Chapitre 30.

Notes de l’auteur : Bonne lecture ! =)

“Ouvrir une noix de coco avec un décapsuleur…, grinçait Chad, t’en as d’autres des idées de génie, Nanouille ?”

Anak pouffa au regard  que Chad mitraillette sur sa pauvre personne. Pour être honnête, elle n’était pas peu fière de son gage, surtout maintenant qu’ils jouissaient de la vue fascinante d’Esteban et Chad, tous deux une noix de coco sur les genoux, qui attaquaient leur épaisse coque verte avec défaitisme. Alors qu’Esteban adoptait la stratégie du pic-vert, Chad traçait un fossé continue sur la surface du fruit tel l’équateur qui sciait la Terre en deux. Bon, c’était un gage à concevoir dans la durée parce que ni l’un, ni l’autre n’était vraiment proche du but. En attendant, Moh et Nialh se préparaient à un combat de catch dans le sable, et alors que son petit frère prenait les choses très à légère, un large sourire amusé aux lèvres, Nialh s’étirait les poignets et les chevilles. Sibéal avait été élue comme arbitre de neutralité pour le combat et elle lança sur son frère des regards désabusés devant tant de compétitivité. 

“Ce n’est pas un mauvais exercice pour toi, Chad,” jugea-t-on.

Il s’agissait de leur capitaine qui revenait avec Wanda d’un petit bain de minuit. La chaleur douce de la nuit jeune leur permettaient d’être en maillots de bain, et Yakta, sa longue natte mouillée sur le côté, nouait un paréo couleur corail à sa taille. Murdock lui proposa une bière sur le passage et elle l’accepta avant de venir s’asseoir sur le tronc de palmier couché qu’Anak et Esteban occupait. Chad était lui assis en tailleur à même le sable, non loin du feu de camp qu’ils avaient allumé, et il leva un regard bougon sur Yakta qui élabora : 

“Ça ne te fait pas mal de travailler ta patience et ta rigueur.

-En décapsulant une putain de noix de coco ?!

-Tout à fait, confirma Yakta, d’ailleurs, rends-toi utile.”

Leur capitaine lui tendit sa bière et Chad lui adressa un regard noir avant de s’en saisir dans un soupir. Le combat de catch débuta et Moh fut plaqué par Nialh dans la seconde, puis ils se mirent à chahuter. Anak les regarda de loin, souriant alors que les rires bon enfants de son cadet lui parvenaient ainsi que la voix sévère de Sibéal : 

“Nialh ! Ne lui tire pas les cheveux !”

Le regard d’Anak tomba ensuite sur le profil de Yakta qui avait elle aussi été attirée par le raffut des enfantillages de Moh et de Nialh. Elle regarda sa capitaine secouer la tête dans un mélange d’amusement et de déconfiture, l’ombre d’un sourire se dessinant sur ses lèvres, puis elle retourna son attention sur Chad quand celui-ci l’appela en lui remettant sa bière décapsulée. Apollo vint s’asseoir à côté de Chad pour regarder l’avancée des travaux et lui donner quelques conseils, que le second accueillit avec un certain agacement, déjà tout exaspéré qu’il était par cette noix de coco qui ne voulait pas céder. 

Sans prévenir, les yeux de Yakta virèrent sur Anak et celle-ci en sursauta presque. 

“Tu viens marcher un peu avec moi le long de la plage ?”

Yakta n’eut pas à le demander deux fois et Anak fut sur ses pieds en moins de temps qu’il en fallait pour accepter, écopant d’un regard rieur de sa capitaine. Chad lança un clin d’oeil à Anak, devinant que le temps était venu pour la réconciliation, et elle retint son large sourire joyeux tout en suivant les pas de sa capitaine qui s’enfonçait dans le sable fuyant de la plage. Elles s’éloignèrent de l’éclat flamboyant du feu et des conversations entre-mêlés, et Anak jeta un dernier coup d’oeil sur Moh qui courait en cercle, hilare, pour échapper à Nialh, et Sibéal qui tentait vainement de rappeler les règles du catch. 

Les deux femmes s’approchèrent de la mer et de ses vagues qui léchaient la plage, et elles se mirent à marcher le long de cette frontière sinuante. Au loin, les silhouettes du Mod et du Yak veillaient sur eux, et au-dessus de leurs têtes, la lune presque pleine projetait sa pâle lumière et faisait rayonner la surface lisse de la mer. 

“J’ai beaucoup réfléchi, avoua Yakta, et je me suis rendue compte que je me refusais à voir les raisons qui t’ont poussé à ne rien me dire.”

Avec une patience teintée d’espoir, Anak marchait aux côtés de sa capitaine. Cette dernière ne la regardait pas, ses yeux portés vers l’avant. 

“Tu as tenu une promesse pour quelqu’un qui est venu à ton aide alors qu’il avait tout à perdre, énuméra Yakta, puis, tu es tombée amoureuse de lui, pas vrai ?”

Pour ces derniers mots, Yakta la regarda et Anak acquiesça avec un petit sourire qui véhiculait autant d’excuses que de raisons pour lesquelles elle ne pouvait pas regretter d’avoir gardé ce secret. 

“Je comprends, tu sais, poursuivit Yakta avec douceur, mais ce qui m’a blessée… c’est que tu puisses ne pas me faire suffisamment confiance pour me le dire. Je ne t’aurais peut-être pas cru dès le début, et peut-être que j’aurais mal réagi à prime abord, mais Anak, je finirai toujours par entendre ce que tu as à me dire. Quoique ça puisse être.

-Je sais, Yakta, jura Anak avant de poser une main sur le cœur, tu es ma capitaine et tu es ma sœur, je te fais et te ferai toujours confiance. Ce n’est pas pour ça que je ne t’ai rien dit, je te le promets."

Elles s’étaient arrêtées pour se faire face, les vagues allant et venant à leurs chevilles, et Yakta hocha de la tête avant de se tourner vers l’eau. Et alors qu’Anak venait se poster à sa droite, Yakta percha un bras autour des épaules de sa junior, et elles contemplèrent ensemble l’horizon.

“Ça ne te fait pas peur tout ça ? demanda Anak, la malédiction et un Dieu qui veut notre perte ?

-Un peu, avoua Yakta, mais on se battra jusqu’au bout, c’est ça l’important.”

C’était tout ce qu’Anak avait besoin d’entendre.

OoOoOo

Après la soirée de la veille, Yakta leur avait laissés une heure de sommeil supplémentaire pour qu’ils se reposent mais le métabolisme d’Anak était habituée à se lever à 8h. En plus, après les derniers jours qu’elle avait passé à dormir avec Valérian, il avait tendance à lui manquer la nuit. Ce fut ainsi qu’elle décida d’apporter des confiseries sur le Mamui Ata pour prendre le petit-déjeuner avec lui. Elle n’avait pas eu l’occasion de lui apprendre la bonne nouvelle de sa réconciliation avec Yakta. Il avait passé presque l’entièreté de la soirée passée avec Laureline et Fran, ce qu’Anak pouvait aisément comprendre. Après tant de temps passé loin de sa sœur et de sa meilleure amie, il était naturel qu’il veuille passer du temps avec elles. Et c’était aussi dans l’intention de faire plus ample connaissance avec les deux sirènes qu’elle avançait désormais le long du ponton vers leur bateau. 

Le soleil était déjà perché bien haut dans le ciel bleu et une belle journée s’annonçait, cette certitude léguait un accent aérien à sa démarche. D’un bond, elle quitta le ponton pour grimper la petite échelle qui la menait jusqu’au Mamui Ata et elle lança un “Bonjour ?” qui ne reçut aucune réponse. Bien décidée à ne pas gâcher la surprise de ce petit-déjeuner improvisé, elle se dirigea vers la cabine qu’elle savait appartenir à Valérian. Elle s’engagea dans le couloir étroit et elle sourit quand elle aperçut la porte entrouverte. Des voix en émanaient. Elle reconnut celle de Valérian mais aussi, une autre, féminine. 

“... et c’est comme ça qu’elle l’a découvert.

-Je vois, répondait Laureline. Heureusement que ce fut elle et pas quelqu’un d’autre. La médecin blonde, par exemple. Même si tu l’avais séduite, elle n’aurait jamais gardé ton identité pour elle.”

En entendant la conversation, les pas d’Anak avaient instinctivement ralenti. La médecin blonde, ils parlaient de Wanda. Et d’identité secrète. Elle était désormais assez proche pour glisser son regard par l'interstice de la porte. Elle pouvait voir Laureline de dos et Valérian penché sur un tas de vêtements qu’il pliait. 

“Non, c’est sûr, confirma-t-il, on a eu de la chance. Anak est innocente. Pour elle, une promesse est une promesse.

-Elle est aussi bien naïve. Pauvre petite chose.”

Valérian mit en suspens sa tâche pour lancer un regard en biais sur sa sœur, légèrement agacé. Figée dans l’ombre du couloir, Anak n’arrivait déjà plus à respirer. Ils parlaient d’elle, c’était désormais évident. Elle devrait faire savoir sa présence, se racler la gorge ou frapper la porte, et faire mine de ne rien avoir entendu. Ca lui éviterait aussi d’en entendre davantage. Pourtant, elle resta plantée et planquée là. Le ton de Laureline était étrange, le regard de Valérian l’était plus encore. Ca n’avait pas l’air d’une discussion banale où ils évoquaient simplement la manière dont Anak avait appris que Valérian était un triton. Anak ne saurait l’expliquer, pourtant, c’était simplement un sentiment paralysant et angoissant qui la vissait sur place. 

“Elle n’a pas trouvé ça bizarre que quelques jours après avoir découvert que tu étais un triton, tu es tombé subitement sous son charme alors qu’elle n’est rien d’autre qu’une simple humaine ? 

-Laureline, s’il-te-plait, la réprimanda-t-il en se redressant, ne parle pas comme ça. 

-Pourquoi ? J’expose les choses pour ce qu’elles sont, je ne vois pas pourquoi tu le prends mal. 

-Elle a toujours été… une alliée.

-Oui, oui, j’ai bien compris, accorda Laureline. En réalité, même si c’est une humaine, j’ai de la peine pour elle. Qui l’eut cru ?”

Elle entendit Valérian pousser un long soupir. La conversation lui déplaisait très clairement. Qu’il se rassure, elle ne plaisait pas davantage à Anak. Les larmes étaient déjà venues se jucher derrière ses yeux, grattant derrière comme un chien qui quémande une promenade. Elle se refusait à comprendre mais en dépit de ses efforts, elle commençait tout de même à comprendre la teneur des propos. Il s’était foutu d’elle.

Depuis le putain de début, il s’était foutu d’elle. Quand elle l’avait embrassé pour la première fois, elle s’était cru à l’abri dans les filets du catamaran. En réalité, elle était tombée dans ses filets à lui. Sans se douter de rien. Pas une seule seconde. 

“Enfin, bon, décida Laureline, tu as fait ce qu’il fallait. Si l’équipage du Yaktantton avait appris si tôt pour toi et Esteban, ils vous auraient débarqués au premier port. 

-Oui, je n’ai pas eu le choix.”

Anak reculait déjà, pas après pas, comme pour échapper aux voix mais à moins qu’elle ne se mette à courir ou bien à hurler, elle continuerait à les entendre. Son cœur meurtri tambourinait dans sa poitrine, et les larmes jouaient à l’équilibriste sur le bord de ses paupières. Elle serrait si fort dans ses doigt le petit sac de confiseries que ses phalanges lui faisaient mal. 

“Mais quand même, quand tu m’as dit au téléphone que tu avais séduit une fille pour qu’elle se taise, je n’avais pas imaginé qu’elle soit aussi mordue de toi… tu ne penses pas que ça puisse devenir un problème ?”

Le talon d’Anak percuta un mur, annonçant la fin du couloir qu’elle avait atteint à force de reculer à taton et lâchant le sac de confiseries sous le choc, elle ne se tracassa pas à le ramasser. Elle partit plutôt en courant en travers du carré du bateau avant de le quitter complètement sans même un regard en arrière. Au final,  la légende disait vrai. 

Même si Valérian ne l’avait pas encore dévorée, il lui avait chanté mille airs enivrants pour l'entraîner dans les tréfonds de l’océan et l’y noyer. 

OoOoOo

“ANAK !”

Elle sursauta et se retrouva face aux visages interrogateurs de Chad, Wanda et Sibéal. Ils revenaient de la bibliothèque et empruntaient les routes chaudes de Dakar, capitale autour de laquelle ils gravitaient. Quatre des cités se trouvaient dans un périmètre proche de la métropole, ce qui leur permettait d’y faire un rapide saut quand le besoin se faisait sentir. Et la bibliothèque de Dakar comptait parmi les plus grandes du monde. En outre, cela permettait à Oriag et Apollo de passer un peu de temps avec leurs familles respectives.

“Tu écoutes rien, aujourd’hui ! lâcha Chad. T’as pas dormi de la nuit ou quoi pour être aussi à l’ouest ?

-En plus, t’as rien foutu de la journée…, grommela Wanda, on a dû faire tout le sale boulot.

-C’est faux, la défendit Sibéal, elle nous a bien aidé.

-C’est surtout toi qui as rien branlé,” rappela Chad à Wanda.

Se voyant contestée de cette façon, la docteur se rembrunit en croisant les bras contre sa poitrine avec irritation. Anak s’entendit leur servir une excuse à la noix qui n’avait pas la moindre cohérence même à ses oreilles et ils continuèrent à descendre la route. Le port apparaissait en contrebas

“T’étais où ce matin ? l’interrogea alors Chad. T’as disparu pendant des heures.”

Elle avait pleuré comme une idiote dans un abribus, si bien qu’elle s’était attirée la compassion d’une maman qui accompagnait son enfant pour son transport scolaire. La gentille dame l’avait fournie en mouchoires et avait essayé de la consoler alors qu’elles ne parlaient pas la même langue. Anak était presque certaine qu’elle n’avait rien compris à ses explications brouillonnes et qu’elle l’avait plutôt crue atteinte d’un cancer. 

“Je me suis promenée…

-Alors qu’on devait partir et que tu sais bien que Yakta déteste qu’on prenne du retard ?”

En règle générale, Anak détestait recevoir les réprimandes de Yakta mais ce matin, sa capitaine avait eu beau lui servir un long sermon, elle n’avait pas même frémi. Les mots de Laureline s’entremêlaient aux réponses que Valérian lui avait données et formaient une coque imperméable tout autour de son cerveau contre laquelle tout le reste rebondissait. Elle n’entendait que ça, ne pensait qu’à ça.

“Elle était avec sa sirène, je paris…,” jugea Wanda.

La mâchoire d’Anak se carra par les crispation de ses dents et elle dirigea un regard noir sur la blonde qui en fut un peu surprise. Une colère commençait à bouillir dans le ventre d’Anak, rejetant des bulles de frustration qui se crevaient contre ses entrailles, et elle devait se faire violence pour ne pas exploser. Depuis ce matin, les scènes se succédaient et avec masochisme, elle en cherchait d’autres pour les ressasser encore ; sur la plage quand il l’enlaçait ; une main dans ses cheveux quand il la rassurait ; les lèvres contre les siennes quand il prononçait son prénom. Mensonge après mensonge, tromperie après tromperie, coup de poignard après coup de poignard. Telle une litanie, le film se jouait, reprenant du début quand il atteignait la fin et elle quittait l’ombre du couloir où elle découvrait la vérité dans toute son immondice pour retomber du Yak dans l’eau pour qu’il vienne la sauver. Elle voyait tout. Les étoiles au-dessus du filet là où il avait retiré sa lampe frontale pour l’embrasser, les coraux luminescents et les bancs de poissons, la pluie diluvienne salée qui s’était abattue sur eux alors qu’elle s’agenouillait près de lui et l’arc en ciel dans le ciel. Tout était si clair, et si coloré. 

Une véritable séance de cinéma à ciel ouvert et devant laquelle elle était pourtant coincée.

“Anak, sérieux ?! s’écrit-on. C’est toi ?”

Anak s’extirpa de son visionnage lugubre et tourna sa tête vers la droite d’où venait la voix. Du couloir d’en face, c’était Koffi, le moniteur de surf qui travaillait dans le club de la mère d’Oriag, qui traversait la rue pour venir à sa rencontre. Tout sourire et ses dreadlocks réunies dans une queue de cheval lâche, il avançait vers elle d’un bon pas et elle invoqua un air un minimum joyeux sur le visage pour le rejoindre. Il salua les trois autres d’un mouvement de tête avant de l’évaluer avec un air un peu inquiet, voyant aisément à travers la façade de courtoisie qu’Anak affichait, mais il ne fit aucun commentaire et reprit sur un ton jovial : 

“Je savais bien que c’était toi ! Même si la dernière fois que je t’ai vue, tu avais plus de sable dans les cheveux…

-Je me suis lavée depuis.”

Le ton d’Anak était légèrement pince-sans-rire mais en bon public, Koffi reçut la blague avec un grand sourire.

“Je pensais pas que tu reviendrais si tôt à Dakar.

-On reste dans le coin pendant un moment, révéla Anak.

-C’est génial, ça, apprécia le moniteur, tu sais quoi, tu devrais me prévenir quand tu viens en ville. Je pourrais te faire visiter, ou alors… t’aider à perfectionner tes talents pour le surf !

-Oui, ça serait cool.”

Alors qu’Anak parvenait enfin à s’investir réellement dans la conversation, Koffi jeta un coup d'œil à Wanda, Sibéal et Chad qui suivaient la conversation avec attention. Même s’ils n’intervenaient pas, leurs pensées s’inscrivaient sur leurs visages. Wanda arborait sans réserve sa désapprobation tandis que Sibéal paraissait complètement confuse. Quant à Chad, ses yeux étaient plissés avec suspicion.

“Je peux te passer mon téléphone, proposa Koffi, si ça dérange pas ton copain…”

Anak le regarda un instant sans rien dire, ni rien montrer. Elle n’avait pas souvenir de lui avoir dit quoique ce soit concernant Valérian, et elle se demandait même si la phrase n’était pas à l’adresse de Chad. Sans chercher néanmoins à élucider ce mystère, elle déverrouilla son téléphone et ouvrit les contacts avant de le tendre à Koffi tout en l’informant :

“Je n’ai pas de copain.”

OoOoOo

Installée sur le pont du Yak face à toutes les bouteilles d’oxygène qu’il leur fallait pour la plongée d’aujourd’hui, Anak les remplissait tour à tour en usant du compresseur. Cette journée n’était pas aussi ensoleillée que la veille et un léger tapis nuageux venait recouvrir le ciel. Cependant, ça ne gênait pas Anak. Pour ce que les rayons du soleil lui avaient apporté la veille…

Comme invoqué par ses sombres pensées, Valérian vint faire irruption sur le catamaran en dépit de l’interdiction formulée par sa capitaine pour lui d’y mettre le pied et qu’elle n’avait toujours pas distinctement levée. Anak lui jeta un bref regard sans répondre à ses salutations et elle retourna, le cœur déjà dans la gorge, à ses bouteilles toutes clinquantes. Pour la plongée d’aujourd’hui, ils devront aller plus profondément et ils auraient besoin de plus de bouteilles. 

Valérian s’assit sur une caisse d’équipement et l’observa un moment avant de lui demander avec une légère hésitation dans la voix : 

“Pourquoi tu ne réponds plus à mes messages ? 

-Je ne sais pas trop quoi te dire.”

La sobriété dur de l’aveu tomba entre eux avant d’être éclipsée par les vrombissements sourds du compresseur entre eux. Un air soucieux au visage, Valérian l’étudiait comme pour décortiquer le cerveau d’Anak de l’extérieur. Quant à elle, elle ne le regardait qu’en brefs coups d'œil.

“Si c’est parce que l’on se voit moins depuis l’arrivée de ma sœur, c’est juste que…

-Non, non, l’interrompit-elle. Passe du temps avec ta sœur, c’est bien.”

Elle se leva pour dévisser le tuyau qui était relié à la bouteille et la remplacer par la suivante. En mimétisme, Valérian se leva lui aussi et fit un simple pas vers elle. Son visage avait été marqué par une révélation qui suscitait chez lui un début de panique. 

“Les tartelettes…,” souffla-t-il.

Comprenant qu’il commençait certainement à faire le lien entre son attitude et le sac de confiseries qu’ils avaient dû trouver abandonné dans le couloir, Anak le fixa un moment pour lire les émotions qui se jouait sur ses traits parfaits. Elle y trouva encore beaucoup de doutes et d'incertitudes, comme une incapacité à y croire tout à fait, et pourtant, si. 

“Oui, approuva-t-elle, j’ai tout entendu. 

-Anak.

-N'approche pas.”

Pour les deux pas qu’il avait initié vers elle, elle avait déjà reculé tout autant en levant une main ferme entre eux. Il baissa les yeux. Sans doute était-ce trop dur de lire la déception et les accusations dans les yeux d’Anak. Malgré son envie d’être forte et implacable, et intouchable, elle sentait un sanglot qui rampait dans sa trachée. Elle n’était pas étrangère à ces petits jeux, en réalité. A ses dépends et sans son consentement, elle y avait même déjà beaucoup joué. Des hommes étaient venus avant Valérian pour venir lui prendre un morceau de son cœur qu’elle avait dû par la suite refaire pousser. Dans sa pauvre petite poitrine crispée de douleur, son cœur était tout cicatrisé à cause de leurs méchants jeux. Les paroles creuses et les jolis mensonges, de prêter une grosse somme d’argent à un petit copain qui s’éclispait le lendemain sans jamais revenir à recevoir une invitation de mariage d’un ex deux mois seulement après la rupture, elle connaissait le goût amer de la trahison. Comment cela faisait-il qu’elle soit pourtant encore surprise ? Qu’elle tombe encore des nues à chaque fois ?

Elle chercha un indice sur le visage de Valérian en vain, poursuivit la quête le long de sa silhouette élégante drapée de lin beige. Il avait pourtant tout de l’homme parfait. Il était calme et raisonné, il était respectueux et il ne regardait pas les autres filles. Le hic était peut-être là… il était trop beau pour être vrai. Au sens comme au figuré. 

“Je regrette, Anak, débuta-t-il finalement, si je t’avais connue avant, je ne…

-C’est trop tard.

-Je t’en prie, écoute-moi, je…

-J’ai tout écouté ! lâcha-t-elle, sa voix décollant dans le ciel. J'ai déjà tout entendu. Pauvre petite chose et qu’une simple humaine, c’est bien ça, non ?”

Valérian secouait la tête, impuissant face à la colère qui ne cessait de grandir face à lui et contre laquelle il ne savait pas quoi faire. Les échos de voix avaient interpellé Chad qui était sorti sur le pont à son tour mais comprenant le sujet de dispute, il resta à l’écart. Après la rencontre fortuite avec Koffi la veille, Anak leur avait tout expliqué, à lui et Sib. Elle avait encore une fois pleuré comme une madeleine d’ailleurs, mais cette fois-ci au moins, elle avait eu ses amis pour la consoler et lui redonner de la force. Force dont elle se servait en cet instant pour ne pas flancher. Elle se le devait à elle-même. 

“Désolée mais le jeu est terminé, abattit-elle d’une voix un peu tremblante, et je ne veux plus rien entendre.

-Anak…

-Casse-toi, elle te dit,” claqua Chad.

Valérian se rendit alors compte qu’ils n’étaient pas seuls et il lança un dernier regard suppliant vers Anak. Seulement, celle-ci s’était agenouillée pour remplacer la bouteille et ne le regardait déjà plus. Capitulant face au mur qui se dressait contre lui, Valérian s’en alla et Anak sentit bientôt une main qui caressait sans dos. 

Sans se retourner, elle sut qu’il s’agissait de Chad et elle laissa les larmes couler.

OoOoOo

Elle filmait sous toutes les coutures le dôme éventré du bâtiment administratif antique. Impossible dans l’état de savoir s’il avait été recouvert d’or par le passé. Actuellement, il était le domicile de la faune et de la flore aquatique et la toiture était entièrement recouverte de mousse balayée par les courants marins. Elle avait le cœur trop lourd pour apprécier réellement la majesté des lieux. Par la façade démontée de l’édifice, elle pouvait apercevoir la silhouette mouvante de Valérian qui ne lui semblait pas très productive par les regards furtifs qu’elle lui portait. Dans son immobilité volatile et par ses longs cheveux clairs auréolant sa tête et la pâleur de son corps entier, il avait tout d’un esprit endeuillé qui hantait cet endroit mort. Et même si une centaine de mètres les séparaient, elle pouvait sentir son regard sur elle. 

S’il espérait l’attendrir avec ses airs de méduse désoeuvrée, il se plantait complètement. Son estomac était encore retourné par son simple souvenir. Toute l’estime et la confiance qu’elle éprouvait encore récemment pour lui s’étaient muées en déception et en colère. Elle se doutait bien qu’il aurait mille excuses à lui servir tel un banquet si elle en laissait l’opportunité, ils en avaient toujours. Edon avait su lui expliquer par A plus B comment il en était venu à vouloir en épouser une autre deux mois après leur rupture, et sans jamais lui avouer qu’il la trompait depuis un petit moment déjà. 

Elle pouvait donc aisément l’entendre d’ici. Pardonne-moi, Anak, je n’ai pas eu d’autre choix… je l’ai fait pour la sauvegarde de mon espèce, tu comprends ? Les humains sont si peu fiables… imagine un peu si tu l’avais dit à Yakta… et ensuite, tu sais, c’est devenu sincère, crois moi… oh oui, elle pouvait tout entendre en ce moment même. Le problème c’était qu’elle ne voulait pas le croire, pas plus qu’elle ne voulait le pardonner. Il y avait une quantité de personnes sur cette planète qui se pensaient légitimes à manipuler autrui, à leur mentir et à leur faire croire en la lune en plein jour. Et Anak n’avait plus envie de leur trouver des excuses. 

Tout ce qu’elle voyait c’était qu’au début c’était faux. Au milieu, c’était sans doute encore faux. Et à la fin, au mieux, c’était devenu à moitié vrai. Et elle était sensée se sentir soulagée, chanceuse, peut-être ? Pour une demie vérité ?

“Ca va, Anak ?” résonna la voix d’Apollo dans ses oreilles.

Elle avait abaissé sa caméra et elle aussi s’était mise à planer comme une méduse abandonnée. Elle se reprit donc, et répondit : 

“Oui, tout va bien.”

OoOoOo

L’une des première scène de La Planète aux Trésors colorait l’écran de l’ordinateur de Sib, et Jim filait comme un aigle sur son surf volant. Sib l’avait laissée choisir le film sans pour autant formuler l’évidence ; sélectionner un film réconfort pour Anak. Elle avait donc choisi l’un des dessins animés qui l’avait fait rêver avec son aventure spatiale un peu steampunk, et elle aimait l’esprit rebelle et libre de Jim Hawkins. 

Elles étaient toutes les deux installées dans le lit de Sib, armées de bols de chocolats chauds dans lesquels flottaient des petites meringues telles des îlots. Anak les faisait danser en soufflant sur leur océan miniature. 

“T’as pu parler avec Valérian ? demanda Sib.

-On peut dire ça comme ça, nuança Anak, mais y’avait pas grand-chose à dire.”

Sib acquiesça d’une mine compatissante et elles regardèrent un moment le film en buvant leurs boissons sucrées. Voir Jim perdre son auberge et partir en quête d’un trésor caché l’aidait à s’évader, et elle se retrouvait un peu dans son personnage. Elle aussi qui parcourait les étendues avec son équipage pour chasser les trésors et qui trouvait dans cette vie sans attache une étrange stabilité. Au final, c’était ça qui lui allait. Elle devrait vivre toutes les facettes de sa vie de cette manière. Quand elle s’attachait, elle finissait toujours par souffrir. 

“Tu sais, tu ne dois pas te trouver stupide pour y avoir cru, lui glissa Sib, Pour moi aussi, votre relation avait tout de sincère.

-C’est un bon acteur, faut lui reconnaitre ça…

-Je ne pense pas qu’il faisait la comédie…”

Anak n’arrivait pas non plus à croire tout à fait en cette théorie. Valérian n’avait jamais sonné faux ; quand elle l’agaçait, il ne s’embêtait pas à le cacher ; quand il avait quelque chose à dire, de plaisant et de déplaisant, il le disait. Au fond, c’était peut-être ça le pire. Si tout avait été complètement faux, s’il n’avait fait que jouer un rôle, elle aurait pu se faire une raison et tracer une croix sur toute l’histoire. Mais non, son esprit, ce traître, carburait pour trouver des signes que ce moment était vrai, que celui-là l’était encore davantage, puis soudainement, un détail, une pause dans un de ces gestes, et la peinture de la supercherie se dessinait dans son entièreté. Tout particulièrement ce premier soir dans les filets où elle l’avait embrassée comme une idiote. Avec chaque heure qui passait, elle se rappelait un peu plus clairement de la tentative de flirt bancale que Valérian lui avait offert. Comme il était venu s’asseoir près d’elle dans les filets, comme il s’était intéressé à sa lecture alors que jusque-là elle l’avait laissé indifférent. Elle se rappelait maintenant de ses manières dédaigneuses et de son attitude hautaine à son encontre, elle se souvenait aussi des commentaires qui lui échappaient envers l’espèce humaine, et elle avait envie de vomir. Qu’importe s’il avait fini par tenir à elle d’une quelconque façon, il l’avait utilisée et peut-être même que leur premier baiser avait été pour lui une corvée. 

“Et il est resté avec toi même après que tout le monde a su qu’il était un triton, ajouta Sib.

-C’est vrai. J’aurais pu rester longtemps avec lui sans savoir que depuis le début, il me mentait.”

Elle ne put retenir une grimace et la main de Sib se posa en réconfort sur son épaule, et celle-ci insista : 

“Tout le monde y aurait cru, tu n’as rien à te reprocher, Nanak.”

Reconnaissante pour ces mots, Anak lui sourit et elle s’installa plus confortablement dans le lit jusqu’à pencher sa joue contre l’épaule de Sib qui lui tendit un petit bonbon en chocolat. Anak l’accueillit dans sa bouche avec un soupir. 

“Après, on regarde Spirit ?”

Sib rit a la proposition avant d’y donner son approbation.

OoOoOo

Koffi dansait devant elle, ses dreads rebondissant avec aisance à chacun de ses pas rythmés et les flash de lumières accentuaient la silhouette de son visage sombre. Il n’avait rien de Valérian, rien d’Edon, il était en tous points différents d’eux, que ce soit sur le plan physique ou mental. Il souriait plus qu’eux, d’un sourire facile et ouvert, il était sympathique, avenant, bon vivant et en général, aussi triste que cela puisse être, ce n’étaient pas des qualités qui l’attiraient vers un homme. Peut-être parce qu’en retrouvant ses propres qualités chez un homme, elle avait peur d’y croiser aussi ses défauts ? Elle ne savait pas bien, ça tournait sûrement autour d’un méchant problème d’amour-propre. 

De toute façon, elle n’avait pas envie d’y réfléchir maintenant -et pourquoi pas plus jamais ? Elle aimait bien mieux suivre les pas de danse que Koffi maîtrisait parfaitement sur une des chansons bantous du moment. 

Elle lui avait envoyé un message dans la journée pour lui dire qu’ils venaient sur Dakar et qu’elle voulait sortir, il lui avait répondu peu de temps après qu’il était l’homme qu’il lui fallait. Il connaissait justement un bar parfait pour passer une bonne soirée. Moh, Chad et Wanda étaient venus avec eux parce qu’Anak voulait plus que tout s’amuser, et ça n’avait pas dérangé Koffi qui avait emmené ses propres amis. A quelques mètres d’eux, Chad et Moh dansaient d’ailleurs avec les amis de Koffi et Wanda en draguait un autre au bar. 

“Tu danses bien ! la complimenta Koffi en rapprochant son visage.

-Ah ouais, tu trouves ?

-Tu danses mieux que tu ne surfes si ça peut te rassurer…”

Anak lâcha un grand éclat de rire vers le plafond d’où pendaient des guirlandes lumineuses. Elle se sentait mieux, libre et libérée. Comme Jim Hawkins sur son bateau volant de chasseurs de trésors et Spirit lancé au triple galop dans les plaines sauvages. Etrangement, Koffi aussi semblait s’en être rendu compte et d’un grand sourire, il la diagnostica : 

“Ca a l’air d’aller mieux !

-Oui, ça va mieux ! Ca fait tellement de bien !”

Koffi appuya son assentiment d’un hochement de tête tout en se rapprochant d’elle dans des déhanchés étudiés. Anak le regarda faire, le sourire aux lèvres. Une voix pernicieuse souffla à son oreille qu’il flirtait mieux que Valérian. 

“Je veux juste m’amuser et ne plus penser à rien,” lui confia-t-elle.

Des paillettes de lumières étincelèrent dans les yeux noirs de Koffi et il lui rappela : 

“Comme je t’ai dit, je suis l’homme qu’il te faut.”

Quand il l’embrassa sous les lumières virevoltantes et l’assaut des basses des enceintes, elle décida que ça, au moins, ce n’était pas une demi-vérité. C’était soit complètement faux, soit complètement vrai.

Et elle plaça une main contre sa nuque pour embrasser un peu mieux cette délicieuse simplicité.


 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez