Chapitre 30

Par Notsil

Lorsqu’ils revinrent le lendemain, Surielle était réveillée depuis longtemps. En fait, elle n’avait presque pas dormi. Elle ne savait même pas combien de temps s’était écoulé. Les lumières étaient restés allumées et dormir s’était révélé compliqué, même masquée derrière ses ailes.

Mais là, ils étaient plusieurs. Trop pour qu’elle s’en débarrasse seule. Les poils se hérissaient sur sa nuque comme un mauvais pressentiment la tenaillait. L’un des « docteurs » s’avança. Même tenue austère, blanche, même masque sur le bas du visage, pourtant elle reconnut son interlocuteur de la veille. Surielle frissonna.

— Aujourd’hui, mademoiselle, nous allons procéder à d’autres tests. Soyez coopérative, ne vous débattez pas.

Il n’en fallut pas davantage pour que Surielle prenne peur. Dès que l’un des infirmiers posa la main sur son bras, la panique s’empara d’elle. D’une prise, elle le projeta au sol. Celui qui cherchait à s’emparer de son autre bras jura et serra sa prise. D’un coup de pied, elle lui coupa le souffle et il la lâcha.

Surielle recula, le cœur battant à tout rompre, bien décidée à tenter sa chance.

Ils s’approchèrent, avec plus de circonspection, cette fois. Le docteur avait perdu son sourire factice et fronçait les sourcils, clairement mécontent.

Surielle les dispersa une fois encore. Mais ils ne renonçaient pas et ils étaient nombreux. Elle échoua à se débarrasser du quatrième, réussit un coup de talon dans la mâchoire du cinquième. Impossible de se défaire de la poigne de fer du colosse qui l’immobilisait. Surielle allait viser les yeux lorsqu’un balayage la mit au sol.

Paniquée, elle lutta, se cambra, chercha par tous les moyens à se défaire de leurs mains. En pure perte.

Une aiguille perça son bras, répandant un liquide de feu dans ses veines. Surielle hurla.

Et tandis qu’elle hurlait à s’en malmener les cordes vocales, tout bascula.

Tout s’arrêta.

Ébahie, Surielle redressa la tête. Elle était à genoux, dans le même monde cotonneux, et pourtant… pourtant elle savait que ce n’était pas le même. Le blanc était moins blanc, le ciel d’un bleu pur et non d’un mauve délavé.

Où était-elle ?

Une chose était certaine, elle n’avait plus mal.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

Interloquée, Surielle se redressa. Devant elle, un jeune garçon. Ou un adolescent. Étrangement, elle ne parvenait pas à situer son âge, avec ses cheveux en bataille qui lui donnaient presque l’air d’un enfant. Pour l’instant, les yeux bleus étaient plein de surprise - et de suspicion.

— Je ne sais pas trop, répondit-elle prudemment.

Les yeux du garçon s’écarquillèrent.

— Tu me vois ? Tu m’entends ?

— Oui… je ne devrais pas ?

— Tu faisais un de ces boucans, en bas… C’est très étrange.

— Comment ça ? demanda Surielle.

Les sourcils du garçon se froncèrent.

— Eh bien, d’habitude, je tempête en vain. Ne perçois-tu pas les cris de terreur de ces gens ? J’ai beau leur demander de se taire, rien n’y fait.

— Crois-tu qu’ils choisissent de souffrir ainsi ? rétorqua Surielle. Tu pourrais avoir un peu plus d’empathie !

— Et qui en a pour moi ? lui retourna-t-il. Crois-tu que je ne souffre pas, alors que je suis prisonnier dans mon propre corps, impuissant ?

— Je ne comprends pas, avoua Surielle, perdue.

Le garçon soupira, passa la main dans ses cheveux courts.

— En bas… Je suis là sans être là. Je ne peux strictement rien faire. J’essaie, de temps en temps. Personne ne m’entend. Personne ne réagit à mes appels. Tout le monde m’ignore.

— Personne ne s’occupe de toi ?

— Oh, si. Mais, je n’arrive pas à communiquer avec eux. C’est tellement frustrant.

— Et tu as un nom ?

— Je m’appelle Edénar. Et toi ?

— Surielle.

La jeune ailée fit quelques pas, effleura de la main les “arbustes” cotonneux. Si elle n’avait pas eu l’expérience du domaine d’Eraïm, elle se serait crue dans un rêve. Quel était donc cet endroit ?

— Mais… si tu vis en bas, toi… tu pourras répondre à mes questions ?

— Je ne sais pas si… Je ne sais même pas ce qu’ils vont faire de moi.

— S’il te plait ! Je te ferai venir chaque fois que… que tu auras mal, si tu veux. Qu’en dis-tu ?

— Tu peux réellement faire ça ?

— J’ai bien réussi, non ? rétorqua l’adolescent. Je me sens tellement seul…

Surielle promena son regard sur les lieux, si étranges, et en même temps si semblables. Peut-être trouverait-elle des réponses, ici ? Et peut-être saurait-elle ce qu’il était advenu de Rayad et Alistair, de Bothik et Wakao, du reste de leur équipe… L’incertitude lui nouait le ventre. Elle était en vie, après tout, même si prisonnière. Elle pouvait légitimement espérer que ses amis le soit aussi, non ?

Soudain, elle se sentit inexorablement attirée.

— Tu te réveilles, observa Edénar, concentré. Je ne peux pas lutter. Tu reviendras ? S’il te plait ?

— D’accord, répondit prudemment Surielle.

La ré-intégration fut brutale. La douleur explosa dans tout son corps. Surielle gémit, ouvrit les yeux. Elle se trouvait dans une autre pièce, moins lumineuse. Surtout elle était seule. Surielle s’assit avec précaution, examina ses bras, ses jambes, fit jouer ses ailes.

Elle avait mal partout, mais elle semblait intacte.

Qu’est-ce qu’ils lui avaient fait ?

Les agréables moments passés auprès d’Edénar lui avaient fait oublier l’horreur de son nouveau quotidien, l’incertitude quant au sort de ses compagnons.

Eraïm, comment allait-elle se sortir de là ?

Surielle ramena ses jambes contre elle, les enserra de ses bras, et se mit à pleurer.

*****

Alistair était enchainé. Il détestait l’épais collier qui cerclait son cou, permettant à Dariel de le tenir en laisse comme un animal. Ils lui avaient passé des fers aux pieds et aux poignets après qu’il eut tué quatre des leurs lors de leur première tentative d’exhibition, quelques jours plus tôt.

Cette fois, Dariel était sûr de l’avoir maté et Alistair préférait faire profil bas pour éviter de nouvelles punitions. Son corps n’était que souffrance après les derniers coups de fouet qu’il avait reçu pour avoir osé leur tenir tête.

Son Compagnon l’avait prié de se tenir tranquille s’il ne voulait pas les tuer tous les deux. Il restait difficile pour Alistair de subir pareille humiliation. Son regard restait rivé au sol, pour ne pas donner prétexte à ses geôliers d’un regard orgueilleux, mais il serrait les poings à s’en blanchir les phalanges.

Il était exposé comme un trophée, tout près du trône de Wullie sy Daft, Seigneur de Ciryatan. Tous les Stolisters présents lui obéissaient au doigt et à l’oeil, avait constaté Alistair avec amertume. L’un de ses acolytes était d’ailleurs présentement en train de l’éventer. L’éventail aurait pu être magnifique s’il n’avait été rouge. Composé de ses plumes.

La première fois qu’il l’avait vu, Alistair avait vu rouge. Il avait fallu huit hommes pour le maitriser, et une correction qu’il n’était pas prêt d’oublier.

Seul Zéphyr avait su l’apaiser.

Si seulement il savait où était Surielle… Avaient-ils encore une chance ?

Sans la présence de Zéphyr, il serait devenu fou.

Non.

Il aurait mis fin à ses jours.

Rien n’était pire que cette humiliation. Être destiné aux cieux, les avoir inaccessibles avec le poids de ces chaines, n’être considéré que comme un objet.

Un pourvoyeur de plumes, voilà à quoi il était réduit.

Un esclave de plus pour les Stolisters.

Alistair n’avait jamais connu l’Empire quand l’esclavage était encore monnaie courante. Comment une telle abomination avait-elle été possible ? Tout son être se révoltait contre une telle ignominie.

Heureusement que Zéphyr s’était montré inflexible. En feignant la soumission, Alistair était certes exposé aux moqueries comme un vulgaire animal – même si Zéphyr n’avait pas apprécié la comparaison – néanmoins, aux pieds de son « maitre », Alistair apprenait beaucoup sur les relations qui se nouaient au sein des Stolisters.

Seul le clergé avait un réel pouvoir. Et un cercle encore plus restreint prenait les décisions. Essentiellement Elurio, en fait, à leur tête, qui exerçait un pouvoir absolu. Et impitoyable. L’homme de confiance de Varyl, apparemment, et le conseiller du Seigneur Wullie.

À ses côtés, il y avait toujours une silhouette encapuchonnée, silencieuse, et clairement à l’écart des autres. Alistair soupçonnait qu’il y avait là une faille à creuser.

Seul Elurio lui parlait de temps en temps ; aucun autre visiteur ou prêtre ne semblait le remarquer. Comme s’ils l’ignoraient volontairement. Pour le Seigneur Wullie, la silhouette aurait pu tout aussi bien ne pas exister. Mais il se frottait toujours nerveusement les mains en sa présence…

Dans les murmures qui couraient dans les couloirs, Alistair avait entendu dire que la silhouette était l’incarnation de leur dieu, Orhim.

Une cérémonie était prévue dans une dizaine de jours, au terme de laquelle Orhim récupérerait l’ensemble de ses pouvoirs.

Alistair en avait frémi. Être réduit à l’impuissance alors que l’Empire était menacé, ébranlé dans ses fondations mêmes était insoutenable. La réponse de son père à son message avait été brève, étouffant ses espoirs d’être secouru. Trois jours, c’était à la fois très court, et très long.

Surtout quand on perdait toute notion du temps.

Trouve un moyen de contacter Surielle. Nous devons agir.

Elle n’est pas Liée, rappela Zéphyr. Comment veux-tu que je m’y prenne ?

Ses parents le sont.

Je ne suis pas sûr de vouloir impliquer les phénix là-dedans, répondit Zéphyr, troublé.

Dans leur lien, Alistair perçut de la crainte. Inhabituel, ça.

Tu crains de déranger un phénix alors qu’un dragon de terre ne t’a pas posé de problème ?

C’était différent, protesta Zéphyr. Il te cherchait déjà.

Oh.

Tu sembles oublier que le bien-être de nos Liés est notre priorité. Pour Surielle… le complexe des Stolisters est majoritairement souterrain. J’échappe à leurs patrouilles de leur mieux mais je n’ai pas la taille d’une souris.

Excuse-moi. Je sais que tu fais de ton mieux.

Si elle est aussi exceptionnelle que tu le penses, ils ne la tueront pas.

Alistair frissonna. Son sort, il pouvait l’accepter comme une punition pour la mot de Rayad. Mais Surielle ? Elle n’était même pas impériale, les avait juste suivis pour les aider. Enfin, pour aider Rayad à récupérer son trône, d’ailleurs.

Dans tous les cas, elle était sa cousine et il s’était promis de veiller sur elle. Même s’ils avaient eu des différends, le même sang coulait dans leurs veines. Et la famille passait avant tout - ou presque.

Zéphyr approuva sa détermination.

Nous trouverons un moyen.

*****

Surielle sombra peu à peu dans la routine. Combien de jours avaient passé ? Elle ne savait toujours pas quels examens, quels tests, ils pratiquaient sur son corps ; une part d’elle s’en révoltait, une part d’elle s’en réjouissait.

Car dès que la douleur apparaissait, Edénar intervenait. Surielle gardait peu de souvenirs de ses journées « en bas ». Le temps s’écoulait différemment auprès d’Edénar. Il était avide de savoir et de connaissances, curieux de tout. Il lui avait expliqué que seul Elurio avait le droit de s’occuper de lui. Il marchait à ses côtés, prenait parfois la parole pour lui répondre, mais ne parlait jamais à d’autres personnes. C’était interdit. Quand elle avait fait mine de s’en étonner, Edénar s’était contenté de hausser les épaules. Il s’était résigné à son sort, préférait ne pas y songer.

Surielle avait l’impression de le côtoyer depuis des mois, tout en sachant qu’il  s’agissait plus vraisemblablement de jours, même si elle ne parvenait à déterminer lesquels.

En fait, elle refusait d’y penser.

Si les autres étaient en vie, s’il y avait eu un quelconque espoir qu’ils soient secourus… elle devait se résoudre à l’évidence, elle était seule, et personne ne pouvait plus rien pour elle.

— Tu es bien triste, aujourd’hui, observa Edénar.

Surielle se détourna du paysage monotone.

— Je crois que je réalise que je suis seule ici, dit-elle doucement. Je dois accepter l’idée que mes amis sont… morts.

Les larmes montaient à ses paupières, comme si prononcer les mots leur avait conféré une réalité.

— J’aimerai partager ta tristesse, murmura Edénar. Pourtant je n’arrive pas à la comprendre.

— Quand tu tisses des liens avec quelqu’un… quand ces liens sont rompus… c’est une douloureuse absence.

— Peut-être que c’est pour ça que Elurio me tient à l’écart. Pour me préserver des souffrances que tu endures… Voudrais-tu… Voudrais-tu m’en parler ?

Songeuse, Surielle ne sut que répondre. Avait-elle le droit de décharger sa peine sur lui, lui qui faisait déjà tant pour elle ?

Il semblait si sincère. Si vulnérable. Si déconnecté du monde réel.

Alors elle lui parla de Rayad. De leur rencontre, d’abord. Des a priori qu’elle avait eu. De sa douceur et de sa gentillesse sous ses airs de grandeur. Comment elle avait senti croitre des sentiments nouveaux en elle. Comment elle avait lutté pour les enfouir, pourquoi elle avait préféré se voiler la face. Mais Rayad s’était montré patient. Il l’avait convaincue de s’engager alors qu’elle craignait pour leur futur. À ses côtés, elle se sentait bien. Et puis tout avait basculé en un instant.

Comme pour Alistair, ce cousin qu’elle avait détesté et qu’elle commençait tout juste à apprécier.

— C’est aussi un ailé ?

— Oui. Avec des plumes rouges.

Edénar fronça les sourcils.

— Je l’ai vu.

— Alors il est vivant ?

— Il est prisonnier comme toi, mais oui, vivant.

Une bouffée d’espoir envahit Surielle, qui se jeta à son cou.

— Merci ! Tu m’offres une très belle nouvelle.

— Qu’est-ce que tu fais ? dit-il, clairement surpris par sa réaction.

Embarrassée, Surielle s’écarta aussitôt, les ailes brassant l’air dans sa gêne.

— Oh, pardonne-moi. C’était… un câlin. Une marque d’affection. Une façon de montrer mon bonheur.

— Je note.

Edénar hésita, croisa son regard.

— Cela t’embêterait-il de… recommencer ?

Surielle rougit, avant d’ouvrir ses bras.

— Viens, invita-t-elle.

Elle referma ses bras autour de lui, l’enveloppa de sa chaleur.

— Dois-je faire quelque chose ? s’inquiéta-t-il.

— Ferme les yeux et profite, répondit Surielle avec un sourire.

L’étreinte était réconfortante pour elle aussi. Surielle réalisa qu’elle n’avait pas eu de contact humain depuis qu’elle était enfermée là-bas, dans sa cellule. Depuis qu’on la torturait. Même si aucune marque ne blessait son corps sinon celle des aiguilles qui s’enfonçaient dans ses bras.

— Merci, dit-il enfin. C’était… agréable. Oui, agréable, je crois que c’est le mot.

— C’est une chose que tous les enfants devraient connaitre. Ton tuteur n’a jamais aucun geste tendre envers toi ? Un câlin, un baiser ?

Edénar réfléchit de longues secondes.

— Si tel est le cas, je ne m’en souviens pas, avoua-t-il. Tu m’apprends beaucoup de choses, Surielle. Et j’aimerai vraiment t’aider davantage. Ce soir, je tenterai d’amener ton ami Alistair ici.

— Je croyais que tu n’avais jamais réussi ?

— Tu es là, après tout. Peut-être que mes pouvoirs se développent à ton contact ? Même si je n’y arrive pas, ça ne coûte rien d’essayer.

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Nathalie
Posté le 10/09/2023
Bonjour Notsil

Elle pouvait légitimement espérer que ses amis le soit aussi, non ?
→ soient

Son sort, il pouvait l’accepter comme une punition pour la mot de Rayad
→ pour la mort de Rayad
Notsil
Posté le 11/09/2023
Coucou,

Merci pour les fautes. Je crois que j'étais encore dans le déni pour Rayad ;)
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