Le 30 juillet, Versailles
Peu avant l'aube, à l'heure où la nuit et le jour se confondaient encore dans le ciel, une ombre agile se faufila dans le couloir qui reliait la chambre de mademoiselle de Montgey. Elle grimpa sans faire de bruit, une cape noire noyant sa silhouette agile, et marcha jusqu'à une porte en priant de ne pas s'être trompée.
Val-Griffon toqua deux fois, laissa planer un silence, retoqua deux fois et réitéra ce geste une fois encore. Il attendit, les sens à l'affût, guettant le moindre bruit suspect et gardait une main sur le pommeau de son épée au cas où des fureteurs auraient l'inconscience de s'aventurer par ici.
— Espèce d'imbécile, c'était la porte d'en face ! Une chance que j'ai été réveillée ! fit une voix derrière lui.
Une autre silhouette enveloppée d'une cape noire était devant lui, quoique plus basse d'une tête environ.
— Mademoiselle de Montgey, bien dormi ? répondit-il en lui faisant signe de se diriger vers l'escalier. Et pour votre gouverne, votre écriture est parfois mal lisible !
— Faites excuse, j'ai été obligée de l'écrire dans le noir ! Une chance que ma Jacquemine est une tombe, repartit la jeune fille en chuchotant. Dans quelle direction devons-nous aller ?
— Par là, lui dit-il en pointant du menton une porte de service au bas du petit escalier. Prenons les axes dérobés, nul besoin d'attirer l'attention sur nous...
Val-Griffon et Édith serpentèrent dans les couloirs des domestiques cachés aux yeux des courtisans, et ils s'avérèrent que ces axes étaient un vrai réseau digne d'une fourmilière !
Une fois dehors ; ils longèrent le plan d'eau des Suisses, remontèrent jusqu'à la Ménagerie, la dépassèrent et marchèrent encore un moment vers les bois. Édith se retourna et trouva la façade du château de Versailles toute petite, à peine une tache dans l'horizon.
Le jour se levait progressivement mais l'on commençait à bien y voir, la lumière était claire, un voile de brume à la frondaison des arbres habillait les hauteurs, la fraîcheur du matin allait rapidement céder sa place à une lourde chaleur.
Val-Griffon lui montra au loin un petit village en lui disant qu'il ne fallait pas s'en approcher, ils étaient là comme le vent : invisibles.
Enfin, ils s'enfoncèrent dans les bois. Un petit chemin de terre battue, où deux traces de roue de carrosse avaient gravé dans le sol leur présence, se déroulait à perte de vue devant eux. À leurs côtés, chênes et châtaigniers jouaient à voiler la lumière de leur branches inatteignables pour les Hommes.
L'air y était plus frais, le soleil avait un droit d'entrée restreint en ce lieu de végétation forestière : c'était le domaine d'une force indomptée. Tout ce qui est humain s'évaporait, les bruits des manouvriers, des machines, des maçons, les apostrophes des contremaîtres, tout cela devenait fruit d'une imagination, un vagué écho lointain. À la place, un silence plein, souverain, omniprésent. Le Temps était aboli en ce lieu séculaire...
Édith se rapprocha de Val-Griffon parce qu'elle ne se sentait pas à l'aise, chose rare pour une demoiselle qui était comme chez elle parmi la faune ! Seulement, depuis qu'elle avait été instruite des rumeurs sauvages et bestiales qui courraient sur ces bois, elle le voyait autrement...
— Si cela peut vous rassurer, cela fait un petit moment que je n'ai pas vu de pendu par-ici.
— Des pendus, Seigneur ! pleurnicha Édith en serrant les dents.
— Vous pourrez pleurnicher si nous tombons sur des détrousseurs sans foi ni loi, mais là encore, je n'ai pas entendu de bruits qui parlent d'attaques récentes. Ou alors le Grand prévôt de l'Hôtel ou le bailli de Versailles les étouffent assez bien.
— Vous savez que vous avez le chic pour me mettre à l'aise...
— Respirez, il n'y a que nous... et des milliers de petites bêtes... dit-il d'un ton ironique pour qu'elle se détende.
Édith lui donna une tape sur l'épaule et maintint son allure à la gauche de Charles.
Ils continuèrent longtemps dans les bois sur le chemin principal et ce ne fut qu'à un carrefour où un grand châtaignier était tombé à terre et faisait un obstacle naturel, que Val-Griffon bifurqua à droite. Ils s'enfoncèrent sur un sentier fait de pas d'hommes et Édith eut l'intuition qu'ils se rapprochaient de lieu de l'incident.
Ils l'atteignirent un peu plus loin et le coin n'avait rien de dénotant, il était pareil qu'un carré d'arbres, l'exacte copie de tous ceux qui réunis, constituaient les bois.
— C'est là, dit-il en pointant du doigt la fameuse pente raide, que Monseigneur est tombé...
Les traces de terre remuées où le Dauphin avait tenté de se relever se voyaient encore.
— Je ne vois rien d'anormal.
— C'est aussi mon avis, mais vous êtes là pour demander à vos amis les bêtes de nous aider. Peut-être ont-ils vu quelque chose qui m'a échappé.
— Michou, un merle noir assez bavard m'a promis son aide dans cette affaire. Il devait questionner les animaux des bois pour savoir s'ils avaient vus quelque chose.
— Et que fait votre Michou ?
— Il m'a mandé deux jours, nous sommes le deuxième, il ne devrait donc plus tarder...
Charles soupira et s'agaça.
— Et quand ce cher merle va-t-il décidé à se montrer ! Cela nous aurait éviter de venir ici si vous m'aviez dit que vous aviez mis une bestiole sur le coup !
La situation de Charles était critique, suspendue à une volonté royale qui tardait à s'annoncer et celle d'Édith n'avait bénéficié d'aucune grâce... Ils étaient donc tendus et un moindre rien jouait sur leurs nerfs.
— Oh je vous en prie, calmez-vous et soyez déjà heureux que je vous vienne en aide !
Val-Griffon se calma et lança d'un ton où perçait encore son irritation.
— Il est fiable au moins ce merle ?
— Fiable ?
Édith repensa à son côté commère qui battait les dames de la Cour et à son curieux sens de l'entraide, qui était basé sur un marchandage allant dans le sens de ses intérêts. Fiable n'était donc pas le mot adéquat pour Michou.
— Oui, répondit-elle mal assurée.
Charles ne répliqua rien, il avait saisi l'ironie.
— Bon, puisque nous sommes là, essayez d'interroger tous les animaux que vous croisez.
— Oui, oui ça va ! Je sais ce que je dois faire ! bougonna-t-elle.
Édith avait beau épier les arbres, les oiseaux semblaient loin et ne voulaient pas s'approcher, quant aux lièvres, aux taupes, aux renards, ils les fuyaient comme la peste ! On entendait dans les sous-bois le criaillement des faisans, las, ils étaient trop loin pour qu'Édith pût tenter de communiquer avec eux.
— Je regrette, personne ne veut se manifester on dirait...
— Et les faisans ?
—
Ils sont trop loin, je ne peux rien faire, il faut que je croise le regard de l'animal pour engager la conversation
— Vous ne pouvez pas les forcer à venir ?
— Non ! Ils sont libres ! Et je vous l'ai dit mon don ne fonctionne que sur les animaux qui ont accepté d'échanger avec moi ! Ce ne sont pas nos choses, chose que vous autres chasseurs avaient tendance à oublier ! D'ailleurs, c'est assez laid d'avoir volé la place de piqueur à cheval au cousin d'Anne.
Val-Griffon faillit s'étrangler.
— Maintenant ? Ce reproche maintenant, vous êtes sûre ?
— Pourquoi pas, avant je n'y pensais plus !
— Alors sachez que je n'ai rien volé du tout ! Le cousin de votre amie est aussi gauche que ses pieds !
— Peut-être mais par politesse et respect, vous auriez pu décliner l'offre !
Il lui attrapa le bras et la tira vers lui.
— Essayez donc de refuser quelque chose à Sa Majesté droit dans les yeux et on en reparlera. Si vous le faites, alors vous pourrez me sermonner !
Il la lâcha et Édith pinça les lèvres, il marquait encore un point. Or, cette nomination devait être un coup de la marquise de Montespan, elle en était sûre. Comprenant ses réflexions, Val-Griffon enchaîna à brûle-pourpoint.
— Vous avez raison, c'est la marquise.
Édith leva les yeux au ciel et allait surenchérir, quand une branche craqua. Elle fit volte-face et écarquilla les yeux, un Grand loup blanc se tenait devant eux. Féroce, il montrait les dents, grognait et les fixait avec un air malveillant.
Charles attrapa rapidement le poignet d'Édith et d'un geste rapide, il la fit passer derrière lui avant de dégainer son épée.
— Je ne crois pas que ce soit la solution, lui souffla-t-elle à l'oreille.
— Alors dites-le lui...
— Je vais essayer.
« Grand loup blanc, vous m'entendez ? »
« Je t'entends petite humaine, répondit-il menaçant, que faites-vous ici... Vous êtes sur mes terres et je n'aime pas les intrus et les chasseurs, ils nous tuent, nous traquent... Dites-moi une raison valable de vous laisser partir sans vous tuer en retour. »
Édith déglutit, Charles lui demanda ce qu'il avait dit.
— Des gentillesses, dit-elle faute de mieux.
Le regard du Grand loup blanc se durcit davantage et Édith leva les mains en signe de paix.
« Nous ne sommes pas des chasseurs... »
« Pourtant vous essayer de débusquer des animaux. Je ne sais comment vous avez cette capacité de parler notre langage, mais sachez que personne ne viendra vous voir. J'ai donné l'ordre que personne ne bouge. »
« Nous sommes venus ici pour trouver des réponses... » dit-elle tremblante.
« Des réponses ? À quoi ? »
— Surtout soyez aimable, lui glissa Charles, il est particulièrement agressif, n'allez pas améliorer son humeur dans le mauvais sens.
Édith lui donna un coup de coude pour qu'il ferme son clapet et demanda au Grand loup blanc.
« Hier matin, à l'aube, un incident a eu lieu ici. Il paraît qu'un grand loup blanc et je ne dis pas que c'est vous, a essayé d'attaquer le Dauphin, lequel est tombé dans la pente derrière moi. »
« Je vois de quel incident tu parles, mais que gagnais-je à te répondre ? »
— Il demande ce qu'il gagnerait à nous révéler ce qui s'est passé ici hier, chuchota-t-elle à Charles.
— Eh bien de ne pas être pourchassé et tué par le roi, pardi ! répondit Val-Griffon haut et fort tant la réponse lui paraissait logique.
L'animal eut l'air de saisir les mots de cet imbécile de Val-Griffon et fit un pas en avant, plus encore intimidant. Ses grognements s'intensifièrent, devinrent intimidants, tout dans sa posture indiquait qu'il était prêt à bondir. Il retroussa encore plus ses babines qui dévoilaient deux rangées de dents jaunies par le tartre et aguerries à l'art de déchiqueter la chair et Édith sentit la menace qu'il lui transmettait en la fixant.
Elle blêmit, la peur au ventre.
« Je le savais... vous les humains mentez comme vous respirez, vos paroles n'ont pas de sagesse et de respectabilité. Peu m'importe que vous trouviez ou non ce que vous étiez venus chercher car votre aventure s'arrête ici. »
Le Grand loup blanc bondit sur eux avec une force impressionnante. Charles eut le réflexe de pousser Édith dans la pente raide où elle roula jusqu'en bas en criant. Ses bras s'écorchèrent, ses jupes s'étaient déchirées, son pied s'était pris dans un jupon, était passé au travers de l'étoffe de coton et s'y était coincé ! Sa cape s'était décrochée et était restée dans la pente sur un tas de feuilles mortes.
En haut, elle entendait les claquements des dents du Grand loup blanc et était terrifiée pour Val-Griffon ! S'en était-il sorti ? S'était-il sacrifié ! Cette pensée lui parut insoutenable !
— Charles ! Charles !
— Taisez-vous !!
— Où êtes-vous ! Je ne vous vois pas !
— Dans l'arbre, je suis sain et sauf, tout va bien !
Édith souffla de soulagement, cependant, une épouvante ne tarda pas à la gagner quand elle vit le Grand loup blanc se dessiner, du sang coulant de sa mâchoire, sur le bord de la pente raide. Il venait de changer de cible. Il s'élança dans la pente raide. Édith essaya de décoincer son pied de ce fichu jupon, hélas, il était emmêlé d'une telle sorte que c'était impossible !
Elle n'avait aucun moyen de s'échapper, elle allait mourir... Le Grand loup blanc se jeta sur elle, la gueule ouverte.
— ÉDITH !!!