Chapitre 29

Par Notsil

Shaniel soupira. Rien à faire, aucun Seigneur ne la prenait au sérieux. Pourquoi Rayad avait-il insisté autant à ce qu’elle reste ici ? Elle était inutile. La jeune femme crispa les poings. Pourtant, elle avait veillé à porter une tenue sobre, pour éviter de les “distraire”. Son frère savait qu’elle était bien moins superficielle qu’elle ne le paraissait. C’était tout un art, que sa mère lui avait appris.

La beauté et l’élégance amenaient les gens à s’imaginer qu’on était incapable de réfléchir. Il n’y avait plus qu’à orienter subtilement la conversation sur les sujets qu’elle désirait et Shaniel recueillait toutes les informations qu’elle souhaitait en échange de promesses et de quelques battements de cils.

Là… il s’agissait seulement de se conformer au plan d’action décidé par Rayad. À savoir, concentrer leurs efforts sur la reprise de la capitale. Un grand coup pour marquer les esprits avant de libérer le reste de l’Empire.

Évidemment, si le Commandeur était d’accord, les autres Seigneurs étaient moins enthousiastes. Evan et Jahyr auraient préféré un test sur un plus petit champ de bataille pour évaluer leurs troupes. Rayad voulait que l’effet de surprise soit total.

Sans sa présence, les choses lui échappaient.

Shaniel étouffa un bâillement. Et pour ne pas arranger les choses, Alistair avait suivi son frère. La jeune femme avait été troublée de constater qu’il lui manquait. Cette nuit… elle s’était retrouvée seule, dans un lit froid, sans présence à ses côtés. Elle n’en avait plus l’habitude. C’était curieux. Comment Alistair avait-il réussi à devenir si… indispensable ?

Elle était une princesse impériale. Elle se marierait par stratégie. C’était pour cette raison qu’elle préférait séduire et s’amuser, pour oublier la cage dorée qui l’attendait.

— Shaniel ? Tu es avec nous ? questionna le Seigneur Jahyr.

La jeune femme força un sourire. Hors de question de leur dévoiler ses pensées, bien loin de leurs préoccupations. Même s’il n’avait pas tort. Ce n’était pas du tout le moment de penser à Alistair, alors que l’Empire était en jeu.

Qu’elle se préoccupe autant du jeune homme n’était décidément pas normal.

— Oui, bien sûr. J’aimerai vraiment que nous arrivions à un accord. Rayad veut que…

Elle s’interrompit. Cette douleur soudaine dans la poitrine, cette sensation d’oppression…Sa main se posa sur son cœur. Impossible ! Elle hoqueta.

Tous s’étaient levés, et Ireth d’Anwa, l’épouse d’Evan, se précipita sur elle.

— Shaniel ! Qu’est-ce qui ne va pas ?

— J’ai mal… et pourtant… Je… Ce n’est pas moi. Je crois que… il est arrivé quelque chose à Rayad.

Shaniel arrivait à peine à croire à ses propres paroles, et pourtant… elle percevait quelque chose. Leurs parents avaient souvent souri quand Rayad sursautait lorsque Shaniel se piquait le doigt, ou lorsque Shaniel grimaçait lors des séances d’escrime de son frère. Un lien existait-il entre eux ? Le médecin du palais avait assuré leurs parents que non, qu’il ne s’agissait que de coïncidences, que les jumeaux étaient très proches - comme tous les jumeaux d’ailleurs - et forcément plus empathiques envers les émotions ressenties par l’autre.

Alors qu’ils étaient séparés l’un de l’autre par des centaines de milliers de kilomètres, qu’est-ce qui avait frappé Rayad pour qu’elle ressente une souffrance aussi intense ?

Une pensée insidieuse se fraya un chemin au milieu du nuage de douleur qui lui embrumait l’esprit. Et si… Non. Impossible. Elle refusait de l’envisager. Rayad ne pouvait pas mourir. Il ne pouvait pas la laisser seule ainsi ! Ils avaient toujours tout partagé.

— Ça va aller, dit Ireth en l’entourant de ses bras.

Un refuge auquel Shaniel s’accrocha avec une intensité qui la surprit.

— Avons-nous des nouvelles ? Pouvons-nous les contacter ? demanda aussitôt Jahyr.

Le Commandeur consulta ses notes.

— Leur dernier rapport date de hier soir. Ils étaient bien installés et devaient explorer les environs aujourd’hui.

— Je vais demander à ce qu’on essaie de les joindre, dit Jahyr avant de quitter les lieux.

La salle se vida peu à peu tandis que leurs assistants se précipitaient eux aussi dans les couloirs. Ireth, préoccupée, s’efforçait de faire revenir un sourire chez Shaniel, en pure perte. Seules des larmes incontrôlables roulaient sur les joues de la jeune fille.

— Éric.

La voix tendue de son épouse lui fit aussitôt lever les yeux. Un sourire crispé sur les lèvres, Esbeth gardait son attention sur son chrono, une main plaquée sur son ventre.

Un autre problème supplémentaire.

— C’est pour bientôt ? demanda Éric.

Esbeth hocha la tête.

— Depuis ce matin. Ça s’intensifie.

Une main sur l’épaule de Shaniel, Ireth se redressa et pâlit.

— Pourquoi n’as-tu rien dit ?

— Qu’est-ce que ça aurait changé ? rétorqua Esbeth. C’est mon treizième, je connais les signes.

— Mais je croyais que tu avais encore un bon mois devant toi ? fit Ireth.

— Je le croyais aussi, grimaça Esbeth.

— Tu choisis mal ton moment, nous n’avons pas de médecin ici, rappela Éric.

— Et ma main dans ta face, tu crois qu’elle va choisir son moment ?

Le Commandeur haussa un sourcil.

— Tu en es déjà là ?

— Nous allons l’accompagner, décida Ireth.

Avec l’aide de Shaniel, qui reprenait des couleurs, elle attrapa le bras d’Esbeth.

— Je peux encore marcher seule, marmonna-t-elle.

Ireth ne dit rien, mais ne lâcha pas sa prise, et les trois femmes gagnèrent les couloirs à petits pas. Un pli d’inquiétude inhabituel barrant son front, le Commandeur se hâta de regrouper ses notes.

— Laisse, intervint Evan. Je peux m’en occuper.

— Merci, répondit Éric avec soulagement. Tenez-moi au courant pour le prince Rayad. Je n’aime pas cette situation.

— Jahyr et moi gérerons la situation au mieux.

Éric s’élança dans les couloirs, en direction de leurs appartements. Tout était petit, dans ces tunnels, et les conditions loin d’être idéales pour la naissance d’un enfant.

Dans le petit salon, il retrouva Ireth et Shaniel, ainsi que ses cinq enfants, surexcités.

— Ça y est ? On va avoir un autre petit frère ?

— Votre mère a besoin de calme, les enfants. Liam, occupe-les.

— Je ne veux pas servir de nounou ! protesta-t-il.

— Liam…

La menace était perceptible dans le ton sévère, mais le jeune ailé se contenta de croiser les bras avec un air boudeur.

— Je m’en occupe, intervint Ireth. Je veillerai sur eux et sur Shaniel. N’hésite pas à appeler, en cas de besoin.

Les enfants oscillèrent entre soulagement et inquiétude ; leur père leur accorda une étreinte à chacun avant de s’éclipser dans la chambre, auprès d’Esbeth.

La porte se referma, les plongea dans la pénombre.

— Comment vas-tu ? demanda-t-il en s’asseyant sur le lit.

Esbeth le foudroya du regard.

— À ton avis ? cracha-t-elle.

— Tu souffres, nota-t-il. Viens.

Esbeth noua les bras autour de son cou, se suspendit à son époux, laissa l’étirement dénouer les tensions de son dos alors qu’elle était presque accroupie.

–Merci, souffla-t-elle contre son torse.

–Économise tes forces, prévint Éric.

La position tirait sur sa récente blessure, alors il bougea doucement jusqu’à être presque confortable. Ce ne serait pas comparable à ce qu’Esbeth allait vivre, de toute manière. Il fit glisser ses doigts sur des points précis, soulageant la douleur. Chaque fois, Esbeth savait qu’elle pourrait compter sur son époux. Éric l’apaisait, la comprenait, parvenait à rediriger sa colère dans une dimension plus constructive.

Et là, elle allait en avoir besoin.

Leurs fronts se touchèrent. Vingt et une années qu’Éric partageait sa vie. Cette histoire qui avait commencé comme un défi – séduire le favori de l’Empereur pour mieux le manipuler – s’était transformé à leur surprise en une véritable histoire d’amour. Il l’avait sauvée d’une Purge en trouvant le prétexte de se servir d’elle, elle avait découvert qu’elle ne supportait pas l’idée de sa mort quand il s’était trouvé engagé dans ce terrible duel contre son frère.

La communication, leur goût commun pour l’efficacité les avaient indéniablement rapprochés. Lors de sa première grossesse, Esbeth avait été surprise par l’implication de son époux. Les maris de ses amies s’étaient toujours montrés distants, se fiant au personnel médical, se contentant de tenir leur main tout en souhaitant plus que tout être ailleurs.

Pour ça comme pour bien d’autres choses, Éric avait été différent. Cela tenait-il à son éducation massilienne ? Sa jeunesse au sein de la Fédération des Douze Royaumes était l’un des rares points qu’il n’évoquait jamais.

Leurs respirations s’accordèrent. Éric se calait toujours sur la sienne en premier. Puis, doucement, il la modifiait, l’entrainait avec lui ; s’adaptait à ses sifflements lors des contractions, l’encourageait à se recaler entre deux.

Esbeth perdit toute notion du temps. Ces moments leur appartenaient ; irréels, hors du temps. Éric était son soutien, son point d’ancrage.

Cette fois, ils n’avaient aucun matériel médical sophistiqué. Pas de fils de monitoring qui s’immisçaient entre eux ; pas d’interruption du personnel toutes les dix minutes pour vérifier la progression du travail ; il n’y avait qu’eux, il n’y avait que son ressenti et ses sensations.

Malgré tout, la douleur s’intensifiait ; Éric le perçut dans le rythme de sa respiration, dans ses tentatives pour trouver une position plus confortable.

Alors, une sourde mélopée s’échappa de ses lèvres. Une mélodie fredonnée, au son grave, apaisant, à laquelle se joignit Esbeth. Les sons résonnaient en elle, l’aidaient à reprendre le contrôle.

Son anxiété s’apaisa, repoussée par un puissant sentiment de confiance.

Elle savait le faire.

Elle pouvait le faire.

Elle avait toujours su le faire.

Ce grondement qui montait du fond de ses tripes était comme un défi.

Elle met ton petit au monde ?

Oui.

Vous devriez pondre des œufs. C’est plus simple.

Les Dieux nous ont créés ainsi. Merci de ton soutien.

C’est normal. Nous sommes Liés, après tout. Tu m’aides, je t’aide. C’est ainsi que vont les choses. Oh. Un message pour toi.

Ne vois-tu pas que je suis occupé ?

Ton fils appelle à l’aide.

Éric vacilla sous la surprise, se reprit de justesse. Ce n’était pas le moment d’être déconcentré alors que le bébé montrait le bout de son nez. Enfin le sommet de son crâne, pour être plus juste.

Laisse-moi finir.

Les ailes étaient enfin dégagées ; Éric indiqua à Esbeth qu’elle pouvait poursuivre son effort. Bientôt, le bébé fut là, violet et tout fripé, les ailes couvertes d’un duvet mouillé. Ses grands yeux noirs s’ouvrirent et Éric plongea dans son regard insondable. Jamais il ne se lasserait de ce spectacle ; cette petite vie si fragile, ce regard si profond qu’il en transperçait l’âme. Rien n’était comparable. Avec douceur, il posa l’enfant dans les bras de sa femme, les couvrit d’une serviette chaude. Esbeth le remercia d’un sourire. Un sourire qui camouflait sa fatigue et sa douleur, qui exprimait son soulagement que tout se soit bien passé, qui remplit son cœur de chaleur.

Ce n’était pas encore fini, alors Esbeth savoura ces quelques minutes de répit, le bébé serré contre elle, son époux à ses côtés.

— Bienvenue, Sylis, murmura-t-elle.

— Comment te sens-tu ?

— Ça va, sourit-elle. Ne t’inquiète pas tant.

— Nous n’avons pas de médecin, rappela-t-il.

— Je sais. Sylis va bien, je vais bien. Regarde comme il est tout petit. Te souviens-tu, des quatre kilos de Chloris ?

Sa voix se brisa sur la fin de sa phrase, et Éric saisit sa main tremblante. Les années avaient passé, pourtant, la douleur peinait à s’estomper. Tout comme la culpabilité. Lorsque les soucis le tenaient éveillé, la nuit, des images tournaient en boucle dans sa tête. Des scénarios à base de “et si…”, de plus en plus improbables.

Il ne restait que l’amertume des regrets, l’insatisfaction d’une vengeance, la douleur de leur famille brisée à jamais.

Éric inspira lentement, caressa le dos de son épouse secouée par les sanglots. Les morts n’avaient besoin que de leurs prières, alors que les vivants nécessitaient leur aide.

— J’ai eu des nouvelles d’Alistair.

Esbeth se redressa aussitôt, essuya ses larmes.

— Comment ? Je croyais qu’ils étaient injoignables…

— Il s’est Lié, révéla Éric.

Il hésita un instant avant de poursuivre. Esbeth était déjà secouée par la naissance de Sylis, et comme à chaque fois elle ne pouvait s’empêcher de se remémorer tous les enfants qu’elle avait serré dans ses bras. Un rappel douloureux de la mort qui leur en avait arraché six.

— Dis-moi, je t’en prie. Je ne veux pas être dans l’incertitude.

Éric soupira, l’entoura de ses bras, comme pour la protéger des paroles qu’il s’apprêtait à prononcer.

— Les Stolisters les ont trouvés alors qu’ils cherchaient l’Éveillé. Shaniel avait raison. Rayad est mort, sous ses yeux, et il s’en veut terriblement.

Esbeth ravala un sanglot, crispa sa main sur son bras.

— Mais Alistair va bien ?

— Il a été capturé par les Stolisters. Il ne sait pas qui d’autre a pu survivre, ni combien de temps il tiendra.

— Je ne devrais pas, murmura Esbeth. Je ne devrais pas être soulagée qu’Alistair soit en vie alors que le prince Rayad est mort. Qu’allons-nous devenir ?

— Shaniel devient l’héritière, de fait. Dans le pire des cas… si les Stolisters gagnent cette guerre, vous pourriez vous réfugier sur le sol de la Fédération des Douze Royaumes.

Esbeth écarquilla les yeux.

— Tu n’y songes pas sérieusement, j’espère ? Je ne t’abandonnerai pas !

— Vous savoir à l’abri des Stolisters m’importe plus que tout.

En réprimant une grimace de douleur, Éric se releva, résista à l’envie de plaquer une main à son côté. Il faudrait encore plusieurs semaines avant qu’il ne soit totalement guéri. Le temps leur manquait.

Transmet à Alistair qu’il est encore devenu grand-frère. Et dis-lui que nous serons là dans trois jours.

Très bien.

— Qu’as-tu décidé ? reprit Esbeth, décidée à faire face.

— Je n’abandonnerai pas Alistair. J’irai en parler à Shaniel et aux autres Seigneurs, mais, qu’ils soient d’accord ou non, je conduirai mes hommes sur Ciryatan.

Esbeth ne répondit pas immédiatement. Son attention était concentrée sur Sylis, sur ses traits apaisés, ce condensé de bonheur qui reposait sur sa poitrine.

— Je veux d’abord que tu fasses un peu de ménage ici, dit-elle enfin. Que tu m’aides à me changer, et que tu ailles toi-même prendre une bonne douche.

*****

Lorsqu’Eric revint dans son salon, il eut la surprise d’y trouver Ireth et Shaniel. Un coup d’oeil sur son chrono lui apprit que la nuit était tombée depuis bien longtemps.

— J’ai couché les enfants, dit Ireth. Comment va-t-elle ?

— Elle dort, pour le moment. Tout s’est bien passé.

Croisant le regard de Shaniel, Éric s’assombrit.

— Je crains d’être porteurs de mauvaises nouvelles, majesté, poursuivit-il.

— Je suis prête, fit bravement la jeune femme en relevant le menton, les mains crispées sur sa robe.

— Selon Alistair, les Stolisters les ont attaqués. Le prince Rayad a succombé.

— Orssanc nous vienne en aide, murmura Ireth en portant les mains à son coeur. C’est une tragédie pour l’Empire.

Éric acquiesça.

Shaniel avait fermé les yeux, comme pour nier les évènements. Lorsqu’elle les rouvrit, l’angoisse s’y reflétait.

— Qu’en est-il des autres ?

— Alistair n’en sait rien. Pour le moment, il est leur prisonnier.

— Orssanc me protège… et Surielle ?

Éric hocha négativement la tête.

— Pas de nouvelles non plus.

La jeune princesse se leva, encore sonnée.

— Je vais essayer d’aller… dormir. Demain, je veux que les Seigneurs soient réunis. Je dois leur parler.

 

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez