Je sors de chez Anna, complètement défait. Je n'arrive pas à me confier et cette situation me tue autant qu’elle. Pour me calmer, je commence à courir, mais la colère et la frustration l’emportent. Je finis par piquer un sprint, avant de me manger un bout de trottoir. Je m’affale de tout mon long et reste là, allongé par terre, haletant comme si j’avais parcouru des centaines de kilomètres. Je roule sur moi-même et m’assieds en grimaçant. Mes genoux et mes paumes me brûlent, à part ça, rien de sérieux.
Mon cœur et mon égo sont meurtris, ils me mettent à l’épreuve et c’est bien plus douloureux que cette chute ridicule. En fin de compte, je ne suis pas plus avancé. Je ferme les yeux un instant, le beau visage d’Anna m’apparaît. Elle m’apporte tout ce dont j’ai toujours rêvé, le plaisir physique en prime, et je ne vais pas m’en plaindre. Pour autant, ma vie ne changera pas. Les visites en prison ne sont jamais des parties de plaisir. Je ne parle jamais de l’humiliation de se déshabiller devant un gardien scrupuleux, vérifiant si l'on ne cache pas des objets ou des armes potentielles, même si c’est rarement arrivé. Du manque total d’intimité pendant les retrouvailles, des regards gênés, blasés ou curieux sur vous, des angoisses nocturnes, ni des prises de tête avec les services sociaux. Tous ces rendez-vous chez les psys que j’ai fini par berner après avoir compris leur attente. C’est ma vie et personne ne peut changer ça. Comment expliquer mes anxiétés, mes manques liés à ma mère ? Seule ma famille de cœur m’a empêché de faire des conneries et maintenant Anna ?
Je ne veux rien devoir à Candice. Lui demander une faveur lui permettrait d'entrer dans mon intimité. Alors j’alimente ma colère pour pouvoir avancer et éviter de souffrir. Sans elle, je me sentirais désarmé et vulnérable et je ne suis pas prêt à vivre ça.
Je me relève et traîne les pieds pour rentrer. De toute façon, Derek et Elijah ne me calculent pas. On s’est grave allumés à propos de la tournée. Ils ne comprennent pas pourquoi je ne passe pas ce fameux coup de fil ! Je n’ai jamais vu Derek aussi remonté. Putain, des fois, il me casse vraiment les burnes, en plus Elijah est d’accord avec lui, c’est rageant.
Sitôt rentré, je me colle sous la douche avant de m’installer pour le repas. Je ne dis pas un mot, Derek me regarde de travers. Elijah est concentré sur Mike, le pauvre essaie, tant bien que mal, de combler le silence. Seule Marlène agit comme si tout allait pour le mieux, pourtant cette situation lui fait de la peine, et tout le monde le sait.
Deux heures plus tard, je suis allongé dans mon lit, énervé et stressé le sommeil me fuit. Mon cerveau bien trop actif m’envoie des centaines d’informations concernant Anna. Comment faire ? Tu pourrais… Va la voir ! Fait chier ! J’ai beau me tourner et me retourner, je n’arrive pas à déconnecter. Mon corps et le reste sont en état de manque. Je me demande comment je vais réagir quand elle ne sera pas là. Et si son père décidait de ne pas revenir ? Si cette tournée leur redonnait le goût des voyages ? Oh putain ! Je suis à deux doigts de péter une durite. L'appeler me paraît une bonne idée, lui parler de vive voix serait encore mieux, seulement il est tard, et si je me pointe chez elle maintenant, je risque d’être mal reçu.
Pour me changer les idées, je me lève et me dirige vers la cuisine. Je me sers un verre d’eau, quand je perçois du bruit et des soupirs provenant du salon. Je ne voudrais pas tomber sur Mike et Marlène en train de se peloter. Pour ne pas me faire remarquer, je sors le plus discrètement possible.
— Oh, mon Dieu, Elijah. Tu as une si grosse…
Rah ! Je me bouche les oreilles. Visiblement, mon frère occupe le canapé avec Lexi. Je n’ai pas très envie d’entendre parler de son calibre, ou d’autre chose. Comme je me retiens de rire, je passe devant la chambre de Derek, ce dernier ouvre sa porte. Il soupire et me fait signe d’entrer. Pendant une fraction de seconde, j’hésite, mais Lexi remet ça.
— Vas-y, montre-moi…
Je rentre précipitamment. On se fixe sans un mot. Je lève les sourcils.
— On a l’air un peu cons à se reluquer comme ça, non ?
Il fait reculer son fauteuil.
— Écoute Kyle, j’ai vraiment horreur de me disputer avec toi, comme avec Elijah d’ailleurs. Après tout, cette histoire ne me regarde pas, alors sans rancune.
Je m’assieds sur son lit, j’ai besoin de vider mon sac.
— Tu as raison, se faire la gueule ça ne sert à rien. Nous avons tous nos mauvais côtés, il faut l’accepter.
— Ouais ben, il faut croire que tu n’acceptes rien du tout.
— Quoi ? Merde ! Tu ne vas pas recommencer avec ça ! mêle-toi de tes affaires Derek, je t’ai déjà prévenu.
Derek est furieux.
— Je suis de ton côté nom d’un chien ! Tu vas m’écouter oui, sinon je te passe sur le corps avec mon fauteuil ! T’as bien imprimé, espèce d’abruti ?
— C'est toi l'abruti, si tu ne tentes pas de te mettre cinq minutes à ma place. Ma mère a détruit mon enfance. Elle m’a abandonné, c’est plus clair dit comme ça ?
— Mais bordel, Kyle, essaie de comprendre ! Sa décision de laisser mourir ce type te fait choisir de ne pas suivre Anna ! Même après sa mort, ce mec exerce toujours une emprise sur vos vies.
— C’est quoi ce charabia, putain ? Cette ordure pourrit six pieds sous terre, et d'après toi, il contrôle mon existence. C’est ça ta théorie foireuse ?
— Je ne sais pas moi ! Elle a dû se dire : il fera, un jour ou l'autre, d’autres victimes ou il en a déjà à son actif, alors elle a attendu, et la laisser se vider. Mais en prenant cette décision, elle s’est condamnée à une peine de prison. Candice paie tous les jours le choix de cette fameuse nuit, et par la même, toi et ton entourage également. C’est l’effet papillon. En même temps, tu aurais pu tomber plus mal comme famille de remplacement, si tu veux mon avis.
Son analyse est juste, il a probablement raison. Mais ça ne change rien, je me sens toujours déprimé. Je m’étends sur son lit, une main sur le thorax, dans un mouvement circulaire j’essaie de faire disparaître cette sensation d’oppression. Ce mal-être, je le traîne depuis son enfermement. Comment dois-je m’y prendre pour sortir du carcan qui est censé me protéger du monde extérieur, et dont je me suis imposé au fil des années ?
— Kyle. Tu n’es pas le seul à avoir souffert. À la mort de mon père, j’ai ressenti un énorme gouffre en moi. Je lui en voulais tellement d’être parti. Mais il ne reviendra jamais, contrairement à Candice. Tu as une chance de pouvoir à nouveau avoir un lien avec ta mère. Elle finira par sortir, et à ce moment-là, elle aura besoin de ton soutient, et encore plus aujourd’hui. Même si maintenant tu vis avec nous. On est ta famille, mon pote, un coup de fil n’y changera rien.
Le chagrin m’envahit. J’essaie de le refréner, mais des larmes coulent sur mes joues. Je pose un bras en travers de mes yeux. Je ne veux pas qu’on me voie comme ça. Je sens Derek s’asseoir sur le lit, sa main me serrer l’épaule. Mes sanglots incontrôlables se propagent dans la pièce, sans pouvoir les arrêter. Alors je lâche tout…
**
Nous sommes tous les trois réunis à la salle de sport, la boîte à renflouer les caisses, posée devant nous. J’insère des billets, histoire d’essayer. Elijah s’assure de sa solidité et vérifie que personne ne peut prendre l’argent glissé à l’intérieur en la renversant. Comme Elijah sort des vestiaires, Derek écrit un message des plus explicites, pour attirer l’attention.
Attention ! Pour vous, mesdames, en exclusivité !
Une photo d’Elijah NU et dédicacée. Une par personne.
Nous n’acceptons que les gros billets.
Je me pince les lèvres pour ne pas éclater de rire. Je ne vois pas en quoi ce message pourrait inciter les gens à donner de l’argent. Il n’y a ni formulaire à remplir, ni de femme dans la salle et donc aucune possibilité de récupérer ladite photo ! Mais je connais Derek, faire péter un câble à Elijah l’amuse au plus haut point.
Content de son exploit, Derek dépose la boîte sur le bureau de Mike de telle façon qu’Elijah ne voie pas le message foireux.
Mike nous rejoint et fronce les sourcils en apercevant le mot.
— C’est quoi encore cette histoire ? Si c’est une de vos conneries, je préfère vous le dire, je ne suis pas d’humeur.
À ce moment-là, Elijah revient avec des boissons et explique :
— On a décidé de vous aider comme on peut. On tient à cet endroit, Mike. Ce n’est pas nécessaire de te rappeler pourquoi.
Mike prend un air pensif tout en se calant au fond de son fauteuil.
— Si je résume, vous voulez que les gens fassent un don pour sauver le business. C’est une idée intéressante et une gentille attention et je suis prêt à parier que Taylor ne s’y opposera pas.
Puis d’un geste de la main, il pousse la boîte vers nous.
— Par contre, je doute que les photos dédicacées soient de très bon goût.
Cette fois, c’est au tour d’Elijah de froncer les sourcils. Comme au ralenti, Mike fait pivoter l’inscription de notre côté. Je vois, presque au même instant, les yeux de mon frère s’agrandir. Derek ouvrir la bouche avec stupeur comme s’il n’avait rien écrit du tout. Elijah attrape l’objet, lit l’annonce, écarquille les yeux, puis jette un regard meurtrier à Derek.
— Tu peux t’expliquer ? Mais qu’est-ce qui a bien pu te passer par la tête à la fin ? Oublie ça tout de suite. Je ne me désaperai pas. Poser nu, non, mais je rêve !
Démasqué, le fautif se justifie :
— Mais, réfléchis, toutes les filles sont folles de toi. On pourrait largement tripler les gains. C’est une idée géniale au contraire.
— Pourquoi ne le fais-tu pas toi ? Ou Kyle ? C’est lui qui ressemble à ce foutu chanteur.
Je n’ai plus envie de rire.
— Oh ! Non, non, non, on se calme là, moi je ne fais rien du tout. Je n’irai pas me mettre à poil, oubliez ça les mecs.
Derek secoue la tête en lâchant d’un air contrarié :
— Avec Kyle, ça ne marchera pas. La moitié des filles de la ville l’ont vu sans rien sur le dos. Il n’intéresse plus personne.
Mike, franchement surpris et choqué, nous dévisage les uns après les autres. Je me tourne vers Elijah.
OK, s’il veut se la jouer comme ça, aucun souci.
— Derek n’a peut-être pas tort. Je connais des tas de filles prêtes à tout pour examiner ton tatouage de près. Ça les intéresserait vachement de savoir jusqu’où il va.
Je le vois serrer les dents. Derek reprend :
— OK temps mort. J’ai une super idée. On pourrait organiser une soirée chippendales, waouh ! On pourrait récolter tout un tas de pognon. Bon, c’est sûr, il faudrait acheter des strings… Enfin toute la panoplie…
Du plat de la main, Mike frappe sa table de travail.
— Ça suffit, j’en ai assez entendu. Je n’arrive toujours pas à comprendre comment vous faites pour m’exaspérer à ce point et en si peu de temps tous les trois.
Il soupire, se lève puis se rassoit en fourrageant dans sa tignasse. Très énervé, il reprend la parole :
— J’accepte l’idée de cette cagnotte. Je la laisserai dans le bureau, mais pas de photo, pas de chippendales. Rien. Et je précise bien : rien du tout. Est-ce clair ?
Il regarde Elijah.
— Je suis d’accord, mais euh… Pour l’annonce, il faudrait l’enlever.
D’un coup de feutre noir, Mike masque la phrase compromettante.
— Derek, Kyle, je veux vous entendre dire que vous ne ferez rien pour attirer l’attention sur votre ami, ou quelque chose d’encore plus stupide.
Il croise les bras sur son torse, adoptant un air sévère, inutile de préciser qu’il n’impressionne plus aucun de nous depuis longtemps.
— Je vous écoute.
Je hoche la tête, cette blague saugrenue pour faire enrager Elijah a assez duré.
— C’est bon pour moi.
Derek hésite. Dépité, il se redresse et balance :
— Ouais, bien sûr, c’était une idée audacieuse. Mais comme je dis toujours, profitons-en avant la trentaine, après on se ramollit de partout. Et croyez-moi si vous voulez, c’est pas joli, joli.
Vu la tête de Mike, il vaut mieux se barrer d’ici.
**
Nouveau rendez-vous avec le Docteur Nash. Assis sagement dans la salle d’attente, Marlène à mes côtés, je compte les minutes. Mon pied n’arrête pas de bouger, cette future séance me rend nerveux. Après tout, je ne suis pas sûr de revoir cette psy, et au vu de mes antécédents, ça ne me ferait même pas lever un sourcil ! Marlène aimerait savoir si je vais parler de mon refus d’appeler ma mère. Bien sûr, je n’en ai aucune envie, mais la connaissant, elle n’abandonnera pas si facilement. Pour tout dire, on en débat depuis le soir où les Jackson sont venus chez nous, et entendre son refrain ne m’aide pas beaucoup. Du coup, je ne sais plus ce que je dois faire, en discuter ou me taire ?
Discrètement, je lâche un soupir de soulagement à l’instant où j’aperçois le docteur Nash. J’avoue, j’appréhendais de tomber sur quelqu’un d’autre et de devoir tout recommencer. Notre premier entretien a été si salvateur. C’est la meilleure, je n’ai aucun doute là-dessus. Sa voix douce et posée s’infiltre dans ma tête comme une promesse, une parenthèse bienvenue dans l’incessant tourbillon de mes pensées. Ses chaussures plates ne font aucun bruit lorsqu’elle s’approche de nous. Son sourire, lui, est simplement chaleureux et sincère.
— Kyle, Mme Campbell, c’est un bon jour, vous ne croyez pas ?
— Bonjour Docteur Nash, comment allez-vous ? demande Marlène en lui serrant la main.
— Bien, je vous remercie, et toi Kyle, comment te portes-tu aujourd’hui ?
Elle me tend la main, je me redresse et réponds à son geste.
— Un peu nerveux, dis-je d’un ton gêné.
Les mots sont sortis tout seuls. Je sens bien le regard étonné de Marlène sur moi. De mon côté, je me contente de suivre le docteur dans son cabinet.
Avant de nous laisser, Marlène me fait un signe de la main.
D’un geste, elle m’invite à m’asseoir, contourne son bureau et se met à fouiller dans des dossiers posés dessus, puis range les documents dans un tiroir avant de se caler dans un fauteuil.
— Eh bien, quelle journée, cette paperasse me prend beaucoup trop de temps, dit-elle sur le ton de la confidence.
Elle passe une main à plat sur ses cheveux tirés en chignon, puis d’un hochement de tête m’encourage à aborder le sujet de mon choix. Je déglutis, m’éclaircis la voix, évitant soigneusement son regard bienveillant. Le silence s’installe, ponctué par les bruits provenant de l’extérieur.
— Marlène vous a prévenue de mon absence…
Je ne trouve pas les mots, ça n’a aucun sens de lui parler de ce voyage, je n’y vais pas de toute façon ! Mais si je veux être totalement honnête avec moi-même, il serait temps d’arrêter de me torturer l’esprit.
— Oui, j’ai bien reçu son message, as-tu envie d’aborder ce point ?
J’ai ouvert la porte au sujet le plus sensible, et maintenant il est trop tard pour reculer.
— Je dois avertir ma mère de mon départ, son accord est indispensable. Je ne vois même pas pourquoi d’ailleurs, elle ne fait pas partie de ma vie, mais c’est la condition pour y aller, et c’est hors de question.
Je lâche cette phrase d’une traite, pour ne pas y revenir, c’est déjà bien assez dur comme ça.
— Je… commence le docteur Nash.
— Ne vous fatiguez pas, je connais déjà votre réponse. Croyez-moi, tout le monde m’a donné son avis : appelle ta mère et profite du voyage.
— Hum. Eh bien, tes proches ont une idée très précise de la situation, cependant seule la tienne m’importe.
Elle se penche légèrement en avant pour me porter toute son attention.
— Je ne sais pas, c’est compliqué.
— Je le conçois et c’est normal.
— Vraiment ? Je ne comprends pas, comment ça c’est normal ?
—Prendre du recul nous aide à voir un contexte différemment, à le fragmenter ou le percevoir dans son ensemble. Pour cela, nous avons besoin d’un temps de réflexion. Pour ce faire, tu dois te donner la permission de ne pas répondre tout de suite à une demande, mais faire ce qui est juste pour toi, sans tenir compte des attentes des autres.
Le silence s’installe à nouveau, son explication est sensée, cette femme a le don de me déstabiliser ou… de m’apaiser.
— Comment dois-je procéder d’après vous ? dis-je complètement perdu, mais intéressé par cette nouvelle approche.
— Avant de commencer, j’aimerais te rappeler ceci : ces moments passés ensemble et cet espace sont privés, rien ne sortira jamais de ce bureau. Le secret professionnel m’interdit de divulguer nos conversations, et l’enfreindre pourrait me valoir de graves ennuis.
Je hoche la tête, attentif à ses explications.
— Pour avancer dans ta vie, il te faudra aborder des sujets délicats, comme la prison par exemple, mais toi seul peut le décider. À ce moment-là, tu pourras prendre le temps de la réflexion et y revenir uniquement si c'est juste pour toi.
— Ça me prendra combien de temps ?
Indulgente, elle me sourit.
— Cela dépendra de toi et de mes disponibilités.
— On peut commencer maintenant ?
— Bien sûr.
— Alors, parlons de ce voyage.