Les deux hommes chevauchaient côte à côte, dans l'épaisse forêt de Pekka. Tahvo restait silencieux, tandis que son compagnon commentait leur visite à Temma, le climat doux de la ville, son étendue, sa vivacité. Le Messager-Chef Linn lui préférait néanmoins Kaalun la paisible, qu'il comparait à la rumeur d'une eau qui court quand les rues jaunes de la citadelle étaient une fanfare. La fantaisie de Temma virait à la futilité, disait-il, avec l'obsession de ces habitants pour les parfums capiteux, les touchers, les couleurs saturées. La ville était sensuelle, certes, mais l'on s'y pavanait trop, à ses yeux, et la beauté des mises ne masquait pas petitesse des esprits. Mesquineries et cancans allaient bon train dans les rues de terre jaune. Les paroles des chansons, aux mélodies pourtant exquises, n'étaient souvent que sarcasmes. On savait y rire, mais toujours les dents à découvert, on cultivait l'art de mordre comme ailleurs celui de bien manger. On y manquait, en somme, de tendresse. Même les bateaux, en partance pour la côte de la Nef, semblaient rivaliser entre eux, comparant le bouffant de leurs voilures et leur capacité à accrocher la lumière.
Tahvo ne daigna pas répondre aux sottises du Messager-Chef. Ce n'était pas les oripeaux de Temma qui lui faisaient préférer celle-ci à la capitale, comme l'autre semblait le croire. Ce n'était pas ses danseuses légères, ses portraitistes ou ses étals gorgés d'étoffes plus fines qu'une buée qu'enviait le Premier archer, mais bien évidemment son armée, rigoureuse, vivace, cohérente. En cela, il gardait une certaine admiration pour Petra Tyr, sœur du Roi, commandante remarquable et combattante accomplie. La totale réorganisation de l'armée du royaume, il y avait de cela presque trente ans, du fonctionnement de la caserne, des modes d'attribution des gardes et de l'entraînement des jeunes recrues fut un chantier mémorable, qui lui avait souvent valu de se faire traiter de folle. Mais il avait porté ses fruits. Sous sa direction, les troupes avaient pris de l'assurance et de l'esprit. L'immuable hiérarchie et ses échelons avaient été remplacés par un fonctionnement presque organique, sans compétition entre ses membres mais cultivant une complémentarité exemplaire. La concertation entre anciennes et jeunes recrues avait pris le pas sur la rigidité de la discipline pure, suivant un règlement rigoureux établi par Petra elle-même. Aucune compétence particulière, disait-elle, ne devait être tuée dans l’œuf, et les cadets devaient pouvoir être entendus. Quant à l'entraînement lui-même, il privilégia désormais l'habilité à la force. Les troupes étaient plus vives, moins musculeuses mais plus légères et coordonnées. Elles passaient d'une formation à une autre avec une fluidité inégalée. Le travail de Petra, secondée par Kaplan, avait été tout bonnement extraordinaire, reconnaissait Tahvo.
Quant aux troupes de Marcus Bekri, certes plus formatées, et entraînées seulement à obéir aux ordres, elles n'en étaient pas moins resplendissantes de vigueur et d'habilité à l'arc et aux deux-lames. Les hommes y étaient aussi fort que les buffles-laines que Tahvo menait sur les sentiers de montagne dans sa jeunesse, et ils étaient presque aussi nombreux qu'à la caserne de Temma. Sur le papier, les troupes Bekri étaient partie intégrante de l'armée des Terres-Mêlées, et avaient porté allégeance à Petra, en tant que commandante, comme à Saul Tyr, leur roi. Mais nul n'était dupe sur cette prétendue loyauté : cette armée avait été une création de Gunnar Bekri, sur demande de sa sœur Katel, et c'est aux Bekri qu'elles obéiraient en cas de conflit. Tahvo, qui le pressentait, en avait eu la confirmation lorsqu'il visita les baraquements sur l'immense propriété fortifiée que régissait désormais Marcus, petit-fils de Gunnar et unique héritier.
De tout cela, le Premier Archer ne souffla mot, d'autant que le Messager-Chef ignorait l'existence de cette visite. Mais le trajet était long, Linn souhaitait discuter.
« Dites-moi si je me trompe, Tahvo, mais n'êtes-vous point originaires des régions septentrionales ?
– Si fait... J'ai grandi au sud des Cimes, dans les Serpantes. A quinze ans j'ai voulu quitter cette vie de montagne, et me suis présenté à Kaalun comme apprenti-combattant.
– Belle ascension... »
Il ne pensait pas si bien dire. Car si le jeune Tahvo avait certes quitté son village, adolescent, il arriva à demi mort, et sans intention de s'installer à Kaalun, en réalité. S'il n'avait nulle honte de son histoire, les circonstances actuelles ne le portaient pas aux confidences, et il n'ajouta pas un mot. Mais l'évocation de son arrivée en ville fit remonter de lointains souvenirs à son esprit. Le père de Tahvo était bûcheron, dans un hameau pris dans les glaces, qui se vidait peu à peu de ses habitants. Les jeunes le fuyaient, les vieux y mouraient. Sa mère en fut. Le père et le fils vendaient leur bois aux marchands des Cimes, qui l'expédiaient à Kaalun. Mais les commissions des marchands étaient chères, et quelques fois l'an, aux Nuées de préférence, Tahvo faisait le trajet directement jusqu'à la capitale. Son chargement était tiré par deux buffles-laines, seule richesse de leur foyer. Une année où les Glaces furent particulièrement violentes, une pénurie de bois de chauffage fit monter les prix en flèche. Tahvo, dans sa quinzième année et déjà fort comme un homme, décida de porter une cargaison de bois jusqu'à la capitale, malgré les mises en garde de son père.
Il devait pour cela descendre les sentiers glacés qui conduisaient au creux du Val, puis suivre celui-ci jusqu'à la ville. Il partit avec l'assurance des jeunes gens, confiant dans sa force et sa vitalité. Quand sa première bête glissa dans un chemin de montagne, et s'étrangla dans son mors, balancée au dessus d'un ravin, il ne se découragea pas. Avant que l'autre buffle ne soit entraîné avec la cargaison, il sectionna le harnais de cuir d'un coup de serpe-coeur, et se pencha dans la crevasse pour contempler le corps écrasé sur la roche, dans une corolle écarlate. Le cadavre gèlerait avant que les vautours n'aient raison de lui. Il poursuivit sa route, gonflé de son propre courage. En réalité, il lui était impossible de remonter le sentier avec un tel chargement et une seule bête. Mais quand il atteignit le fond de la vallée, l'autre buffle-laine s'effondra d'épuisement, et Tahvo se retrouva seul, secoué par les vents que le Val rendait compacts à force de s'y concentrer, à une journée de marche encore de Kaalun.
Il atteignit le lac à l'aube, sans chargement, roulé dans la fourrure de sa bête encore maculée de sang et de graisse, et s'effondra sur les neiges de la rive, pétrifié de froid. On finit par apercevoir la masse sombre et rugueuse depuis les faubourgs, et au lieu d'un cadavre que l'on espérait comestible, les hommes trouvèrent un adolescent barbouillé de suif sanguinolent et gelé, joues et lèvres bleues. De son poitrail musculeux sortait une respiration de moineau. Le jeune montagnard fut secouru, réchauffé et nourri.
On ne sait comment l'anecdote arriva aux oreilles de la Reine Katel. Toujours est-il que cela l'intrigua. Tahvo fut introduit au château, et sitôt remis sur pied, on lui tendit un deux-lames lourd comme un tronc, afin qu'il fasse ses preuves. N'ayant jamais manipulé autre chose que la hache et le serpe-cœur, et seulement contre des branchages de bois sec, il attaqua plus que maladroitement le billot de bois qu'on lui présenta comme adversaire. Mais de quolibets, étonnamment, aucun. Le deux-lames semblait dans sa main léger comme un arc d'enfant. Katel ne s'y était pas trompée : l'homme était fort comme vingt, et sans allégeance particulière. Elle lui proposa de rejoindre sa garde rapprochée, et il accepta, à condition qu'on fasse venir son père resté seul dans les montagnes. Son entraînement fut confié au Premier Archer. Il s'initia au combat jour et nuit, et surpassa rapidement le maître vieillissant. Quand Katel lui demanda de tuer ce dernier, il n'hésita pas une seconde, et devint après coup l'homme d'armes le plus talentueux de la capitale, le Premier Archer Tahvo.
Et on imagine très bien la scène : Linn qui n'arrête pas de bavarder et lui qui ne dit pas un mot, mais n'en pense pas moins.
Détails :
"et la beauté des mises ne masquait pas petitesse des esprits. " : ne masquait pas LA petitesse des esprits
"Mesquineries et cancans allaient bon train dans les rues de terre jaune." : tu as utilisé "rues jaunes" quelques phrases plus haut. C'est redondant.
"des modes d'attribution des gardes et de l'entraînement des jeunes recrues fut un chantier mémorable, " : je mettrais "avait été", pour harmoniser car tu utilises le plus-que-parfait dans ce passage (mais je sais qu'on est pas toujours d'accord sur les temps ;) )
"L'immuable hiérarchie et ses échelons avaient été remplacés par un fonctionnement presque organique" : rhoooo joli "organique"
"Les troupes étaient plus vives, moins musculeuses mais plus légères et coordonnées." : (pinaillage) ça fait plus-moins-et re plus. "Les troupes étaient moins musculeuses, mais plus légères, plus vives et plus coordonnées" ?
"que les buffles-laines" : Belles bêtes, ça, surement, les buffles-laines. J'aime ces buffles-laines
"Les jeunes le fuyaient, les vieux y mouraient. Sa mère en fut." : En fut quoi ? De ceux qui mouraient ? Ca se comprend mais c'est un chouillat limite, car tu as deux propositions contraires dans la phrase d'avant. Du coup, même si cette syntaxe est jolie, je ne suis pas sure qu'elle soit adaptée ici.
"et se pencha dans la crevasse pour contempler le corps écrasé sur la roche, dans une corolle écarlate." : j'adore cette image
"Le cadavre gèlerait avant que les vautours n'aient raison de lui. " il me semble qu'en termes de concordance, il faudrait mettre "n'aient EU raison de lui"
"En réalité, il lui était impossible de remonter le sentier avec un tel chargement et une seule bête." : j'ai mis un temps avant de comprendre le pourquoi de ce "En réalité". Du coup, une suggestion : "En réalité il n'avait pas le choix : il lui était impossible..."
"Il atteignit le lac à l'aube, sans chargement, roulé dans la fourrure de sa bête encore maculée de sang et de graisse, et s'effondra sur les neiges de la rive, pétrifié de froid. On finit par apercevoir la masse sombre et rugueuse depuis les faubourgs, et au lieu d'un cadavre que l'on espérait comestible, les hommes trouvèrent un adolescent barbouillé de suif sanguinolent et gelé, joues et lèvres bleues. De son poitrail musculeux sortait une respiration de moineau. Le jeune montagnard fut secouru, réchauffé et nourri. " : j'adooooore ce paragraphe, juste cru et gore comme il faut.
Je suggère que dans ton JdB tu fasses un dessin de serpe-coeur et de deux-lames : ça m'intrigue. Et de buffle-laine pendant qu'on y est... :P
Je suis d'accord sur le plus-que-parfait ! Ainsi que plus plus moins plus moins. Ainsi que Sa mère en fut (moi même je ne comprends pas ! Une phrase déplacée après coup sûrement).
Ahah, dessiner des armes et un animal, c'est chaud !! Moi je sais juste faire les bonhommes (en encore sans les mains ni les pieds ni les épaules ni euh).
et ouais VIVE LE GORE