié qu’il entretenait avec elle. Cally était différente d’Eris. Malgré tout, son mensonge donnait l’impression à Thalion de revivre ce qu’il avait vécu avec Eris. Que leur relation n’était qu’une illusion de plus et qu’elle aussi considérait sa confiance comme un paillasson sur lequel on essuyait ses pieds. Facile à obtenir et sans valeur. S’était-il trompé en imaginant être sur la même longueur d'onde qu’elle ?

Cally baissa ses yeux embués de larmes et de culpabilité, ses mains tirant nerveusement sur le bas de son t-shirt.

  —  Je ne pouvais pas non plus vous en parler car j’ai… promis de garder le silence. Eris est au courant car elle était là quand... De toute façon, en l’apprenant, vous m’auriez regardé de travers et…

  —  Tu te fous de moi ? s’époumona Thalion. J’ai plus de facilité pour manipuler la magie noire que pour sociabiliser et des Ombres qui rêvent de ronger mon âme à gérer, et tu penses que moi, je t’aurais jugé parce que tu possèdes les flammes démoniaques ? 
Thalion sentait son sang bouillir d’indignation. La colère grondait dans ses veines. La déception lui laissait un goût amer en bouche. La rancune germait dans son cœur sous la pluie de ses larmes ravalées. Était-ce comme ça qu’elle le voyait, après tout ce qu’ils avaient traversé ensemble ?
D’un pas vif, il s’avança vers elle. Ses pupilles dilatées frémissaient de rage au point que Cally prit peur, se cognant contre le bloc de sang divin cristallisé en reculant. 

  —  Je vous ai tout dit pour Apocryphos, pour le sort de mes parents, tout ! cracha-t-il avec hargne. Je me suis confié à vous, et toi, tu n’as pas été capable d’en faire de même en retour ? Tu me vois toujours comme un corbeau qui pourrait te trahir à tout moment ? 

  —  Non, pas du tout ! Thalion, s’il te plaît…

  —  Ne sois pas lâche. Assume que tu me vois comme Corvus. Assume que tu ne me fais pas confiance. 

Sa voix se brisa. Au final, il était toujours le seul à nourrir des illusions sur ses relations. Avoir l’espoir d’être aimé et traité comme les autres le rendait-il si manipulable, si naïf ?
Thalion avait l’impression de brûler tant la chaleur de son courroux courait sur sa peau. Ou bien était-ce les blessures liées à l'usage de magie divine qui chauffaient ? Il ne percevait pas la différence. Cally le saisit par les épaules. Ses lèvres s’articulaient désespérément, mais le cerveau du maudit se focalisait uniquement sur les furieux battements de son cœur. Des pulsations qui n’étaient autres que les cris de sa colère. 

  —  Je ne sais pas ce que vient faire Apocryphos dans cette histoire, et Corvus a le droit de s’énerver… mais j’ai pas envie de mourir étranglé par les Ombres, marmonna Camille.

  —  Moi, c’est l’évocation de l’Enfant Sanglant qui m’inquiète, avoua Aglaé. Pourquoi Eris a dit qu’il arrivait ? Elle ne parle pas du vrai, quand même ?

  —  Ah, ça… bredouilla Nohan. Comment dire…

Avant qu’il puisse s'expliquer, un sifflement aigu l’interrompit, retentissant comme une sirène d’alarme. Les magériens se bouchèrent les oreilles pour prémunir leur ouïe de ce son strident qui leur perçait les tympans. Un son qui glaçait le sang et donnait la chair de poule. Ils soufflèrent quand la mélodie du silence revint. Cette intervention avait malmené leur audition un bref instant, mais avait le mérite d’avoir freiné l’élan de colère du maudit qui menaçait de l’emporter.

Suite à cette agression auditive, Thalion, Nohan et Camille échangèrent un regard. Après l’avoir subi plusieurs jours d’affilée, il était impossible de ne pas reconnaître ce sifflement.

  —  Les gars, commença Nohan, ce sifflement, c’était…

  —  Ouais, pas de toute, confirma Camille. C’est celui…

  —  … du serpent, acheva Thalion. 

Comment était-ce possible ? Il était mort : Eris avait brûlé sa tête avec les flammes de Cally. Mme Luciphella aurait été alertée et aurait reproduit une série de Nyctoplasmes ? 

  —  Le son était différent, remarqua Nohan. Il était plus… sonore, comme s’il était amplifié par la magie. 

  —  Moi, ce qui me surprend, ce sont les frissons que j’ai eus, confia Camille. Le sifflement du serpent était désagréable au possible, mais à aucun moment il ne m’avait donné froid dans le dos. 

Peut-être que ce sifflement était celui de leur geôlier, lorsqu’il ne se retenait pas face aux élèves, mais, dans ce cas, pourquoi Thalion se sentait visé, comme si ce sifflement lui était destiné ? Qu’il était un appel, une invitation, ou plutôt, une convocation ? Le sifflement résonna de nouveau. C’était définitivement celui du serpent… mélangé à quelque chose d’autre. Quelque chose de plus sombre, produisant ce chant menaçant qui hérissait les poils de jeune homme et l’oppressait comme si des mains s’enroulaient autour de son cou. 

Son cœur cognait dans sa poitrine, non plus motivé par la colère, mais par la peur. Thalion eut le pressentiment qu’un terrible malheur s’abattrait sur l’académie s’il ne consentait pas à aller à sa rencontre. 

Tandis que ses amis avaient tous les mains plaquées sur leurs oreilles, Thalion se mit à courir vers la sortie de l’Arbre-monde. Ses jambes foulaient le sol à toute allure sans même qu’il le leur ordonne. Il perçut à peine les appels de ses compagnons derrière lui, ne se préoccupa pas de l’odeur de brûlé qui empestait ses narines ou ses sueurs froides qui contrastaient avec la chaleur l’ayant submergée précédemment. Dans le couloir, il enjamba les corps sans même y faire attention, et dépassa Mme Luciphella sans réaliser sa présence. Elle l’interpella. Il l’ignora, filant jusqu’à la terrasse surplombant la forêt. 

Lorsqu’il posa un pied sur l’immense balcon, la fraîcheur de la nuit lui mordit la chair, mais il n’en avait cure. Le ciel s’était dégagé, et les rayons de la lune éclairaient la nuit. Thalion s’avança prudemment, sentant le danger planer près de lui. Puis le sifflement retentit. Il tomba à genoux, la tête opprimée par ce terrible bruit. Il crut défaillir, jusqu’à ce que le silence le sauve du malaise. En ouvrant les yeux, il aperçut le serpent. La créature longiligne noire aux reflets argentés se dressait au-dessus de lui. Si son corps était celui du serpent qu’il avait connu, sa tête ne l’était pas. Elle se distinguait désormais du reste du corps par sa couleur noire d’encre, comme si elle avait été reconstruite dans de l’onyx, et ses yeux non plus jaune mais rouge profond. De plus, les traits lisses de son visage reptilien étaient devenus plus rugueux, décorés de quelques cornes et écailles pointues. Thalion aurait pensé se trouver face à un jeune dragon si les ailes n’étaient pas absentes. 

Les pupilles du serpent fixées sur Thalion se rétrécirent. Sa langue bleue fourchue qui dépassait de sa bouche frétilla. Une voix désincarnée, similaire à celle des Ombres, s'éleva :

  —  Bon choix.

Thalion était tétanisé, comme s’il s’était transformé en statue de glace. La chaleur qui l’avait enveloppé n’était plus qu’un vague souvenir. Son instinct lui hurlait de fuir, mais il était incapable d’effectuer le moindre mouvement. Le froid l’engourdissait autant que la peur le paralysait. L’atmosphère oppressante l’étouffait, et cette sensation d’étranglement persistait. La respiration courte, de la buée s’échappait entre ses lèvres tandis que son regard était piégé dans celui du reptile. Un regard perçant qui semblait voir ce qui se cachait au fond de son âme. 

  —  Thalion !

La voix de Nohan attira l’attention du serpent qui se détourna du maudit. Ce dernier sentit la pression s’alléger et inspira de grandes bouffées d’air. Libéré de cette emprise, il se força à se lever, tremblant. Il voulut crier à ses amis de s’éloigner, mais il n’en eut pas l’occasion. Le serpent ouvrit sa gueule, dévoilant ses crochets acérés, non pas pour produire un autre sifflement pétrifiant, mais pour vomir une sorte de fumée noire. Cette vision lui rappela Shivana dans l’Antre du savoir, lorsqu’elle crachait ses flammes. Cette fois-ci, le gaz opaque ne brûlait rien et se répandait à une vitesse affolante. Il se diffusa à l’entrée de la terrasse, barrant le passage à quiconque voulait y pénétrer. Ses amis stoppèrent leur course et reculèrent pour ne pas se faire engloutir. La dernière chose que Thalion vit avant que la brume ténébreuse lui obstrue la vue fut l’expression affolée de Nohan. Il perçut ensuite des cris étouffés, des sorts lancés, puis la voix autoritaire de Mme Luciphella qui leur ordonna de reculer. Le nuage obscur se figea. Ses contours frétillaient.

Un frisson parcourut l’échine de Thalion lorsque cette voix caverneuse résonna de nouveau.

  —  Je n’aime pas être dérangé pendant une conversation. Allons ailleurs. 

La panique s’empara du jeune homme. Être seul face à lui l’horrifiait plus que tout. Il n’était pas prêt pour cette confrontation. On apprenait aux enfants à ne pas suivre les inconnus. Thalion ne comptait pas déroger à cette règle maintenant. 

Sans réfléchir, il courut vers la fumée noire, préférant prendre un risque en l’inhalant que de partir avec lui. Cependant, Thalion ne put vérifier si la brume aurait eu la clémence de l’épargner car un trou noir apparut sous ses pieds. 

Ne pouvant l’éviter, Thalion tomba dedans, suivi par le serpent. 

Ou plutôt, par l’Enfant Sanglant. 
 

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