Chapitre 29 - Le mal appelle le mal

Notes de l’auteur : Je sais que j'ai dit que je ne préviendrais plus des triggers warnings, mais ce chapitre est particulièrement difficile. J'y aborde des thèmes qui peuvent heurter la sensibilité profonde de certains. Je préfère préciser que je ne parle pas de ces choses par pur voyeurisme, mais avec une conscience éclairée sur le sujet.

Faites attention à vous et n'hésitez pas à vous faire aider, car vous n'êtes pas seuls.

Sous le coup de la douleur, Lya s'était effondrée. Son esprit avait fui avant même que son corps ne touche le sol froid et poussiéreux de la cellule. Son visage, marqué par les ecchymoses, s'était tourné de côté, ses cheveux collant à sa peau moite. Deux gardes la traînèrent sans ménagement, ses bras ballants, son corps inerte rebondissant légèrement sur les pierres inégales du couloir. La porte s'ouvrit dans un grincement effrayant, écorchant le silence comme un cri. Puis, dans un claquement sec, elle se referma derrière elle, scellée à double tour.

Le son métallique des verrous fut le dernier écho de la violence.

Et puis, plus rien.

Le noir.

L'humidité des murs suintait comme une respiration malveillante. L'odeur de sang séché, de sueur, de peur, flottait lourdement dans l'air confiné.

Les trois élèves restèrent là, abandonnés comme des déchets qu'on aurait oubliés, sans aucun cri, aucune lumière, aucune notion du temps. Seuls les gémissements occasionnels, presque inconscients, brisaient parfois l'immobilité de la nuit.

Quand le matin arriva enfin, ou du moins ce qu'ils devinèrent être le matin, car une lumière blafarde parvenue jusqu'à eux, ce fut d'abord une douleur sourde qui les tira de leur sommeil.

Lya remua faiblement. Un éclair de souffrance transperça son flanc. Elle gémit à peine, les lèvres fendillées, la gorge sèche comme du sable. Chaque fibre de son corps semblait broyée. Sa joue collée contre le sol glacé lui brûlait la peau. Elle n'osait pas bouger, comme si son squelette s'était brisé pendant la nuit. Des souvenirs flous dansaient derrière ses paupières : des poings, des cris, le goût du sang.

Elle ouvrit un œil. Une aube sale baignait la cellule, inchangée. Toujours ces pierres humides, cette odeur de prison. 

Archi, de son côté, grogna, à peine plus éveillé. Il avait la lèvre fendue, un œil enflé. Il essayait de se redresser, mais ses bras menottés, tendus derrière son dos, le limitaient à un demi-mouvement douloureux. Ses muscles tiraient, tremblaient, protestaient.

-Lya... ?

Sa voix était éraillée, presque étrangère. Il tourna la tête vers elle, lentement, douloureusement. Le simple fait de respirer semblait un effort monumental.

Ce fut la voix de Matt qui les ramena pleinement au présent. Une voix brisée, mais encore pleine de chaleur, un reste de force au milieu de leur naufrage.

-Vous êtes réveillés ?... Est-ce que... est-ce que vous pouvez parler ?

On entendit chanter au loin, signe cruel que le vie continuait sans eux, puis un souffle.

-Ouais..., répondit Archi, les dents serrées. À peu près.

Lya voulut répondre, mais ses cordes vocales semblèrent refuser. Elle se contenta d'un mouvement de tête. Lent. Tremblant.

Matt, à genoux un peu plus loin, visiblement moins blessé que les deux autres, se rapprocha doucement, traînant ses genoux sur le sol rugueux, ses chaînes cliquetant faiblement.

-J'ai essayé de vous parler pendant la nuit, mais vous n'avez pas répondu. J'ai cru que vous...

Il n'acheva pas sa phrase.

Un frisson parcourut l'échine de Lya. Ses yeux croisèrent ceux de Matt, embués de fatigue et d'angoisse.

-On est encore là, murmura-t-elle finalement, sa voix un filet de vent.

Mais pour combien de temps ?

La pensée de Lya resta suspendue quelques secondes, comme une brume invisible qui avait pourtant l'étrange capacité de se faufiler jusqu'aux tripes. Elle n'avait pas prononcé ces mots à voix haute, et pourtant, c'était comme si l'obscurité elle-même les avait murmurés aux autres.

Matt releva lentement la tête, ses pupilles dilatées par le manque de lumière et de sommeil. Sa voix, grave, brisée, fendit le silence comme une lame rouillée.

-Est-ce qu'on va mourir ici ?

Il n'y avait ni panique, ni pleurs, juste une lucidité glaciale et douloureuse. Lya cligna des yeux, secouée par la résonance brutale de ses propres pensées mises en mots. Une sueur froide glissa le long de sa nuque. Pourtant, elle força son corps engourdi à se redresser, sa colonne vertébrale protestant à chaque vertèbre.

-Non !, répondit-elle d'une voix tremblante, mais déterminée. Pense à Valma ! Elle va nous sortir de là. Et nos professeurs aussi. Ils ne peuvent pas nous laisser tomber... 

Sa voix faillit se briser sur les derniers mots. Elle inspira longuement, tentant d'ignorer l'odeur rance de métal et de moisie. Ses mains, toujours entravées, s'étaient engourdies jusqu'à ne plus être qu'un poids mort.

Archi, resté silencieux, soupira longuement. Ce n'était pas un soupir de soulagement. C'était celui d'un homme à bout de souffle, fatigué d'espérer.

-Lya...

-Non, Archi !, coupa-t-elle, presque suppliante. Il ne faut pas désespérer. Si... si on perd l'espoir, alors tout s'écroule. C'est tout ce qu'il nous reste. Tu comprends ?

Un calme pesant suivit ses mots, brisé par la voix grave de Matt.

-Tu as raison. Tout va s'arranger. Désolé, d'avoir parlé de mort.

Son regard croisa celui de Lya, et même dans cette lumière blafarde, elle y vit la sincérité. Il se forçait, comme elle, à croire encore.

-Tant qu'on est ensemble, tant qu'on se soutient, on surmontera tout ça, ajouta-t-elle, sa voix se faisant plus douce.

Matt acquiesça d'un petit signe de tête, fragile mais plein de gratitude. Archi, lui, gardait le regard fixé sur le sol, les mâchoires serrées. Pourtant, lorsqu'il leva enfin les yeux vers elle et vit cette flamme fragile brûler encore dans les siens, il parvint à esquisser un sourire. Un rictus pâle, maladroit, mais honnête.

-Au final, qu'avez-vous dit ?, murmura-t-il après un long silence.

Matt eut une hésitation, ses épaules s'affaissant un peu.

-J'ai parlé de tout le monde...nsauf de Talford et de Valma, avoua-t-il, les yeux baissés. 

Lya baissa la tête à son tour, sa nuque raidie par la tension.

-De toute façon, qu'on parle ou non, ça ne changera rien. Ils arrangeront les choses à leur façon. 

Une ombre d'amertume passa sur son visage.

-Tu t'attendais à quoi du Pouvoir Central ?, lâcha Archi avec un rictus acéré. Ils sont tous pourris jusqu'à la moelle. Comme mon père...

Ses mots claquèrent dans la pièce, lourds de rancœur. Personne ne répondit tout de suite. Une goutte d'eau tomba du plafond dans un petit bruit creux, comme un compte à rebours qui ne cessait jamais.

-Vous pensez que les autres savent où on est ?, reprit Matt, sa voix à peine audible. Je parle de Nata..., Emrys..., Amanda...

Son regard se perdit dans les ténèbres de la pièce, là où l'esprit pouvait encore se réfugier, loin de l'injustice et des chaînes.

-Connaissant Amanda, dit Lya avec un petit sourire triste, elle doit déjà remuer ciel et terre.

Le simple fait de prononcer son nom fit vibrer quelque chose en elle. Une blessure pas encore refermée, mais aussi un ancrage, un repère dans ce chaos.

-Peut-être qu'ils pourront nous aider, murmura Matt, sans vraiment y croire.

-Peut-être..., répéta Lya, comme un écho.

Un silence suivit. Cette fois, ce n'était plus de la résignation, c'était de la nostalgie.

-En attendant... j'ai hâte de les revoir, souffla-t-elle. Ils me manquent terriblement.

Ses mots se perdirent dans l'air vicié de la cellule, mais quelque part, au fond d'eux, chacun savait que ces liens étaient leur seule lumière. Dans cet oubli de pierre et de métal, c'était la seule chaleur qui leur restait.

 

*****

 

Alors que le soleil se levait doucement à l'horizon, le trio se laissa emporter par leurs pensées, repensant à ce jour où tout avait commencé. Allongés dans l'infirmerie, épuisés par la cérémonie d'accointance, ils s'étaient réveillés côte à côte, presque comme aujourd'hui. Avec du recul, c'était la première fois qu'ils se sentaient réellement entourés. Bien qu'ils ne l'aient pas compris à ce moment-là, leurs destins s'étaient liés. Ils avaient trouvé leur famille, une famille du cœur, et rien ne pourrait jamais la détruire.

La journée s'égrena lentement, sans qu'aucun importun ne vienne troubler leur fragile quiétude. Ils en profitèrent pour se reposer, autant que faire se pouvait. Les menottes de fer qui leur enserraient les poignets, absorbant leurs pouvoirs, les laissaient déjà épuisés. Jamais ils ne s'étaient sentis aussi vulnérables, aussi proches de l'apathie.

En fin d'après-midi, le bruit des clefs frappant contre la porte les fit sursauter. Dumford, accompagné de quelques gardes, entra dans la cellule. Sans un mot, il s'avança, ouvrant la porte de Lya pour la faire sortir.

-Où est-ce que vous l'emmenez encore ?, s'interposa Archi.

-Interrogatoire surprise !, s'amusa l'homme.

-Interrogatoire ? Mais nous vous avons déjà tous dit !, s'énerva Matt en essayant d'agripper un des gardes à travers les barreaux.

-Ah bon ? Et vous n'auriez pas des complices que vous nous auriez dissimulés ? Comme Valma Obscuda par exemple ?

Les prisonniers se figèrent un petit instant.

-Valma est juste une de nos professeurs !, se défendit Lya. Elle cherche uniquement à nous aider à sortir d'ici, car c'est une bonne personne, elle n'a aucun lien avec nous à part ça !

-Quoi qu'il en soit, elle ne vous aidera plus, ricana Dumford.

-Elle réussira à rétablir la vérité et à nous sortir de là !, s'écria la petite blonde, ses poings serrés, se débattant contre les gardes qui la maintenaient.

-Elle ne rétablira rien du tout, lâcha Dumford, son regard glacial. Elle a été exécutée.

Ce fut comme un cyclone dévastant tout sur son passage et ne laissant que la mort et la désolation calme derrière lui. 

Le trio, stupéfait, ignorait que, en ce début d'après-midi, un échafaud avait été dressé en plein centre de la cour de l'administration du PC. Une foule de soldats et d'employés s'était amassée pour assister à l'exécution de la légendaire Valma Obscuda. On leur expliqua que l'accusée était coupable de trahison et de complot en vue de détruire le Pouvoir Central. Lorsque la sentence fut prononcée, des acclamations nourrirent le sang qui allait être versé, étouffant les cris de protestation de la victime, impuissante dans ses menottes de fer.

-Ce... ce n'est pas possible..., murmura Matt, le visage blême, avant de s'effondrer à genoux, accablé par l'ampleur de la révélation.

-Mensonge ! hurla Lya, les yeux pleins de larmes. Vous n'êtes même pas assez forts pour la toucher !

-Peut-être, répondit Dumford d'un ton toujours impassible. Mais le PC, lui, l'est. Elle fait un bel exemple. Comme celui-là.

Il pointa du doigt Archi, qui se figea sous le regard de l'ennemi.

-Personne ne se dresse contre le Pouvoir Central, même pas leurs propres descendants. Quand on s'oppose à eux, personne n'est à l'abri. Compris, gamine ?

-Et... les professeurs ?, bredouilla Archi, la voix brisée par l'angoisse.

-Bien entendu, ils vous ont reconnu coupables !

Lorsque les yeux de Lya croisèrent ceux du soldat gradé, elle sentit un froid glacial lui déchirer l'âme. Ce qu'il venait de dire, c'était la vérité. La réalité l'avait frappée comme un coup de tonnerre. Les derniers vestiges d'espoir qu'elle portait se dissipèrent dans un souffle. Le mince fil qui la reliait à la vie s'était brusquement rompu. Un abîme de désespoir s'ouvrit sous ses pieds. Il n'y avait plus de salut. 

Personne ne viendrait. 

Personne ne les libérerait de cet enfer.

Pourquoi ? Qu'est-ce que nous avons fait de mal ?

Des images de ses entrainements avec Valma parcoururent l'esprit de la petite blonde. Cette femme avait été si dure, mais également si juste avec eux. Elle n'avait eu aucun intérêt à les soutenir, et pourtant, elle avait été là jusqu'au bout. Qui les aiderait maintenant ? Que leur restait-il si même l'espoir s'éteignait ? À quoi bon suivre le bon chemin ? À quoi bon faire le bien si tout devait se terminer ainsi ?

 

*****

 

La nuit était tombée depuis quelque temps, mais pour le trio, l'obscurité s'était abattue bien avant. Au moment même où ils avaient appris la mort de leur mentor. Depuis, Lya n'avait pas cessé de pleurer. Même la torture n'avait pas réussi à la distraire de sa douleur. On lui avait ordonné de se taire, de cesser ses sanglots, mais rien au monde n'aurait pu la détourner de la peine qui enserrait son cœur.

Recroquevillée dans leur cellule, sans aucun espoir à saisir, les larmes de la jeune femme continuaient de couler sans répit. Elle était devenue un puits sans fond de tristesse. Matt et Archi n'avaient pas réussi à la consoler, craignant qu'elle ne succombe à son chagrin.

Soudain un bruit sec brisa le silence étouffant comme une explosion.

La lourde porte en bois de la prison s'ouvrit avec fracas, claquant violemment contre la paroi de pierre. Le choc résonna dans les couloirs comme un coup de tonnerre dans une cathédrale vide. Lya, Matt et Archi sursautèrent à l'unisson, les cœurs battant à tout rompre.

Des bruits de bottes martelant le sol rugueux annonçaient une arrivée brutale. Le général déboula dans la pièce tel un ouragan alcoolisé, titubant entre les murs de pierre crasseux. Il était suivi de son bras droit, le visage fermé, et d'un garde dont le regard oscillait entre inquiétude et soumission. Tous deux semblaient soutenir le général, qui peinait à marcher droit.

-Les voilà !, s'écria Obscuda d'une voix pâteuse, en pointant les prisonniers du doigt avec une exaltation déplacée, presque joyeuse.

Il tituba, traînant ses pieds, avant de s'affaler lourdement sur une chaise bringuebalante dans un raclement sinistre.

-Général..., vous avez trop bu, vous devriez rentrer..., osa doucement le garde, dans un souffle presque implorant.

Obscuda releva brusquement la tête vers lui, les yeux injectés de sang.

-Tu n'as pas honte de parler comme ça à ton supérieur !, gronda-t-il, une expression mauvaise au visage.

-Je... Je suis désolé, monsieur, balbutia le garde, reculant instinctivement d'un demi-pas.

-Et alors si j'ai bu ?!, hurla-t-il d'u coup, en écartant les bras comme un prophète délirant. C'était un grand jour, non ? Un ennemi de la justice a été éliminé aujourd'hui !

Ses mots retopbèrent dans la salle comme de minuscules aiguilles douloureuses. Lya sentit le sol se dérober sous elle. Les mots venaient de transpercer son cœur. Un sifflement sourd envahit ses oreilles. Le sang bouillonnait sous sa peau, ses tempes martelaient. La nausée remonta d'un coup. Sa voix, étranglée de douleur, fendit l'air :

-Comment... comment vous pouvez parler ainsi ? C'ÉTAIT VOTRE FILLE !

Elle hurla à travers les larmes qui dévalaient ses joues, sa voix brisée résonnant dans les pierres humides comme une cloche de deuil.

Les trois hommes se figèrent, comme si le cri avait arrêté le temps. Lentement, leurs regards se tournèrent vers elle. Une tension glaciale emplit la pièce.

-Je ne crois pas t'avoir autorisé à parler, cracha le général, se levant avec difficulté, son regard noir rivé sur la jeune fille.

-Mais j'en ai rien à foutre de votre autorisation !, cria Lya, hors d'elle. Vous êtes un monstre ! Tout en vous me dégoûte !

-Lya..., murmura Archi d'une voix tremblante, essayant de l'apaiser. 

Il la connaissait trop bien. Elle était en train de perdre le contrôle, et c'était dangereux. Mais il était déjà trop tard.

-Je crois que j'ai mal entendu ?, gronda Obscuda. Qu'est-ce que tu viens de dire, petite pute ?

Un frisson parcourut la pièce. Même les ombres semblèrent se contracter.

-Vous avez très bien entendu !, hurla-t-elle, les yeux flamboyants de rage. Un jour, je sortirai d'ici, et je vous crèverai ! JE VOUS CRÈVERAI TOUS AUTANT QUE VOUS ÊTES ! Alors si vous voulez me tuer, il ne faudra pas vous louper !

Les veines de son cou étaient tendues à l'extrême, son corps entier tremblait, consumé par une douleur et une colère qu'elle ne savait plus contenir. Elle était comme une bête blessée, acculée, prête à mordre.

Le général rugit de colère. Il se déplaça brusquement, faisant tomber sa chaise dans un fracas indescriptible. Il avança vers la cellule, chancelant mais déterminé, chacun de ses pas résonnant comme une menace. Lya le fixa droit dans les yeux, sans flancher, malgré les chaînes, malgré la peur. Il dégaina le trousseau de clefs accroché à sa ceinture et les glissa dans la serrure.

Mais au moment où il s'apprêtait à tourner la clef, son bras fut retenu, doucement mais fermement, par le garde.

-Monsieur... Ce n'est peut-être pas une bonne idée..., murmura Dumford pour la première fois depuis leur arrivé.

Il n'y avait plus que la tension, lourde comme un tombeau, percée par la respiration haletante des prisonniers et les ricanements déments du général. Son bras droit, blême, gardait la main sur son supérieur, prêt à encaisser la tempête qui allait suivre.

Et Lya, les yeux pleins de rage, fixait son bourreau sans ciller, prête, même enchaînée, à affronter l'enfer. Mais pour seule réponse, le garde reçu une claque en plein visage, lui intimant l'ordre de ne pas interférer.

Le général entra dans la geôle et attrapa Lya par le col de ses vêtements crasseux.

-Tu veux que je te tue, c'est ça ? Oh mais ma belle, c'est bien plus amusant pour moi de te discipliner ! Après quelques mois, tu comprendras que la mort est une douce délivrance par rapport à l'enfer que tu vas vivre ici.

Les yeux injectés de sang, l'homme la jeta au sol. Loin d'avoir fini, il lui asséna plusieurs coups de pieds violent, sous les regards médusés de ses amis. Mais alors qu'il pensait que sa victime allait le supplier d'arrêter, celle-ci se mit à rire. 

C'était un rire frénétique et inarrêtable. Quelque chose d'angoissant et de délirant s'émanait des éclats de voix de la jeune femme. Une folie latente qui venait d'exploser.

-Qu'est-ce qui t'amuse tant !, s'énerva l'agresseur, entre deux coups.

-Vous êtes si pitoyable !, arriva-t-elle à lâcher en s'étouffant de rire. Vous n'êtes personne ! La seule chose qui fait de vous quelqu'un, c'est le titre de votre femme ! C'est drôle !

-Tu vas la fermer pétasse de merde !

-Comment je ne l'ai pas remarqué avant ! Vous n'êtes qu'un petit homme castré et sans aucun pouvoir. La seule personne qui vous faisait réellement briller, c'était votre fille et vous l'avez tué ! Qu'est-ce que c'est drôle quand on y pense !

-Elle a perdu la raison..., souffla le garde à Dumford.

-Je vais te montrer si je suis impuissant !

À ces mots, le général se jeta sur la jeune femme. Il ôta, d'un geste précis, sa ceinture. Il serra le cou de sa victime jusqu'à ce qu'elle s'étouffe. Ensuite, il plaque ses mains au-dessus de sa tête, tout en la maintenant avec ses jambes. Le regard malsain que la jeune femme avait décelé en lui, la première fois qu'elle l'avait vu, se révélait cacher quelque chose de bien pire.

Matt hurla de le lâcher, mais leurs cris étaient déjà loin. Archi se tourna vers le bras droit du général, le suppliant d'arrêter cela, mais en guise de réponse, celui-ci partit avec le garde, refermant la porte sans émettre le moindre bruit. Désormais, il était certain que personne ne viendrait à leur secours, plus personne.

Cette nuit interminable s'étira comme des jours. Résignés et impuissants, les deux garçons cachèrent leurs têtes entre leurs mains. Ils se bouchèrent les oreilles, fermèrent les yeux. S'ils y pensaient assez fort, peut-être que tout cet enfer disparaîtrait ? Peut-être que cela étoufferait les cris de leur amie ? Sûrement qu'ils se réveilleraient de ce cauchemar ?

À partir de ce jour, Lya cessa de pleurer. Plus une larme, plus un mot, ne sortirent d'elle. Ses compagnons de cellule tentèrent de la faire réagir, mais rien n'y fit. Leur amie n'était plus, bien pire que d'avoir été tuée, le général l'avait brisée.

 

*****

 

Les jours passèrent, puis les semaines. Les saisons semblèrent se succéder sans que la lumière ne perce jamais la pénombre de leur prison. Le temps, ici, n'était plus qu'une longue agonie, un flot continu de douleurs et de renoncements. Très vite, l'espoir s'effilocha comme un vieux tissu moisi. Et lorsqu'il disparut tout à fait, il ne laissa derrière lui que le vide.

Les agressions, elles, ne connaissaient aucun répit. Elles étaient devenues un rituel macabre, une routine de souffrance quotidienne, aussi prévisible qu'implacable. Les coups, les humiliations, les simulacres d'interrogatoires n'étaient plus destinés à obtenir des aveux. Les geôliers avaient compris que les trois jeunes gens n'avaient rien à leur offrir, rien qui puisse changer leur sort. Rien qui les intéresse. Rien qui mérite qu'on les traite comme des êtres humains.

Le Pouvoir Central avait un autre objectif, froid, eficace et parfaitement silencieux : les faire disparaître. Les effacer, sans éclat, sans scandale, sans cadavre identifiable. Les laisser mourir lentement, dans l'ombre, rongés par la douleur, le désespoir, l'oubli. De cette manière, nul ne pourrait les pleurer et encore moins les accuser de vraiment les avoir tué. 

Le général Obscuda, lui, s'épanouissait dans cette liberté absolue. Il errait dans les couloirs comme un roi dégénéré, son haleine alcoolisée précédant son ombre. Très vite, il comprit qu'il pouvait tirer un profit malsain de la situation. Il n'avait plus à rendre de comptes à qui que ce soit. Alors il transforma leur souffrance en spectacle privé.

Un trafic sordide se mit en place, lentement, discrètement. Il suffisait d'un paiement, d'un nom sur un registre anonyme, et la porte de la cellule s'ouvrait. Dix minutes. Pas d'armes. Pas de magie.

Mais ces règles étaient futiles. Les monstres qui franchissaient le seuil n'avaient pas besoin de lames pour faire mal. Ils apportaient avec eux des regards luisants de perversité, des ricanements étouffés, des murmures ignobles. Ils touchaient, ils frappaient, ils menaçaient. Ils infligeaient une terreur si intime que la lumière même semblait refuser d'entrer dans les cellules ensuite.

Lya, Archi, et Matt ne criaient plus. C'était inutile. L'obscurité avait appris à se nourrir de leur silence.

Parfois, un rire s'élevait, celui d'un client, plus rarement, un cri étranglé. Mais la plupart du temps, c'était le bruit sourd des pas, le raclement métallique d'une clef, et ensuite, un silence encore plus pesant qu'avant. Un silence qui collait à la peau.

Le général riait. Il buvait. Il célébrait chaque nouvelle "visite" comme un événement mondain. Il organisait même des "soirées privées" pour les hauts membres du Pouvoir Central.

Dans ce théâtre de l'horreur, la mort aurait été une délivrance.

Et pourtant, ils restaient en vie.

Six mois. Six mois de ténèbres, de faim, d'humiliations, de froid glacial et d'angoisse poisseuse. Leurs corps étaient couverts d'ecchymoses, de plaies mal cicatrisées, de cicatrices qui refusaient de guérir. Leur peau avait pâli, leurs yeux s'étaient enfoncés, et leur souffle était devenu court, brisé.

Lya n'avait plus prononcé un mot depuis son dernier cri de colère, ce soir-là, face au général. Sa voix semblait s'être perdue quelque part dans les entrailles de la prison, avalée par la haine et la douleur. Elle restait recroquevillée dans un coin de la cellule, les genoux contre la poitrine, les yeux vides tournés vers une fissure dans le mur.

Matt ne parlait plus non plus. Il comptait les jours avec des entailles minuscules sur un éclat de pierre, avant de perdre jusqu'à l'envie de savoir depuis combien de temps ils étaient là. Ses doigts tremblaient en permanence. 

Archi avait été le dernier à tomber, le plus fort et le plus résilient. Mais même lui avait fini par se taire. Les coups, les insultes, les regards impuissants lancés à ses amis l'avaient vidé, lui aussi. Il fixait souvent le plafond comme s'il cherchait une réponse, ou un dieu qui n'existait pas.

Dans leur cellule, il n'y avait plus que le silence,  épais et tangible. Un silence qui collait à la gorge, qui serrait le cœur, qui pesait sur les épaules comme une pierre trop lourde. Un silence qui avalait chaque fragment de leur humanité, comme un monstre affamé.

Ils n'étaient plus que trois corps. Trois souffles. Trois souvenirs. Trois fantômes vivants.

 

*****

 

Un jour, la porte s'ouvrit à nouveau. Le général prit discrètement quelques pièces d'un homme inconnu, avant de le laisser entrer, refermant la porte derrière lui. Le trio, enchaîné et épuisé, ne réagit même plus. L'indifférence semblait être devenue leur unique refuge.

L'homme mystérieux s'avança droit dans la cellule de Matt, se postant devant lui.

-Depuis le temps que je voulais te rencontrer !, s'écria-t-il, un brin nerveux, comme s'il avait attendu ce moment depuis une éternité.

Ne recevant aucune réponse, l'inconnu s'accroupit brusquement et saisit brutalement le col de Matt.

-Eh ! Je n'ai pas payé pour un mort !, grogna-t-il, une lueur d'agacement perçant sa voix.

Il le secoua violemment, forçant Matt à se redresser péniblement, ses yeux vides de toute vie.

-Tu sais qui je suis ?, continua l'homme, sa voix tremblant d'une colère contenue. Même pas j'en suis sûr ! Mais moi, je connais très bien ton père... Il a ruiné ma vie avec sa drogue de merde ! À cause de lui, j'ai perdu mon job et ma femme m'a quitté ! Si ta famille n'avait pas foutu le bordel, je n'aurais sûrement jamais touché à tout ça !

Il approcha son visage de celui de Matt, ses yeux brûlants de rancœur. 

-Tu vas me regarder, oui !!

Enfin, lentement, presque comme si cela lui demandait un effort surhumain, Matt leva la tête. Son regard, complètement dénué de toute émotion, se posa sur l'agresseur. Un vide glacial semblait émaner de lui, un silence terrifiant qui paralysa l'inconnu. Pris de panique, l'homme sortit précipitamment un couteau, le métal scintillant sous la lumière faible de la cellule.

Le frisson de la peur courut le long de son échine tandis que le couteau se rapprochait.

-Ne me regarde pas comme ça, MONSTRE !

Un cri de frayeur accompagna l'assaut soudain, alors que l'agresseur se jeta sur Matt qui ne fit aucun geste de défense. Après cette attaque, un silence oppressant s'installa. Momentanément figé, l'assaillant recula d'un pas, faisant apparaître la lame de son couteau rougit.

Matt baissa la tête pour regarder son ventre qui venait d'être transpercé. À peine eut-il le temps de réaliser ce qui venait de se passer qu'un deuxième coup déchira ses entrailles. La troisième attaque lui arracha enfin un petit gémissement. Le grand brun porta ses mains à son abdomen et, avant de s'effondrer, cracha une giclée de sang.

Jusqu'à présent léthargiques, les deux autres prisonniers reprirent un peu leurs esprits en voyant leur ami s'étaler au sol.

Ma tête !, se crispa Lya.

La jeune femme se prit le visage entre les mains, se roulant de douleur. Il y avait bien longtemps que ça ne lui était pas arrivée.

Archi, avec une force qu'il ne pensait plus avoir, se jeta sur les barreaux de sa cage.

-Ma-Matt !, souffla-t-il alors que sa gorge était terriblement sèche de ne pas avoir parlé depuis des mois.

Il vit son ami commencer à convulser, les yeux révulsés. Une panique lui prit les entrailles : il allait mourir.

-MATT !, hurla-t-il enfin. Qu'est-ce que tu lui as fait !!

L'agresseur, saisi par la panique après avoir laissé échapper son poignard, le récupéra en voyant que sa victime était toujours en mouvement. Il saisit l'arme à deux mains et, avec un regard de démence, prit de l'élan pour achever sa proie.

La douleur devint si insupportable que Lya perdit tout contact avec la réalité. Ses sens furent altérés et déformés, les bruits devinrent assourdissants, les lumières trop éblouissantes. Le monde qui l'entourait se mit à tourbillonner dans une danse chaotique. Des larmes de douleur et de frustration coulèrent sur ses joues tandis qu'elle luttait pour maintenir un semblant de contrôle.

Finalement, la douleur atteignit son paroxysme. Son esprit sombra dans un chaos indescriptible. Elle perdit toute perception du temps, une minute ou une éternité ? En proie à une détresse presque insoutenable, elle appela à l'aide, non pas pour elle-même, mais pour son ami qui se mourait. Ses paroles, à peine audibles, furent étouffées par la souffrance grandissante qui la consumait.

Puis soudain, le silence total.

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