Chapitre 28 - Partie 2

Afin de rassurer les bandits sur leur loyauté, les prétoriens restèrent avec eux jusqu’à la fin du déjeuner. Lyne trouva cela moins désagréable que ce à quoi elle s’attendait. En dehors de leurs penchants pour la rapine, l’alcool et la violence, les Briseurs chantaient avec entrain et savaient apprécier les bonnes histoires. Pour Soreth, dont l’état avait au moins cessé de se dégrader, cela fut autrement plus difficile. Ses performances contre Shallia suffisaient heureusement à lui accorder le respect des brigands, peu soucieux de son mutisme ou de son absence de courtoisie.

Finalement, les prétoriens prétextèrent leur envie de découvrir les alentours et, après plusieurs mises en garde de Darsien, s’enfoncèrent dans l’obscurité des mines à la recherche de Joyce. Ils en quittèrent rapidement le chemin principal, trop fréquenté, pour emprunter des boyaux étroits et sinueux, censés déboucher non loin du repère de la cheffe des pillards. Du moins, si leurs informations étaient exactes.

Loin d’en être certaine, Lyne pesta silencieusement contre le bandit que les avait renseignés après s’être cognée une troisième fois la tête contre la voûte irrégulière. Les prétoriens avançaient à tâtons dans la pénombre, à peine aidés par la lumière distante des torches, et ne pouvaient qu’espérer ne pas trébucher sur une pierre ou, pire, un cadavre en décomposition. Hélas, ils n’avaient pas d’autres choix. Elle reprit donc sa route sans un mot, les sens aux aguets et la main serrée autour de sa dague.

Derrière elle, Soreth avait retrouvé un peu de contenance, même s’il lui arrivait encore de sursauter ou de brandir sa lame pour rien. Ce n’était pas idéal, mais mieux que d’être seule. Il pouvait lui indiquer les passages qu’elle ratait, et la rassurer quand ils s’allongeaient contre la roche humide pour échapper à une patrouille à l’allure menaçante.


 

Alors que Lyne s’approchait d’un croisement en patte d’oie, les gémissements d’un blessé s’élevèrent au milieu des murmures ambiants. Elle s’arrêta aussitôt pour leur prêter une oreille attentive, et détermina qu’ils provenaient du boyau sur sa gauche.

— Au secours…

L’appel lui serra le cœur. Quelqu’un luttait contre la mort à à peine une dizaine de mètres de là. Elle en oublia toute prudence et, indifférente aux mises en garde de Soreth, s’élança dans l’obscurité.

— Par pitié. J’ai mal.

Elle pressa le pas tandis que la supplique résonnait autour d’elle, espérant ne pas arriver trop tard. La voix semblait jeune. Trop jeune pour s'éteindre ici. Elle se baissa pour éviter une stalactite, enjamba un rocher griffant, et s’avança dans une intersection où un garçon allongé par terre se tenait le ventre.

— Aidez-moi, implora-t-il en rampant difficilement vers la prétorienne, je ne veux pas finir comme ça.

Soulagée qu’il soit encore en vie, malgré ses traits crispés par la douleur, Lyne s’agenouilla à ses côtés et tâtonna ses vêtements maculés de sang.

— Ne t’inquiète pas, je vais m’occuper de toi. Où es-tu touché ?

La question perturba le bandit. Il arrêta de sangloter et cligna des yeux.

— Tu… tu vas vraiment me soigner ?

— Bien sûr, marmonna la prétorienne en vérifiant ses signes vitaux, tu ne voudrais tout de même pas que je te laisse mourir ici.

— Merde…

Cette fois trop intriguée pour attribuer le comportement du brigand à ses blessures, Lyne s’apprêtait à l’interroger lorsqu’un bruit étouffé la fit se retourner : une silhouette munie d’un large couteau venait de jaillir derrière elle, prête à l’attaquer. Elle n’en eut toutefois pas le temps, car Soreth bondit aussitôt des ombres pour l’intercepter. Il la désarma d’une torsion de poignet, puis, aussi efficace qu’implacable, lui frappa la trachée pour l’empêcher de crier et la projeta violemment au sol. Il se baissa ensuite en enfonçant l’un de ses genoux dans sa poitrine, posa une main sur sa bouche, colla sa lame contre sa gorge, et lui intima de ne pas bouger sans une once de bienveillance.

La malheureuse acquiesça, tremblant autant de peur que de douleur. Soulagée que son partenaire n’ait pas directement tué son assaillante, Lyne se retourna vers le garçon.

— Est-ce qu’elle t’a agressée ?

Il y eut un long blanc, durant lequel le regard du bandit vagabonda entre la femme au-dessus de lui, celle à terre, et l’homme qui la menaçait, puis il esquissa une grimace incertaine.

— Peut-être…

La prétorienne fronça les sourcils et, se demandant si le jeune homme n’avait jamais été touché, ramassa sa dague. Le blessé retrouva sa vigueur en la voyant faire et plongea prestement sa main sous son manteau. Elle lui bloqua aussitôt le coude, pour l’empêcher de dégainer, puis posa avec agacement sa lame contre sa gorge.

— À quoi jouez-vous tous les deux ?

— Les brigands utilisent parfois de faux blessés pour attirer les voyageurs, expliqua froidement Soreth. Je suppose qu’ici ils auront voulu piéger un charognard plutôt qu’une âme bienveillante.

D’un signe de tête, il désigna la main que le bandit avait encore sous sa veste.

— Tu as de la chance qu’il ne s’en soit pas servi de sa dague quand tu lui as tourné le dos.

Le ton de la remarque était cinglant, mais Lyne ne chercha pas à répliquer. Son ami avait raison. Elle aurait pu mourir. Elle était sans doute plus fatiguée qu’elle ne le croyait. Brevois. Mascarade. Joyce. Cela faisait beaucoup. Même pour elle. Elle baissa la tête de dépit, scruta le manteau du bandit, puis, sa curiosité chassant ses pensées noires, demanda.

— Pourquoi n’as-tu rien fait quand tu en as eu l’opportunité ?

Le jeune homme la dévisagea dans l’obscurité, il ne devait pas avoir plus de seize ans, puis expliqua d’une voix empreinte de peur et de regret.

— Ça m’a semblé mal. C’était la première fois qu’on essayait de me soigner au lieu de m’achever.

Lyne esquissa un sourire. Elle entendait rarement ce mot dans la bouche de bandits. La plupart prétendaient ne pas pouvoir distinguer le bien du mal et s’en arrangeaient pour justifier leurs actions. Quand on y réfléchissait, cela ne les rendait guère différents des politiciens de Hauteroche.

— Très bien, reprit-elle en se demandant si le brigand ne ferait pas un meilleur conseiller que Darsham ou Isyse, tu ne m’as pas tuée, alors je vais en faire autant si tu réponds à mes questions.

Une lueur d’espoir traversa les yeux de son prisonnier, qui pensait probablement ne plus voir le soleil se lever, et Lyne sentit sa main se détendre sous la sienne. Elle le laissa la retirer de son manteau tandis que Soreth attachait et bâillonnait l’autre brigande, puis commença son interrogatoire.

— Comment t’appelles-tu et pour qui travailles-tu ?

— Je suis Liam, des flammes de glace. Vous ne connaissez sûrement pas. On est pas très nombreux.

— Eh bien, Liam. Si tu veux rester en vie, tu vas d’abord devoir t’assurer que ni toi ni ta camarade ne nous filiez quand nous partirons. Parce que si nous vous recroisons, il n’y aura pas de deuxième chance.

Le jeune homme acquiesça avec véhémence.

— Je vous le promets. On va attendre un peu que vous vous éloigniez, puis on rejoindra les nôtres. De toute façon, notre cheffe dit qu’il ne faut jamais pousser sa mauvaise fortune.

— C’est un bon conseil. Maintenant, sais-tu comment atteindre le repère de Joyce d’ici ?

— Qu’est-ce que vous voulez faire là-bas ?

— T’inquiètes, répondit Soreth en rendossant son rôle de mercenaire, ton problème à toi, c’est qu’on n’aime pas tourner en rond et qu’on te retrouvera.

— Ses quartiers sont au nord-est. Vous prenez à droite à l’intersection précédente et vous remontez jusqu’à une porte pleine de torches sur votre gauche. Les lieux sont vides parce qu’on a peur de tomber sur ses gardiens, alors vous devriez être tranquille. Enfin, si eux ne vous tuent pas.

— Bravo, Liam, acquiesça Lyne avec soulagement, tu viens de te sauver la vie.

Elle relâcha la pression de sa lame et se redressa pendant que son prisonnier la regardait en tremblant. Il ne semblait pas croire qu’il allait s’en tirer. C’était effrayant. Cet endroit était tellement vicié que les gens s’attendaient à y mourir par défaut. Un adolescent n’avait rien à y faire. Personne n’avait rien à y faire. Lyne se demanda un instant qu’elle avait été la vie du garçon pour qu’il préfère vivre ici plutôt qu’à Hauteroche, puis elle s’efforçât de se recentrer sur sa mission. Elle allait sauver la ville. L’Erellie s’occuperait du reste.


 

Lorsque les prétoriens atteignirent la partie de la mine réservée à Joyce, ils purent constater que Liam ne leur avait pas menti en la décrivant comme déserte. Il n’y avait aucune lumière en dehors de la porte, éclairée par quatre torches, et aucun autre bruit que le brouhaha étouffé des camps. Cela conférait à l’endroit une aura cauchemardesque, de celle qui vous faisait regretter aussi bien votre couette que votre bouclier, et en rendaient plus effrayant encore les quatre colosses qui y patrouillaient, deux hommes et deux femmes.

Heureusement, les Erelliens n’étaient pas là pour les affronter. Ils restèrent donc dans l’obscurité, prenant soin de garder une bonne distance entre eux et les protecteurs de Joyce, et firent le tour de sa tanière aux parois irrégulières. Ils n’y trouvèrent aucune entrée secondaire, mais finirent par se rapprocher d’un bloc craquelé à l’écart des rondes. Les dons de Soreth l’indiquaient comme plus friable que les autres.

Ils le creusèrent durant presque une heure, raclant silencieusement la fente à l’aide de leurs dagues de moins en moins affûtées, et obtinrent finalement un mince trou dans la roche : juste ce qu’il fallait pour que l’un d’eux puisse voir et entendre ce qu’il se passait à côté. Ils le surveillèrent à tour de rôle, allongés sur le sol humide, blotti l’un contre l’autre autant pour se réchauffer que se rassurer.


 

En dépit de sa révulsion envers Joyce, Lyne dut admettre qu’elle appréciait ses goûts en matière d’équipement. Non loin de l’entrée de sa cachette, un râtelier en chêne portait une magnifique épée bâtarde ainsi qu’un fléau noir comme la nuit, tandis qu’à leur pied gisaient un bouclier rouge sang et un plastron d’acier parfaitement entretenu. En dehors de cela, le reste du champ de vision de la prétorienne était occupé par une large table sur laquelle s’étalaient parchemins et morceaux de repas. La cheffe des brigands ne soit pas en vue, mais l’écho de ronflements dans la salle donnait une bonne idée de ses activités. Lyne grommela de frustration. L’une des bandites les plus recherchées des monts d’Argents dormait à quelques pas de là et elle ne pouvait pas intervenir. Du moins, pas avant d’être sûr qu’elle soit Mascarade et d’avoir compris son plan.

Tandis que la garde royale s’efforçait de prendre son mal en patience, Soreth se tourna vers elle et murmura d’une voix penaude.

— Je suis désolé pour tout à l’heure.

Elle décolla ses yeux de la fissure, surprise, et dévisagea son ami dans la pénombre.

— Désolé de quoi ? De m’avoir sauvé la vie ?

— Plutôt de m’être emporté.

Il marqua une pause pour chercher ses mots.

— Je ne vais pas bien depuis que nous sommes arrivés. C’est normal que tu aies douté de mes avertissements. J’étais énervé contre moi de t’avoir laissé te mettre dans cette situation, mais cela n’aurait pas dû déborder.

Lyne caressa tendrement la joue de son partenaire.

— Moi aussi j’ai craqué. J’aurais dû être plus prudente. Surtout ici. C’est juste que… j’aimerai qu’il n’y ait plus de morts.

Malgré la naïveté de ses paroles, Soreth acquiesça.

— Ta compassion t’a protégée de Liam, ce qui l’a ensuite protégée de toi. Ce n’est pas si mal. Il y a quelques semaines je n’aurai pas cru cela possible.

Lyne sourit en sentant la chaleur lui monter aux joues, puis avança ses lèvres vers celles de son ami. Le temps se suspendit quelques secondes, le froid, l’humidité et la poussière disparaissant sous le souffle tiède du prétorien, puis leur baiser s’acheva et la jeune femme s’éloigna pour ne pas recommencer.

— J’ai eu tellement peur quand je t’ai vu foncer, poursuivit Soreth. Je voulais te crier de t’arrêter, mais je ne pouvais pas dévoiler ma position. C’était notre dernier avantage.

— Peur, s’amusa Lyne, c’est la deuxième fois que j’entends ce mot en moins d’une journée. Es-tu sûr de ne pas devenir sentimental ?

Le silence retomba un instant, puis le prince referma la main sur celle de son équipière.

— Ce n’est peut-être pas le bon moment pour en parler. Mais… j’ai beaucoup de mal à recruter des agents compétents.

La guerrière roula des yeux en se retenant de pouffer et secoua la tête.

— Je te hais.

— Moi aussi.

Ils échangèrent un sourire, leurs prunelles pétillant dans l’obscurité, puis se recentrèrent sur leurs missions. C’était facile d’oublier le reste du monde quand ils étaient ensemble. Hélas, ils ne pouvaient pas se le permettre pour l’instant.


 

Lyne commençait à se demander si la cheffe des bandits dormait à longueur de journée lorsqu’une de ses gardes, à côté de laquelle Shallia aurait paru chétive, vint la réveiller.

— Votre rendez-vous est là, patronne.

Les ronflements se turent et laissèrent place à un grognement étouffé.

— Je lui dis d’attendre ?

— Non, répondit une voix plus douce que l’imaginait Lyne, j’arrive.

La colosse hocha la tête et sortit en laissant retomber l’épaisse tenture qui servait de porte derrière elle. Il y eut de nouveaux grommellements, puis des bruits de tissu de froissés, et Joyce entra dans le champ de vision de la prétorienne. Elle devait avoir la quarantaine, portait une longue natte brune, et était habillée de chics vêtements bordeaux, qui contrastaient avec l’atmosphère des lieux et mettaient en valeur sa peau claire. Arrivée devant son bureau, elle bâilla à s’en décrocher la mâchoire, puis mordit dans une pomme juteuse avant de se tourner vers l’entrée.

— Tu peux venir, Jarrett.

D’abord surprise par le prénom, Lyne sentit l’appréhension l’envahir quand le rideau se souleva, puis la colère la gagner lorsque le visage carré du militaire apparut dans la pénombre.

— Bonjour, Joyce. J’espère que les préparatifs avancent bien.

Les lèvres de la garde royale se tordirent de dégoût, et elle murmura pour Soreth.

— Le capitaine du quartier sud est entré. Je n’arrive pas à y croire.

— Par Eff ! jura le prince à côté d’elle. N’y a-t-il donc personne avec un peu d’honneur dans cette cité ?

Lyne serra les dents, ce n’était pas de l’aide qu’il fallait au conseil mais un grand nettoyage, puis se recentra sur la fissure et la conversation qui se déroulait derrière.

— Tu pourras placer ton camp ici, déclara Jarrett en montrant une carte du doigt. Je vais m’assurer que nous n’ayons plus de patrouilles dans les environs.

— Es-tu sûr d’y parvenir ? Une petite escouade ne m’effraye pas, mais si Hauteroche ramène une armée nous ne pourrons rien faire.

— Ne t’en fais pas. Tant que tu n’arrives pas trop tôt, je peux te garantir que la ville sera occupée ailleurs.

Joyce fronça les sourcils, elle ne semblait pas apprécier que Jarrett mette en doute ses compétences, mais elle se contenta d’acquiescer.

— Les troupes n'aiment pas dormir ici, mais quatre jours ce n’est plus très long.

Le cœur de Lyne accéléra dans l’obscurité. Quatre jours, c’était trop peu.

— Par contre, continua la brigande, les portes ont intérêt à être ouvertes comme convenu.

— Elles le seront. J’y veillerai personnellement. Soyez là-bas avant onze heures et le quartier sera à vous.

Un rictus satisfait se dessina sur les lèvres de Joyce.

— Devenir riches et rentrer dans l’histoire. Tu parles d’une belle fin de carrière. J’en oublierai presque qu’il faut travailler pour l’autre.

Elle marqua une pause pour dévisager son interlocuteur, puis demanda d’une voix moins assurée.

— Est-ce vrai qu’il élimine tous ceux qui échouent ? Qu’a-t-il fait de mon successeur à Brevois ?

Jarrett secoua la tête avec dégoût.

— Crois-moi, tu ne veux pas de détails. Les gens ont raison d’avoir peur de lui. Il ne pardonne pas l’incompétence.

Joyce perdit des couleurs, mais elle se força à hausser nonchalamment les épaules et termina sa pomme pour se donner une contenance. De l’autre côté de la roche, Lyne oscillait entre enthousiasme et découragement. La bandite n’était pas Mascarade, ce qui signifiait qu’ils n’avaient pas fini leur enquête, mais ils connaissaient le genre de celui qu’ils cherchaient. C’était déjà cela. Elle en informa son coéquipier, qui accueillit la nouvelle avec des sentiments aussi mitigés qu’elle, puis se recentra sur la cheffe des brigands.

— Et toi ? questionnait-elle le capitaine corrompu. Qu’est-ce qui te pousse à travailler pour lui ? Probablement pas la richesse vu ton poste. Le pouvoir peut-être ?

Le militaire haussa les épaules.

— Il n’y a que les idiots qui voient le pouvoir comme une fin. Il est inutile si l’on n’a rien à en faire. Moi, je veux accomplir quelque chose. Quelque chose qui mérite le respect.

Toujours allongée sur la roche humide, Lyne eut envie de saisir son épée et de donner à Jarrett la considération qu’il méritait. Elle n’avait que du mépris pour Solveg, mais lui mettait la barre encore plus haut. Il avait vendu son quartier aux pillards. La vie des siens en échange d’un soi-disant respect. Hélas, le plan de Mascarade continuerait même sans le capitaine. Le neutraliser n’était pas une solution. Pas maintenant en tout cas.

Dans la salle, Jarrett changea de sujet de conversation.

— La prochaine livraison va être retardée.

— Ça ne ressemble pas à Rampegral de ne pas tenir ses délais.

— Nous ne travaillerons plus avec lui. Il a été mis hors-jeu par les Erelliens.

— Qu’est-ce qu’ils viennent faire là-dedans ? demanda Joyce en faisant claquer sa langue d’un air réprobateur.

— Le prince Soreth est arrivé il y a cinq jours pour apporter son soutien à Hauteroche. Nous pensions qu’il resterait sage, mais sa garde du corps a été aperçue pas loin de la demeure de Rampegral hier soir. Depuis, ce dernier est introuvable. Nous ne savons pas comment ils l’ont repéré, ils en avaient peut-être après un autre trafic, mais il est inutile de s’inquiéter. Ils en connaissent trop peu pour nous menacer. Nous allons désigner un nouvel intermédiaire, et tu auras le matériel d’ici votre départ.

Une fois encore, Lyne se maudit d’avoir perdu son masque. Elle s’était mise en danger et avait attiré l’attention de Mascarade sur les siens. Ce n’était guère brillant.

— Comme vous voulez, acquiesça Joyce derrière le mur, tant que les livraisons arrivent. J’ai déjà équipé la plupart des grosses bandes, mais ça serait dommage que le reste se contente de leur armement miteux.

Elle attrapa une épaisse cape posée sur une chaise et la passa autour de ses épaules.

— En parlant des troupes, je suppose que tu es venu pour en faire la revue.

— Entre autres choses. Il veut être sûr que tu auras assez de pillards et qu’ils soient prêts pour l’assaut. Je dormirai ici ce soir pour que nous ayons le temps d’entrer dans les détails.

— Bienvenu chez nous alors, ricana Joyce en ceignant sa ceinture.

Jarrett grimaça en guise de réponse, puis se dirigea vers les tentures tandis que son interlocutrice interpellait ses gardes.

— Préparez-vous, mes grands ! On va se promener.

— Oui, cheffe !

Les voix des brigands raisonnèrent à l’unisson, rappelant qui régnait sur la mine, puis les deux complices quittèrent la pièce et le silence retomba derrière eux.


 

Une fois sûre que personne ne reviendrait dans la salle, Lyne se détacha de la fissure et tourna sa nuque ankylosée vers Soreth.

— Un deuxième capitaine corrompu et une armée prête à piller Hauteroche. Ce matin j’avais du mal à imaginer comment la situation pouvait empirer. Maintenant, j’ai quelques idées.

Son partenaire acquiesça d’un air soucieux.

— Au moins, nous comprenons comment ils peuvent recruter autant de brigands dans la garde, et pourquoi les exactions du quartier sud ne s’arrêtent pas. Hélas, Jarrett ne sera pas facile à déloger.

— Crois-tu que ta parole puisse le démettre de ses fonctions ?

Soreth secoua la tête.

— Le conseil ne m’écoutera pas sans preuve, surtout s’il y a d’autres membres corrompus. Nous allons devoir continuer à creuser. Heureusement que Mascarade nous sous-estime.

— Il sait tout de même que nous enquêtons. Il va falloir que nous soyons prudents.

Tout en acquiesçant, Soreth dévisagea sa partenaire d’un air inquiet. C’était rassurant de constater qu’il se laissait plus affecter qu’auparavant par les risques de leur mission, mais aussi un peu étrange et, peut-être, dangereux. Une mine remplie de pillards n’était pas le meilleur endroit pour se remettre en question. Lyne changea donc de sujet avant que la discussion ne prenne une tournure trop personnelle.

— Nous devrions profiter de l’absence de Joyce pour fouiller ses affaires.

— Tu as raison, opina le prince en détournant le regard, allons-y.


 

En l’absence de garde pour protéger les quartiers de Joyce, aucun brigand n’était assez inconscient pour la voler, la prétorienne n’eut aucune difficulté à y entrer tandis que Soreth surveillait l’extérieur.

Amusée de remarquer qu’elle ne s’était pas trompée sur le reste des meubles de la pièce : un lit, un baquet d’eau et un coffre, Lyne inspecta d’abord la table de travail. Celle-ci était recouverte d’un vaste plan de Hauteroche et de ses environs, où plusieurs pions de couleur étaient disposés. Elle s’efforça d’en retenir la majorité, dont le plus important qu’elle supposait être le futur camp des bandits. Annelle saurait quoi en faire. Un gros registre trônait aussi à côté de la carte, répertoriant les troupes que Joyce avait recrutées. Lyne le parcourut rapidement, estima qu’il avait un demi-millier de brigands dans la nature et plus du triple dans la grotte, puis le reposa en grimaçant. Si les pillards passaient les portes de la ville, leurs dégâts seraient considérables.

L’inspection de la table terminée, la prétorienne s’approcha du meuble de chevet. Le premier tiroir révéla de nombreuses missives, qu’elle n’eut pas le temps d’éplucher, tandis que le second contenait un plan détaillé de la mine. Elle l’examina un instant et s’apprêtait à le ranger quand un étrange trait en pointillé attira son attention. Il commençait dans une partie vide des grottes, bien au-delà du repère de Joyce, et serpentait curieusement jusqu’à quitter la carte par l’est. Lyne esquissa un sourire en remerciant ses ancêtres. Elle venait de trouver un moyen de les sortir de là.

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