Chapitre 29

Plus les boyaux étroits de la mine emmenaient les prétoriens loin des bandits, plus Soreth se sentait revivre. Passer la soirée avec les Briseurs l’avait exténué. Du moindre de leurs ricanements aux poignes épaisses qu’ils posaient sur ses épaules, chacune de leur action renforçait son malaise. Ses jambes le poussaient à fuir, ses mains à se battre, mais il se retenait à chaque fois et acquiesçait en baissant la tête. Bien plus à l’aise que lui, Lyne s’était efforcée d’alléger son calvaire et d’assurer au mieux leur rôle de mercenaire. Récits de batailles, jeux de dés et même concours de bras de fer, elle s’était dépensée sans compter pour sympathiser avec les brigands et détourner l’attention de son partenaire épuisé. Il sourit en se remémorant la ferveur de son amie, qui ouvrait maintenant le chemin à la lueur de sa torche, puis soupira de dépit. Il fallait qu’il trouve une solution à son problème. De préférence, une qui n’impliquait pas de passer tous les bandits du continent au fil de l’épée.

Une heure plus tard, et toujours aucun autre palliatif en tête, Soreth sortit de ses pensées en entendant le bruit d’une chute d’eau. D’abord ténu, le son s’intensifia tandis que les prétoriens avançaient, et atteignit son apogée quand ils entrèrent dans une salle semi-circulaire, où l’érosion d’une cascade avait creusé un bassin naturel. Peu profond sur les côtés, celui-ci plongeait aux abords de la cataracte bouillonnante, donnant l’impression de n’être plus qu’un vaste puits sans fond.

Soreth constata d’un coup d’œil que la pièce était un cul-de-sac, et ses lèvres se pincèrent tandis que sa protectrice parvenait à la même conclusion.

— Soit je me suis trompée en mémorisant le plan. Soit nous allons devoir nous mouiller.

— Cette eau doit bien s’écouler quelque part. Je vais aller inspecter le bassin pendant que tu vérifies que nous n’avons pas fait fausse route.

Lyne contempla la cascade en grimaçant.

— Ne veux-tu pas que je le confirme d’abord ? C'est inutile de descendre pour rien.

— Nous n’avons pas le temps, répliqua le prince en dégrafant sa cape. Nous ne connaissons pas la durée du trajet, et nous devons impérativement intercepter Jarrett.

L’air frais s’engouffra sous sa tunique, lui faisant regretter ses propos, mais il n’en enleva pas moins son armure, qui rejoignit ses autres vêtements sur la roche humide.

— Très bien, reprit sa partenaire en accrochant les rennes de Zmeï à sa selle, bon courage alors.

Il la remercia d’un hochement de tête, déboutonna sa chemise, ce qui lui donna la chair de poule, et laissa échapper un grognement. Les bandits allaient finir par lui manquer. Il retira ensuite ses bottes pendant que son équipière allumait une seconde torche, et ouvrait sa ceinture lorsqu’il se rendit compte qu’elle observait avec curiosité son torse couvert de cicatrices. Il suspendit son mouvement pour passer une main gênée dans ses cheveux crépus.

— Veux-tu que j’attende ton départ ?

Un sourire illumina le visage de Lyne.

— Je crois que « ce que je veux » va devoir patienter un peu.

La chaleur lui monta aux joues.

— Ah… oui… sans doute.

Sa réponse maladroite lui valut un regard malicieux, dans lequel il oublia un instant le froid et ses inquiétudes, puis un renâclement d’Apalla, il fallait bien que quelqu’un se préoccupe de leur retard, le ramena à la réalité. Son amie lui vola alors un baiser et, tout en fredonnant un vieux chant marin, le laissa en compagnie de deux chevaux rabat-joies et d’un bassin glacé.


 

Tandis que les pas de sa protectrice s’éloignaient, Soreth s’approcha de l’eau transparente. L’air y était encore plus frais, le torrent provenait sans doute de la fonte des neiges, mais le prétorien n’avait pas le choix. Il inspira profondément et plongea le pied dans les ténèbres de la cuvette. Un frisson remonta le long de sa jambe, mais il serra les dents pour ne pas la retirer. Il resta ainsi immobile une dizaine de secondes, le temps de s’habituer à la température bien trop basse, puis avança sous le regard amusé de Zmeï.

— Ne fais pas trop le malin, murmura-t-il du bout des lèvres au cheval moqueur, s’il y a bien un trou là-dedans, tu ne vas pas tarder à me rejoindre.

L’équidé s’ébroua, toujours prêt à relever un défi, et posa à son tour un sabot dans l’eau. Le prétorien sourit en continuant sa descente, puis ricana lorsque l’animal enleva prestement sa patte. L’un d’eux avait encore un peu de bon sens.

Une fois entièrement immergé, les dents serrées pour les empêcher de claquer, Soreth nagea péniblement jusqu’à la cascade. Son fracas était assourdissant et le courant essayait sans cesse de le repousser au loin, mais il discerna un étrange reflet de l’autre côté du mur glacé. Il prit alors son courage à deux mains et, retenant sa respiration, plongea dans les ténèbres.

Il en ressortit quelques secondes plus tard, derrière la chute d’eau, les cheveux détrempés, les pieds appuyés contre l’entrée d’un tunnel au trois quarts remplis. Bien que petit, le prince devait se baisser pour y tenir, il semblait se frayer un chemin sinueux dans la montagne et, à en juger par la vitesse d’écoulement, ne se terminait pas en cul-de-sac.

Soreth fit demi-tour, soulagé de sa découverte, et se hissait hors du bassin lorsque Lyne revint, lui adressant un regard aussi intéressé qu’apitoyé.

— C’est bien cette pièce qui était sur le plan, déclara-t-elle sans le quitter des yeux. As-tu trouvé quelque chose ?

— Il y a un passage derrière la cascade. Il n’est pas simple à atteindre, mais il parait continuer vers la surface.

La guerrière hocha la tête et scruta la chute d’eau.

— Je suppose que ce n’est pas spécialement chaud.

— Tu ne veux pas le savoir, ricana Soreth en sortant une toile cirée des fontes d’Apalla. La prochaine fois, j’essayerai de nous obtenir une mission dans le sud de l’Irevois.

— Parfait ! J’ai toujours eu envie de faire la sieste au pied d’un oranger et de n’avoir que la main à tendre pour déguster un fruit au soleil.

Le prince pouffa. Apalla et Zmeï hennirent d’approbation. La description ressemblait plus à des vacances qu’à du travail, mais elle avait le mérite de les réchauffer avant qu’ils plongent dans l’eau glacée.

Malgré leurs récriminations, les montures suivirent leurs cavaliers sans rechigner. Du moins, jusqu’à ce qu’il faille traverser la cascade et que Soreth passe une poignée de minutes au milieu de cette dernière pour convaincre Apalla de s’y engouffrer. Zmeï se montra moins réticent, mais le prince eut le temps d’allumer une torche avant que sa camarade détrempée et sa monture ne le rejoignent.


 

Les prétoriens suivirent le tunnel durant plusieurs heures, le dos voûté, haletants à cause du froid, parfois immergés jusqu’au bassin. Celui-ci tournait beaucoup, leur faisant peu à peu perdre le sens de l’orientation, et rétrécissait par moment, les obligeant alors à rassurer leurs chevaux dont les naseaux frôlaient la surface de la rivière. Ils avaient les pieds écorchés par les pierres coupantes et les muscles engourdis, mais s’efforçaient d’avancer aussi vite qu’ils le pouvaient. Même si marcher les réchauffait, ils ne tiendraient pas longtemps dans de telles conditions.

Trop tendu pour ressentir la fatigue, Soreth ouvrait la marche et se concentrait sur le courant d’air qu’il sentait de temps à autre pour ne pas perdre espoir. S’il lui semblait même que celui-ci s’amplifiait lentement, il préféra garder cette information pour lui au cas où elle se révélerait fausse, et encouragea plutôt Lyne, que la température rendait de plus en plus apathique, en lui parlant du Sud et des îles magnifiques qu’il y avait visitées.

La stratégie fonctionna jusqu’à ce que le tunnel se réduise trop pour qu’ils fassent demi-tour, que le sol s’enfonce à nouveau dans la montagne, et que le niveau de l’eau se mette à monter.

— Attends ! s’exclama alors la garde royale derrière Soreth. On devrait… on ne va jamais s’en sortir ainsi.

Le jeune homme s’arrêta en s’efforçant de maintenir son menton hors de la rivière.

— Bien sûr que nous allons nous en sortir. Nous ne devons plus être très loin maintenant.

— Cela fait déjà une heure que je me le dis et… cette idée était idiote. Je n’aurais pas dû nous entraîner là-dedans. Je suis désolé, Soreth. Je… je nous ai condamnés.

Le cœur du prince se serra, et il regretta de ne pas pouvoir prendre son amie dans ses bras. Hélas, il était coincé par deux parois saillantes et une jument nerveuse.

— Ne t’en fais pas. C’était un très bon plan. Bien meilleur que celui de finir en pelote d’épingles dans la forêt. Et puis, je sens un peu d’air au loin. S’il arrive à passer, nous en ferons de même.

— Rien ne nous garantit que nous en aurons la place. Penses-tu qu…

— Je pense que si ce sentier était sur la carte de Joyce alors c’est qu’il lui est utile. C’est un peu étrange à dire, mais nous devons lui faire confiance. À elle, et à ton instinct.

Il y eut un long silence, puis Lyne soupira dans l’obscurité.

— Très bien, allons-y.

Soreth esquissa un sourire, tout en priant ses ancêtres de ne pas se tromper, et ils repartirent à pas lent.

Hélas peu désireux de les rassurer, le niveau de l’eau continua à monter, les obligeant à nager pour pouvoir respirer. S’ils trouvèrent agréable au début de ne plus s’abîmer les orteils sur la roche, leurs jambes les firent déchanter en leur rappelant la fatigue qu’elles accumulaient depuis des heures. Lourdes et engourdies, elles les maintenaient autant à flot qu’elles les entraînaient vers le fond, leur faisant boire la tasse de manière inopinée et mettant leurs nerfs à rude épreuve. Cela ne dura heureusement qu’une dizaine de minutes, au bout desquelles ils retrouvèrent peu à peu pied. Un vent frais leur caressa alors le visage, les faisant grelotter et les poussant à accélérer le pas.

Comme l’onde poursuivait sa décrue avec leur progression, elle leur arriva au torse quand ils aperçurent les premières lueurs du jour, et descendit à leur taille le temps qu’ils parviennent à la sortie du tunnel. Ils découvrirent peu après une berge de sable gris et, pour leur plus grand plaisir, purent enfin s’extirper de l’eau glacée.


 

Trop ravis de quitter l’obscurité et l’exiguïté de la grotte pour se soucier de la bise hivernale, ils se séchèrent en contemplant l’aurore naissante, tandis que leurs corps se réchauffaient difficilement, puis enfilèrent leurs vêtements, à peine humide grâce à la toile cirée, en partageant quelques grimaces amusées. Ils essuyèrent ensuite leurs montures comme ils le pouvaient et se remirent en route.

Le passage les avait conduits jusqu’au flanc est de la montagne, ce qui signifiait qu’ils devaient en traverser le nord afin de regagner le chemin par lequel ils étaient venus. Jarrett n’étant pas encore parti de la mine, le jour se levait à peine, ils avaient une chance de l’intercepter s’ils ne traînaient pas.

Ils abandonnèrent rapidement la rivière, dont le trajet ne s’encombrait pas de notions futiles telles que la hauteur ou l’accessibilité, et empruntèrent un sentier de berger, qui serpentait le long du coteau enneigé en évitant ses parties les plus abruptes. Autour d’eux, la nature se réveilla avec l’arrivée du jour. Des milans royaux s’élevèrent dans le ciel dégagé en quête de nourriture et, en contrebas du chemin, des cerfs s’éloignèrent du couvert des arbres pour s’abreuver. Les prétoriens entendirent également les bruits d’un combat de bouquetin, sans réussir à l’apercevoir, et échangèrent un sourire réjoui. La grotte était déjà loin.

Le soleil indiquait dix heures lorsqu’ils rejoignirent la piste ouest. Ils l’inspectèrent sans y trouver de traces du capitaine, camouflèrent leur propre passage, et allèrent s’embusquer derrière un amas rocheux. Leur mission pouvait continuer.


 

Soreth bailla à s’en décrocher la mâchoire. La pierre à laquelle il était adossé n’avait rien de confortable, mais quand on manquait de sommeil tout ressemblait à un coussin moelleux. Ce n’était pas Lyne qui risquait de le contredire, car elle dormait depuis une dizaine minute, la tête posée sur l’épaule de son ami. Les catalyseurs avaient beau améliorer la condition physique des prétoriens, il n’y avait rien d’étonnant à ce que leurs limites soient atteintes après presque deux nuits blanches. Le prince ne s’inquiétait toutefois pas. Il sentait aussi bien les flux des bijoux que ceux de son équipière et, comme lui, elle était loin d’avoir vidé ses réserves. Il esquissa un sourire devant ce surplus d’énergie, puis laissa son esprit se prélasser dans la chaleur des lignes jusqu’à ce qu’un cavalier apparaisse au loin.

Le calme du chasseur remplaça alors sa quiétude nonchalante, et il riva ses yeux sur sa proie en secouant doucement sa partenaire.

— Réveille-toi, Lyne. Notre ami vient d’arriver.

Elle grommela dans son sommeil et ouvrit lentement les paupières.

— Es-tu sûr qu’il s’agit de lui ?

— Même vêtement, même taille, et je ne vois pas qui d’autre emprunterait cette route.

La guerrière répondit par un grognement approbateur et se tapit à contrecœur dans la neige à côté de son compagnon.

L’air las et préoccupé, Jarrett n’accorda pas un regard aux rochers qui dissimulaient les prétoriens. Ces derniers y restèrent une dizaine de minutes après son passage, puis se relevèrent en époussetant la poudreuse qui les recouvrait et se dirigèrent vers leurs chevaux.

— S’il va bien à Hauteroche, déclara Lyne d’une voix pincée, je ne pourrais pas te suivre. Je retournerai avec Zmeï dans la grange où m’a cachée Annelle.

La gorge du prince se serra, il avait presque oublié cette histoire d’avis de recherche, mais il hocha la tête en se forçant à sourire.

— Tu seras en sécurité là-bas. Dès que j’en aurai fini avec le capitaine je m’occuperai de la garde. Je suis sûr que Trisron a déjà bien avancé.

— Au moins, reprit son amie en enfourchant son cheval, nous vous attendrons au chaud.


 

Les prétoriens suivirent le soldat sans grande difficulté. Ses traces étaient les seules dans la neige, et le temps clément leur permettait de ne pas craindre qu’elles soient recouvertes. Comme prévu, il redescendit des monts sans bifurquer et gagna en quelques heures la plaine de Hauteroche. La densité des voyageurs y augmenta significativement, et les cavaliers durent accélérer pour réduire l’écart qui les séparait de leur cible.

Menant la traque, Soreth louvoya entre deux chariots de marchands et un groupe de paysannes, puis ralentit à bonne distance du capitaine. Il se retourna ensuite pour voir si son équipière avait réussi à en faire de même, et se rendit compte qu’elle s’était laissée devancée d’une dizaine de mètres. Il s’apprêtait à lui faire signe de le rejoindre, surpris par son comportement, lorsqu’il aperçut la patrouille qu’elle fixait du regard.

Il proféra alors son deuxième juron en moins de vingt-quatre heures, et regretta de ne pas s’être assez méfié, de ne pas avoir pensé au renforcement des rondes extérieures. Car si les trois soldats ne portaient guère d’intérêt aux voyageurs réguliers, ils seraient à coup sûr intrigués par leur accoutrement de mercenaire, et reconnaîtraient Lyne sans difficulté.

Soreth fit tourner sa monture pendant que les militaires dépassaient leur capitaine, les prétoriens auraient plus de chance de s’échapper à deux, mais s’arrêta quand ses yeux croisèrent ceux de sa protectrice. Elle secoua discrètement la tête et lui désigna leur cible d’un air déterminé. Elle ne voulait pas qu’il abandonne la mission. Il hésita, le cœur pincé, puis se rappela du massacre de Brevois et de l’attaque planifiée sur Hauteroche. Ils ne réussiraient pas sans prendre de risques. Il ramena donc Apalla dans la file des voyageurs, serra ses rennes pour empêcher ses mains de trembler, et s’efforça de saluer les gardes arrivés à sa hauteur. Ils n’avaient pas l’air dangereux. Il s’accrocha à cette idée. À cela, et au fait qu’il n’oublierait pas leurs visages s’il arrivait malheur à son amie.

Les yeux rivés sur le dos de Jarrett, la poitrine dans un étau, Soreth se retint de se retourner quand les soldats crièrent, et caressa la crinière chaude d’Apalla lorsque la cavalcade débuta. La jument renifla pour le rassurer. Il se surprit à sourire devant tant d’optimisme.

— Tu as raison. Nos ancêtres veillent sur eux.


 

Une heure après l’incident, Soreth n’avait toujours pas retrouvé son calme. Il n’en avait heureusement guère besoin pour patienter aux portes sud-ouest de la ville, où il s’était débrouillé pour n’être séparé de Jarrett que part un unique chariot de foin, assez haut pour cacher le prince et suffisamment facile à fouiller pour qu’il ne perde pas de vue le capitaine durant son inspection. Gardant en même temps les oreilles grandes ouvertes, Soreth apprit que des échauffourées avaient éclaté dans le quartier sud, entraînant une vingtaine de blessés, et que l’enquête de Tolvan piétinait. Ce n’était pas étonnant si l’on considérait les trahisons dans ses rangs, et encore moins si le le militaire était lui-même au service de Mascarade. Lorsqu’il avait évoqué cette idée la veille, Lyne l’avait ardemment réfuté en argumentant qu’un homme aussi brave et intègre n’avait rien à gagner à vendre la ville, mais Soreth n’était pas de cet avis. Tolvan connaissait bien Jarret et Solveg, et tout avait un prix à Hauteroche. Il soupira à cette pensée puis s’avança derrière le chariot. Il regrettait que son équipière ne soit pas là pour le contredire. Elle aurait levé les yeux au ciel, lui aurait expliqué qu’Erell n’avait pas fondé leur royaume sur le cynisme, et le monde aurait paru d’un coup plus lumineux.

Une fois de l’autre côté des murailles, Soreth retrouva aisément sa proie, qui traversait le Limes en passant par un large pont de pierre. Bien que moins décoré que l’arche des défenseurs, celui-ci possédait plusieurs sculptures d’animaux mythologiques. Griffons, krakens, licornes et même dragons s’y donnaient en spectacle pour le plaisir des badauds. Les seuls grands absents restant les phénix, car il était hors de question pour Hauteroche de représenter les armoiries d’Ostrate.

Après la passerelle, Jarrett tourna vers l’est et emprunta l’avenue qui longeait le fleuve. Aussi dense que large, cette dernière voyait défiler tous les chariots à destination des docks, et Soreth dut se concentrer pour ne pas perdre le soldat blond parmi les habitants et les habitantes.

Ils suivirent ainsi le Limes durant plus d’une heure, puis le militaire bifurqua vers le nord et ils atteignirent l’un des accès à la muraille du quartier est. Les gardes y reconnurent le capitaine, qu’elles saluèrent et s’empressèrent de faire traverser. Soreth patienta pour sa part une dizaine de minutes, qui lui suffirent à perdre sa cible de vue. Inquiet de ne pas la retrouver, il franchit la porte dès qu’il en eut l’autorisation et arriva au milieu d’une vaste foule hétéroclite. Il la balaya du regard à la recherche de la cape brune de Jarrett, refusant d’échouer si près du but. Finalement, il la repéra juste avant qu’elle ne s’éclipse dans une ruelle au loin. Il se fraya aussitôt un chemin au milieu des badauds, sans se préoccuper des remontrances qu’on lui lançait, et s’engouffra dans le passage.

Il y retrouva le dos du capitaine avec soulagement et, comme les artères étroites n’étant pas assez remplies pour qu’il y reste inaperçu, reprit sa filature en lui donnant un croisement d’avance. Il s’approchait de chacun d’entre eux aussi discrètement qu’il le pouvait, tournait Apalla, parfaitement formée à ces manœuvres, pour observer Jarrett, puis, dès qu’il avait changé de ruelle, avançait jusqu’au prochain croisement.

Finalement, le militaire s’arrêta une dizaine de minutes plus tard devant une herboristerie à l’allure défraîchie, dont les vieux volets clos auraient laissé penser qu’elle était abandonnée sans la pancarte « ouverte » accrochée à sa porte. Jarrett y attacha son alezan à côté d’un cheval noir, puis disparu à l’intérieur tandis que Soreth essayait de se rappeler s’il avait déjà entendu parler de la boutique. Comme rien ne lui revint, il mit pied à terre près d’une autre échoppe, s’approcha furtivement du commerce aux murs vermoulus, et s’accroupit sous sa fenêtre. Il y a attendit un moment sans qu’aucun bruit ne vienne perturber le brouhaha des rues lointaines, puis, aussi rassuré qu’intrigué, se redressa et avança jusqu’à la porte.

Un frisson le parcourut lorsqu’il posa la main dessus, le poussant à attraper sa dague, mais rien ne l’agressa quand il entra en manquant de heurter une armoire de bocaux de soupe d’orties. Du moins, rien en dehors de l’épouvantable odeur d’encens qui empestait la pièce. Sans se départir de son inquiétude et luttant pour ne pas dégainer son arme, Soreth se faufila entre les bouquets de millepertuis et de fenouils pendus au plafond et atteignit un comptoir derrière lequel une vieille femme lisait un ouvrage d’herboristerie.

— Bonjour, messire, le salua-t-elle en levant les yeux de son livre. Que puis-je faire pour vous ?

— Bonjour, répondit le prince en balayant la salle du regard sans trouver Jarrett. J’ai des migraines depuis plusieurs jours, et je me demandais si vous aviez de quoi m’aider.

Il posa une bourse sur la table en signe de bonne foi, puis porta une main à ses tempes sans avoir à simuler. Ses maux de tête étaient justement en train de revenir.

— Je dois avoir des infusions de bétoine quelque part. Il n’y a rien de mieux contre cela.

Soreth la remercia tandis qu’elle se levait, puis profita de son départ pour remettre de l’ordre dans ses pensées. Des migraines, une sensation constante de danger, il connaissait cela. Il l’avait expérimenté avec plus d’intensité à Brevois. Il se força donc à oublier la commerçante qui fouillait les étagères derrière lui, inspira profondément, et ferma les yeux pour se concentrer sur les lignes d’Eff environnantes. Il y en avait beaucoup au cœur de la ville, de toutes les tailles et aux parcours alambiqués, mais la seule qui retint son attention fut une petite source à une dizaine de pas de lui. Située dans le sous-sol de l’herboristerie et trop insignifiante pour qu’on la remarque si l’on ne la cherchait pas, elle était bien différente de ses sœurs, s’écoulant chaotiquement au milieu d’elles. Soreth frissonna. Sa main glissa sur le manche de sa dague. Quoi que Mascarade ait fait à Brevois, il venait de le répéter à Hauteroche.

— Voulez-vous en prendre tout de suite ?

Le prince ouvrit les yeux et arbora un visage impassible.

— Cela ira. Je suis juste un peu fatigué. J’ai fait trop de route récemment.

— Je suppose que c’est votre métier, acquiesça la marchande en posant un sachet en lin à côté de lui, mais j’espère que vous pourrez récupérer. C’est aussi un bon remède.

Soreth opina de bon cœur, il avait le même espoir, puis sortit les quinze écus de cuivre qu’elle lui demandait. Il brûlait en son for intérieur de l’interroger sur Jarrett, mais ce n’était pas le moment. Il venait de découvrir l’un des repères de Mascarade. Il ne comptait pas tout gâcher en creusant plus qu’il ne l’aurait dû. Il salua à la place la marchande, attrapa la bétoine et quitta prestement l’échoppe. Il en avait pour l’instant fini avec le capitaine, mais sa journée, elle, ne faisait que commencer.

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Camille Octavie
Posté le 21/02/2023
Bonjour !
Encore un chapitre très sympa, agréable à lire, avec en plus un fin qui met du suspense :)
Quelques remarques pour nourrir tes réflexions:
- Je trouve ça super que Lyne n'ait pas froid aux yeux, hahah !
- Méfie-toi un peu de la répétition de passages légers cependant, ici en l’occurrence je trouve que ça dessert la tension du "vont-ils sortir" ? (à titre personnel je pense à quand tu dis que Soreth ne peut pas s'empêcher de regarder, plus apalla que tu personnifie, plus d'autres interactions personnifiées avec les chevaux)
- Sur Arte il y a un documentaire sur la résistance au froid ("se soigner par le froid"), ça peut peut-être t'aider à imaginer ce que ressentent tes personnages dans l'eau. Je n'ai pas la moindre expérience du sujet mais rien que les 20 minutes que tu mentionnes à un moment ça me parait beaucoup.
- Je trouve curieux que tu dises que Apalla se révèle particulièrement douée pour suivre des gens, tu l'avais présentée comme un cheval spécialement entraîné (et vu qu'elle entre dans l'eau, passe la cascade et les suit dans un petit conduit, je confirme que ce n'est pas un cheval lambda), du coup je me serais plus attendue à "heureusement Apalla était particulièrement douée pour"

Voilà voilà :)
A bientôt pour la suite
Vincent Meriel
Posté le 23/02/2023
Bonjour et merci pour ces pistes !
Je vais refaire une passe, j'ai peut-être un peu abusé avec les chevaux dans ce chapitre c'est vrai ^^'
Je ne savais pas pour le documentaire, je vais aller y jeter un œil pour vérifier ça ! Ça sera surement intéressant pour d'autres écris en plus :P
À bientôt !
Camille Octavie
Posté le 23/02/2023
Arte, inspiration des écrivains depuis 1992 XD Le documentaire sur le langage corporel est super aussi ;)
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