Le trio avait été traîné à travers plusieurs escaliers. Ils montèrent, encore et toujours, pour finalement arriver dans une pièce comportant trois cellules alignées. La salle n'était pas bien grande, avec seulement de la place pour une vieille table en bois contre un mur et deux chaises. Une unique fenêtre, barricadée de fer, apportait un peu de lumière réconfortante.
Les trois cellules, délimitées par d'épaisses barres de fer rouillées, ne devaient pas dépasser trois mètres carrés et étaient complètement vides, à l'exception de la crasse omniprésente.
Enfermés à double tour, les trois élèves durent patienter, l'angoisse au ventre. Puis, subitement, la porte s'ouvrit à nouveau. Lya reconnut instantanément le premier homme qui entra. Elle l'avait déjà vu lors du défilé d'intronisation du seigneur d'Everka. Il s'agissait du père d'Amanda et Valma, le général Obscuda, de la division rapprochée du PC.
-Bien, bien... Voilà enfin les fauteurs de troubles ! Dumford, présentez-les-moi, ordonna-t-il.
Son ton était moqueur, tout comme son attitude. Sa petite moustache s'étirait de part et d'autre de ses lèvres, affichant un rictus malsain. Le même qui avait mis si mal à l'aise Lya lors de leur première rencontre.
-Ici vous avez une jeune femme de dix-neuf ans que l'on appelle Lya, commença un soldat décoré. Elle est accusée d'avoir tué sa camarade de classe lors de son examen...
-C'est faux !, cria la jeune femme, les interrompant.
Dumford voulut dire quelque chose, mais le général le coupa d'un geste de la main. Sans un mot, il s'approcha de la cellule de la jeune femme, se plantant devant elle. Son regard effrayant et menaçant était empreint d'une aura sombre et glaçante, capable de captiver l'attention de quiconque le croisait. Ses yeux étaient profonds, dénués de toute compassion ou de chaleur humaine, mais plutôt habités par une froideur insondable. Des frissons parcoururent tout le corps de Lya, et sa gorge se noua.
-Vous avez bien des choses à dire pour une criminelle.
Il prit le temps de la regarder de haut en bas.
-J'ai hâte de faire un peu plus connaissance avec vous mademoiselle. Notre tête-à-tête va être... enrichissant, je le sens !
Après avoir soutenu son regard assez longtemps pour complétement décontenancer sa victime, il se dirigea vers la cellule d'à côté.
-Ici, nous avons Matthew, vingt ans. Il fait partie du trio 3 avec la fille. C'est un mage de combat et de construction.
Toujours dans un silence pesant, le général scruta le jeune homme, comme s'il pouvait pénétrer son âme.
-Quel dommage que de tels dons soient donnés à des prolétaires des bas fonds, et que des racailles pareilles, puissent accéder à notre chère École... quelle décadence !
Matt serra si fort ses poings, que ses phalanges craquèrent. La rage lui déforma le visage, mais il se contrôla pour ne pas l'insulter.
-Quelle insolence dans ton regard. Je te promets que tu vas vite comprendre quelle est ta place.
Voyant que ses petites réflexions fonctionnaient, le général passa à son dernier détenu, avec complaisance. Son bras droit voulu lui faire la présentation d'Archi, mais il prit les devants sans attendre.
-Tien, tien ! Mais qu'avons-nous là ! Si un jour, on m'aurait dit que je retrouverais un Angels derrière les barreaux, je ne l'aurais pas cru !, dit-il en rigolant avec ses hommes qui l'attendaient à la porte. C'est donc toi le rebu de la famille. Si ton père est prêt à te laisser croupir en prison, c'est que tu dois être une sacrée déception. Dire que je t'ai laissé côtoyer ma descendance, nous ne sommes plus sûrs de rien ces temps-ci !
-Au vu de votre réaction offusquée d'homme fragile, je suppose que la légende sur les Obscuda est vrai !, répondit Archi avec un sourire désinvolte. Les hommes de la famille seraient de tels couards qu'ils seraient castrés. C'est pour cela que ce sont les femmes qui tiennent les reines !
Certains soldats ne purent se retenir de pouffer. Les femmes de la famille Obscuda étaient si puissantes et imposantes, que cette rumeur tournait déjà depuis des années ; une blague de mauvais goût.
Le général perdu son rictus et défia ses hommes du regard. Ils stoppèrent instantanément de se gausser. Archi avait touché une corde sensible.
- Tu sembles avoir envie de parler ? Ça tombe bien, j'avais besoin d'un volontaire pour commencer mes interrogatoires. Je crois qu'il est tout trouvé ! Emmenez-le !
Sans attendre, deux soldats ouvrirent la cage du garçon et le traînèrent en dehors de la pièce, sous les yeux impuissants de ses amis.
-Qu'est-ce que vous faites !, paniqua Matt.
-Qu'est-ce que vous allez lui faire !, renchérit Lya.
-Ne t'inquiète pas ma belle, lui susurra l'horrible personnage. Tu y passeras aussi !
Aussi vite qu'ils étaient arrivés, les soldats et leurs supérieurs disparurent, laissant les deux prisonniers, seuls et perdus.
-Qu'est-ce qu'ils veulent savoir ?, s'angoissa le grand brun.
-Je pense qu'ils veulent qu'on s'incrimine, nous et les personnes qui nous ont aidé...
-Lya...
-Oui.
La jeune fille passa son bras par les interstices de sa cellule pour attraper la main de son camarade.
-Moi aussi, j'ai peur.
*****
De longues heures passèrent, interminables, étirées par une tension oppressante. Dans l'austérité de la cellule, Lya et Matt se tenaient toujours la main, leurs doigts entrelacés comme si ce simple contact était la seule ancre qui les maintenait à la réalité. Chaleur, réconfort et peur.
Enfin, la lourde porte s'ouvrit dans un grincement métallique. La lumière crue du couloir inonda la pièce, révélant deux gardes traînant un corps inerte.
C'est horrifié qu'ils découvrirent deux gardes traînant le corps meurtri d'Archi. Le jeune homme était méconnaissable, encore plus que la dernière fois où il avait rencontré son père. Il avait des plaies et des bleus un peu partout. Un de ses yeux était tellement gonflé qu'il ne pouvait même plus l'ouvrir. Il semblait inconscient.
Les gardes le jetèrent sans ménagement dans une cellule voisine, verrouillant la porte à double tour avant de se tourner vers Matt.
-C'est ton tour, gamin, grogna l'un d'eux en s'avançant.
Matt recula instinctivement, resserrant sa prise sur la main de Lya.
-Non ! Laissez-le ! ,s'écria-t-elle, les larmes débordant de ses yeux.
L'un des soldats la toisa, puis se retourna vers le garçon.
-Si tu ne la lâches pas, c'est elle qu'on emmène, lui cracha-t-il, agaçé.
Les mots claquèrent comme un fouet.
Matt, le visage durci, dénoua doucement ses doigts de ceux de Lya.
-Non, Matt, ne fais pas ça !, implora-t-elle.
-Ça va aller, murmura-t-il avec un sourire forcé, cherchant à la rassurer alors que les gardes le tiraient brutalement vers la sortie.
Quand la porte claqua, un silence glaçant s'installa à nouveau. Son ami était là avec elle, et l'instant d'après, il avait disparu. Tout ce qui restait, c'était le corps inanimé d'Archi, qu'elle ne pouvait même pas atteindre. Elle hurla son nom pour qu'il se réveille, jusqu'à ce qu'il manifeste enfin un souffle de vie. Malgré la situation, la blondinette soupira de soulagement, son ami n'était pas mort.
-Archi ! cria-t-elle, le désespoir étranglant sa voix.
Pas de réponse.
Elle cria de nouveau, hurlant son nom jusqu'à ce qu'un gémissement faible brise enfin le silence.
-Archi !
Le jeune homme remua légèrement, laissant échapper un souffle torturé.
-Oui... ça va, bégaya-t-il d'une voix rauque.
-Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ?, demanda Lya, ses larmes redoublant.
Le jeune homme prit un long moment pour respirer, comme si le simple fait d'avoir prononcé cette phrase lui avait coûté un effort immense. Lya regardait son torse se lever et s'abaisser, chaque inspiration de son camarade pouvait être la dernière.
-Ils voulaient que j'avoue... Que nous prévoyons de mettre en œuvre la prophétie...
Lya sentit son cœur se serrer.
-La prophétie ? Mais...
-Ils savent tout, Lya... Ils savent depuis longtemps. Nous aurions dû...
Bien qu'elle soit trop loin pour le toucher, la jeune femme aperçut tout de même une larme couler le long de la tempe d'Archi. Cette minuscule goutte se mélangea à son sang encore frais, pour s'échouer dans ses cheveux, autrefois blond cendré.
-Nous aurions dû fuir. Ils... ils vont nous tuer.
-Non ! Ne dis pas ça !, protesta Lya, la voix tremblante. On va s'en sortir. Valma est toujours avec nous. Elle va trouver un moyen, je te le promets ! Mais en attendant, il faut tenir. Juste... tenir.
Archi ferma les yeux, le visage crispé de douleur.
-J'ai si mal, Lya, murmura-t-il faiblement.
Ces quelques mots suffirent à briser ce qu'il restait de la résistance de la jeune femme. Archi, ce pilier inébranlable, avouait sa souffrance. Lya se sentit impuissante comme jamais. Elle ne pouvait ni le toucher, ni le soigner, ni même alléger sa douleur d'une quelconque manière.
Soudain, une phrase lui revint en mémoire.
Les livres peuvent être un remède puissant.
Une parole d'Emrys.
-Je vais te raconter une histoire, déclara-t-elle soudain, l'espoir perçant à travers ses larmes. Tu sais, ces contes que je lis à l'école ? J'en connais plein. Laisse-moi t'en raconter un.
Archi ne répondit pas, mais elle n'attendit pas son approbation. Elle commença à narrer une histoire, sa voix tremblante gagnant peu à peu en stabilité, trouvant dans les mots une force qu'elle ne pensait plus avoir.
De l'autre côté de la cellule, Archi ferma les yeux, s'abandonnant au son de sa voix. Elle était douce, réconfortante, comme un baume sur ses blessures.
Il réalisa alors une chose qu'il n'avait jamais osé s'avouer. Si c'était là ses derniers instants, il n'aurait voulu les passer autrement.
En se faisant cette réflexion, il eut une révélation. C'était un lien bien plus fort que de la simple amitié qui l'unissait à Lya.
Ce n'est que lorsque la porte de la prison s'ouvrit à nouveau qu'Archi réalisa qu'il s'était probablement endormi ou évanoui. Des heures avaient dû s'écouler, mais la première chose qu'il remarqua en se réveillant, ce fut que son amie n'avait cessé de lui raconter des histoires. Une étrange sensation de calme l'envahit alors qu'il comprenait que, grâce à sa voix, son sommeil avait été plus apaisé qu'il ne l'aurait cru possible dans une telle situation.
Le bruit sourd du corps de Matt frappant le sol le fit sursauter, le ramenant brutalement à la réalité. Une réalité insensée.
-Matt !
-Tout va bien, Lya... ,articula difficilement le grand brun, les mots tremblants. Je ne vais pas leur laisser le plaisir de me voir mourir !
Mais il n'était pas indemne. Une large plaie défigurait son arcade sourcilière, du sang coulait en abondance, teintant de rouge l'un de ses yeux. D'un geste lent et pénible, il s'adossa au mur, se tenant les côtes, sa respiration haletante. Les tortures qu'il avait subies étaient visibles, mais il tenait bon. Ils ne l'auraient pas si facilement.
Cependant, lorsque l'un des gardes en uniforme inséra sa clef dans la serrure de la cage de Lya, un éclair de colère traversa les yeux de Matt. Ignorant la douleur qui tiraillait son corps, il se redressa d'un coup, poussant un cri furieux.
-Hé ! Qu'est-ce que vous faites ?! On avait un accord ! Ne la touchez pas !
Mais ses paroles furent emportées par le bruit du métal qui grinçait, les portes s'ouvrant malgré lui. En vain, il hurla, des mots se perdant dans l'air lourd de la cellule, tandis que Lya, paniquée, était emmenée sans qu'il ne puisse rien faire pour l'arrêter.
Dans le couloir austère adjacent aux geôles, Lya croisa plusieurs gardes en faction. Ils étaient sous haute surveillance. La fuite n'était pas une option.
On la fit s'asseoir dans une toute petite pièce sombre, éclairée uniquement par des bougies. Elle fut d'abord seule, puis le général Obscuda et son bras droit entrèrent.
Rien que de partager le même air qu'eux lui donnait la nausée.
-Lya, c'est ça ?, commença l'homme, son second restant en arrière. J'ai bien discuté avec tes deux autres amis et j'attends d'avoir la même conversation avec toi, tu comprends ?
La jeune femme était tétanisée.
-Je prends ça pour un oui. Bien ! Alors tout d'abord, j'aimerais que tu me dises quand est-ce que tu as appris l'existence de la prophétie d'Eohl ?
-Je... je ne connais pas...
-Oh non, Lya, ne joue pas à ça avec moi enfin ! Nous savons tous les deux que tu es très bien renseignée, voire que tu es l'investigatrice de tout cela, alors passons cette discussion inintéressante veux-tu ?
-Je ne sais rien, affirma la jeune femme, résolue à ne pas céder.
L'homme souffla, dos à la prisonnière.
-C'est tellement désolant... Je m'en veux tellement de devoir abimer un si joli visage.
Il se retourna brusquement et asséna une claque violente dans la figure de Lya. Celle-ci sentit sa mâchoire se décrocher et elle cracha un peu de sang.
-Et là, tu te rappelles peut-être ?
-Non !
À chaque fois qu'elle refusait de parler, à nouveau, les coups pleuvaient. La blondinette n'avait jamais été mal menée ainsi et prenait chaque attaque comme la dernière, voyant la mort arriver à tout instant.
-Bien, je vois que tu n'es pas très coopérative, mais certainement que si je te montre ça, tes souvenirs vont revenir.
Dumford tendit un objet au bourreau qui le jeta nonchalamment sur les genoux de la jeune femme. En découvrant de quoi il s'agissait, Lya sursauta.
-J'ai l'impression que tu reconnais ce livre, n'est-ce pas ?
-Je... je...
Devant elle, était posée l'ouvrage de magie interdite qu'elle avait récupéré dans la librairie des parents d'Emrys. Avec tout ce qui leur était arrivé, elle en avait complètement oublié son existence. À n'en pas douter, c'était un élément qui ne jouait absolument pas en leur faveur.
-Je vais t'aider à te rafraichir la mémoire !
L'homme ouvrit le livre et il tomba sur l'un des sortilèges : Svuotare mente. Le sort vidant sa victime de toute énergie, faisant d'elle un zombie sans humanité.
-C'est un grimoire de sorts interdits. Alors, tu vas continuer à nier que tu n'avais aucune intention malveillante ?
-Je... ce n'est pas ce que vous croyez...
Son tortionnaire lui saisit brutalement les joues, les pressant aussi fort qu'il le pouvait, tirant sur certaines de ses plaies. Il rapprocha son visage du sien.
-Tu vas me dire que tu as dérobé ce livre, que tu l'as caché sous ton lit, mais bien sûr, tu n'avais aucune intention ? Tu penses qu'on va gober ça ?
-Non... je peux vous expliquer...
-Ou peut-être que je pourrais utiliser un de ces sorts ? C'est interdit, mais qui le saura ? Tu crois que Dumford dira quelque chose ?
Ils se tournèrent vers l'homme qui était resté complètement impassible depuis le début.
-Non ! C'est mon bras droit, si je lui dis de fermer les yeux, il le fera. Comme toutes les autres personnes ici d'ailleurs ! Vous êtes tout seuls...
Les larmes montèrent aux yeux de la jeune femme. Il avait raison, personne ne pourrait les protéger entre ces quatre murs. Valma se démenait à l'extérieur, mais à cet instant, qui pourrait leur venir en aide ? Elle se sentait au bord d'un précipice noyé de désespoir.
-Tu veux que j'essaye ce sort sur toi ? ou peut-être... sur un de tes amis.
-NON ! Tout, mais pas ça ! Je vous en prie, je vous dirai ce que vous voulez, mais ne leur faites plus de mal ! Je vous en supplie.
-C'est marrant !
L'homme se bidonna.
-C'est à peu près la même histoire que celle des deux autres avant toi ! Entre criminels, une telle cohésion d'équipe est rare !
Le général se leva et ôta sa veste. Il se déplaça lentement vers le coin de la pièce.
-Tu sais pourquoi j'aime tant ce travail ?, demanda-t-il en lui tournant le dos. Parce que je gagne tout le temps.
Il fouilla une étagère à laquelle étaient suspendus divers objets que Lya ne pouvait identifier. L'homme saisit une barre de fer avec un embout en forme de blason.
-Ce que tu vois ici, c'est l'emblème du Pouvoir Central. Il représente l'ordre, la justice, et surtout le pouvoir de faire ce que l'on veut de vous trois.
-Je vais parler, capitula la jeune femme toute tremblante.
Avec un grand sourire, le bourreau approcha le bout de fer d'une bougie. Son homme de main, visiblement mage élémentaliste, fit jaillir de grandes flammes qui engloutirent l'emblème du PC. Le fer se mit à rougeoyer. Une fois celui-ci incandescent, le général l'approcha de la jeune fille, avec un sourire terrifiant. Lya comprit ce qui allait arriver et elle hurla à en rompre ses cordes vocales.
-MAIS JE VOUS AI DIT QUE JE PARLERAIS !!
-Oui, poursuivit-il calmement. Mais ça, c'est juste pour m'amuser !