Elian s’éveilla à Irin dans une chambre végétale. Elle se sentait bien mieux mais affamée. Dolandar se présenta avec un plateau repas et des boissons. Elian s’assit avec son aide puis commença à manger le tamaï avec délectation.
- Combien de temps suis-je restée endormie ?
- Deux lunes, répondit Dolandar.
- C’est pour ça que j’ai faim.
Dolandar sourit brièvement. Elian avala trois tamaï puis osa :
- Comment va Laellia ?
- Elle est morte, annonça Dolandar.
Elian hocha gravement la tête. Une larme coula sur sa joue. Son amie avait payé le prix fort pour un subterfuge qui avait fonctionné à merveilles. Leur ennemi devait hurler de dépit.
- Des nouvelles de Saelim ?
- Les femmes vont parfaitement bien. Elles ont annoncé n’avoir jamais été malade suite à l’ingestion de nourriture, pas le moindre petit inconfort.
Elian en fut à la fois rassurée et surprise.
- Les herboristes ont avancé une hypothèse, indiqua Dolandar. En lisant la formule du poison et grâce à l’échantillon rapporté, ils en ont conclu que la probabilité que ce truc survive à la traversée des terres sombres était minime.
- Les terres sombres ont sauvé les femmes ? s’étrangla Elian et Dolandar hocha la tête.
- Ceci dit, cela ne diminue en rien la volonté qu’a eu cette personne de vouloir exterminer les elfes noirs. En réalité, ce n’est pas tant l’envie que la méthode qui a fait grincer des dents les anciens. Le poison n’est pas exactement honorable à leurs yeux.
Elian ricana. Tuer est acceptable, mais pas comme ça.
- Saelim reste insatisfait, précisa Dolandar. Les anciens ne cherchent plus à le tuer mais à condition qu’il ne réclame pas le trône non plus.
- Ils ne le croient pas ? supposa Elian.
- Ils semblent au contraire avoir été convaincus, tant par Saelim que Beïlan lorsqu’il est arrivé et qu’il a corroboré la version du chef Tewagi.
- Mais pas au point de mettre Saelim sur le trône. Pourquoi le lui refusent-ils ? Il l’a obtenu honorablement !
- Saelim ne sait pas et Beïlan non plus.
- Qui commande à Dalak ?
- Je ne sais pas, avoua Dolandar.
Elian hocha la tête. Évidemment, l’elfe blond ne pouvait pas tout savoir non plus.
- L’antidote est une réussite, annonça Dolandar. Ceïlan se porte à merveille. Beïlan fait des allers et retours entre Irin et Dalak afin de porter les messages.
Cela rassurait Elian qui craignait que les messages par oiseaux ne soient interceptés.
- Aucune femme n’a jamais été blessée par du métal noir alors l’effet sur une grossesse est totalement inconnu des elfes noirs, indiqua Dolandar.
- Je m’y attendais, indiqua Elian. Mon enfant va peut-être naître avec une douleur permanente et totale et nul n’en saura rien car après tout, quand une sensation est présente depuis notre naissance, comment savoir si elle est normale ou pas ? Pour lui, ça sera comme de respirer. Il ne saura peut-être jamais ce que c’est que de ne pas souffrir.
- Et il n’aura peut-être aucun séquelle, indiqua Dolandar.
Elian grimaça avant de changer de sujet :
- Comment cela se passe-t-il à Tur-Anion ?
- Armand Thorolf est roi.
- Non, il ne l’est pas, le contra Elian. Il pense l’être mais c’est un usurpateur. Il doit être mis au courant de la situation.
- Je ne comprends pas, admit Dolandar.
- Le roi sera le futur mari d’Althaïs Eldwen, l’aînée de Brian Eldwen. Qu’ils pensent les jumelles mortes me semble logique. Les nourrices baignaient dans leur sang. Des soldats aussi. Plus de bébé. La conclusion était logique mais erronée. Armand doit être mis au courant.
- Il ne va pas apprécier, fit remarquer Dolandar. Pour information, Elian, je t’interdis d’aller à Tur-Anion, reine ou pas. Je te mettrai une dague sous la gorge s’il le faut !
Elian regarda gravement son protecteur dans les yeux.
- Je ne compte pas y aller, rassure-toi. Il faut un messager.
À ces mots, Ceïlan entra dans la pièce et Dolandar sentit aux regards pesants qu’il était de trop. Il sortit pour se placer à la porte, aux aguets, prêt à protéger sa reine même au centre de la ville elfe.
- Tu as l’air en pleine forme, dit Elian en souriant.
Son cœur se consumait à la vue de son frère resplendissant. Elle se retenait avec peine de pleurer.
- Je le suis, assura Ceïlan. Tout ça n’a pas été en vain mais que de risques pour un simple elfe.
- Arrêtez de vous diminuer de la sorte, tous autant que vous êtes. Chacun de vous est unique et doit être protégé, soutenu et aidé. Aucun de nous n’est qu’un pion aisément remplaçable.
- Tu sais, je suis loin d’en être à ton niveau mais je crois que… je comprends… un peu… ce que tu peux ressentir, indiqua Ceïlan en s’asseyant sur le lit, l’air grave.
Elian ne dit rien, attendant la suite qui ne tarda pas.
- Je ne pourrai jamais retourner vers les humains. Je leur faisais confiance. Je n’ai… jamais eu peur en leur présence. J’ai… levé mon verre…
Ceïlan ne put continuer et Elian sentit son ventre se serrer.
- Je ne comptais pas te renvoyer là-bas, assura Elian. Quelqu’un d’autre sera ambassadeur.
- Personne ne voudra du poste, contra Ceïlan.
Elian soupira. Les elfes dissidents l’étaient par choix. Forcer quiconque à se rendre à Tur-Anion ne valait rien. Elian secoua la tête. Elle allait devoir se passer d’ambassadeur pour le moment.
- J’ai besoin de communiquer avec Armand Thorolf. Apporte-moi de l’encre, un parchemin et une plume.
- Elian, le lambë ne s’écrit pas. Nous n’avons pas de papier, d’encre, de plume, de crayon… rien de tout cela. Je sais lire et écrire parce que j’ai appris à force de vivre auprès des humains, mais le matériel n’existe pas ici.
Elian ferma les yeux de dépit. Elle se sentait perdue. Même les choses simples devenaient compliquées.
- J’ai… vraiment… besoin de parler avec Armand Thorolf. Me rendre à Tur-Anion est inenvisageable.
Ceïlan confirma d’un hochement de tête.
- Il faut qu’il vienne, annonça Elian.
- Un humain à Irin ? s’étrangla Ceïlan. Tu n’y penses pas !
- Il restera au sol, précisa Elian.
Ceïlan fronça les sourcils. Le compromis restait difficile à avaler.
- Comment lui transmettre ma cordiale invitation ?
- Un elfe doit s’y rendre en personne pour porter tes mots, indiqua Ceïlan.
- Tu l’as dit : personne ne sera volontaire.
- Pour un poste d’ambassadeur permanent, non. Une simple transmission de message, c’est différent. Je te trouverai ça. Que doit-il dire ?
- Elian, reine des elfes des bois, invite cordialement Armand Thorolf – remarque l’absence de titre, il n’est pas roi de Falathon, ce n’est qu’un usurpateur – à venir se promener avec elle sous les arbres d’Irin.
Ceïlan grimaça. Habitué aux humains, il savait que le message serait à la fois bien et mal pris. Bien par l’invitation exceptionnelle et mal par l’absence de titre.
- L’elfe volontaire devra se montrer insistant tout en restant poli. Cette invitation ne saurait recevoir de refus. J’ai vraiment besoin de lui parler. Il doit venir.
- Je m’assurerai que le messager a bien compris, promit Ceïlan.
- Prends soin de toi, dit Elian.
Elle regarda son frère s’éloigner. Son cœur battait la chamade. Le savoir en vie la couvrait de bonheur. Ne pas pouvoir satisfaire son envie de le toucher, de le caresser, de l’embrasser déchiquetait son âme.
- Qu’as-tu donc de si important à lui dire ? demanda Dolandar.
- Qu’il est un usurpateur. Il pense sincèrement que les jumelles sont mortes.
- Pourquoi ne pas le lui laisser croire ? répliqua Dolandar. Pourquoi veux-tu absolument mettre les jumelles sur le trône ? Après tout, Thorolf sera peut-être un bon roi. Il suffit de donner les jumelles à une gentille famille et elles vivront une belle vie tranquille de…
- Foraines ? cingla Elian en jetant un regard noir à Dolandar.
Il l’avait emmenée à une gentille famille. Elle s’était retrouvée dans une foire de monstres, avant d’être placée dans un orphelinat tenu par un pédocriminel, d’où elle ne s’était échappée que pour devenir voleuse puis assassin, ce que Dolandar lui reprochait.
Le protecteur grimaça, serra les dents puis annonça :
- Le peuple n’approuve pas ton invitation du roi des humains sous nos arbres.
- Ton avis ne reflète pas celui de tout un peuple. Évite d’extrapoler sans savoir.
- Je n’extrapole pas, répliqua Dolandar. Je ne fais que te répéter ce qu’ils disent.
- Ce qu’ils disent ? Comment ça ?
- Tous les elfes d’Irin s’expriment… ouvertement… via des chants… que tu ne sembles pas percevoir.
Dolandar lui aurait transpercé d’une dague en plein cœur que l’effet aurait été le même. Les elfes discutaient, échangeaient, via un canal de communication qui lui échappait.
- C’est pourquoi je te traduis en langage… commença Dolandar, hésitant sur la bonne manière de terminer cette phrase.
- Humain ? proposa Elian, la voix sifflante.
Dolandar ne répondit rien mais il était clair qu’il n’en pensait pas moins.
- Par ailleurs, les nourriciers te réclament. Ils ont accepté de s’occuper des jumelles humaines parce que tu étais absente mais ils se plaignent et ronchonnent.
- Mène-moi à eux.
Elle trouva les jumelles seules dans un coin tandis que les nourriciers s’occupaient des quelques enfants elfes.
- Elles crient tout le temps, se défendirent-ils. On les éloigne afin d’avoir enfin un peu de calme.
Elian, dégoûtée, prit les jumelles dans les bras. Elles cessèrent instantanément de pleurer.
- Ils ne les bercent jamais, n’est-ce pas ? demanda Elian à Dolandar et le protecteur choisit de ne pas répondre. Tu peux vaquer à tes occupations. Je n’ai pas besoin de toi. Je ne risque rien à Irin.
- Bien, Majesté, répondit Dolandar avant de s’éloigner.
« Majesté ? » répéta Elian dans sa tête. « La vaste blague. Reine de mon cul. Ils font ce qu’ils veulent. Ils se plaignent et je ne les entends même pas. »
Elian se tourna vers les petites filles, les emmena plus loin et pleura longuement. Les jumelles commencèrent à geindre alors Elian se calma, tentant de trouver le problème. Elle ne s’était jamais occupée d’enfant et voilà qu’elle se retrouvait avec deux nourrissons sur les bras. Au moins, lorsque le sien arriverait, elle serait rodée.
Les jumelles pouvaient avoir faim, énuméra Elian avant de se rendre compte que jamais elle ne trouverait de lait à Irin. Tous les enfants étaient allaités et elle douta qu’aucune elfe n’accepterait de donner le sein à un enfant humain.
Les elfes ne consommaient ni viande, ni lait, ni œuf. Ils ne connaissaient ni le beurre, ni la crème. Elian ne trouverait pas de quoi nourrir les petites ici. Elle allait devoir sortir d’Irin. Elle observa la plaine à la lisière de la forêt, le ventre noué.
- Tu as besoin d’une escorte ? demanda Dolandar en apparaissant.
- Non, j’ai besoin d’une nourrice le temps d’aller au contact des villageois, annonça Elian.
Dolandar observa les bébés puis lança :
- Je ne suis pas nourricier.
Qu’il accepte de s’occuper des jumelles l’aurait grandement surprise.
- Si je les laisse au sol, ici, y a-t-il le moindre risque qu’elles se fassent dévorer par un loup ?
- Je suis protecteur, indiqua Dolandar. Ça, c’est dans mes cordes.
- Et si des fourmis viennent les embêter ?
- Tu devrais demander à Theorlingas de repousser les nuisibles autour d’elles. Cela serait plus simple.
Elle soupira, comprenant qu’elle n’avait pas du tout les bons réflexes dans cet univers si différent du sien. Humaine, elle se protégeait des animaux. Les elfes communiquaient avec eux. Elle se sentait étrangère, différente, exclue.
- Ma reine a besoin de moi ? demanda Theorlingas en apparaissant.
Elian supposa que Dolandar l’avait appelé via ce canal qu’elle ne percevait pas. Une profonde tristesse l’envahit, ravivant la douleur dans son épaule. Elle resta stoïque, habituée à sa présence, ne grimaçant même pas.
- Acceptes-tu de faire en sorte qu’aucun animal ne s’en prenne aux jumelles le temps que j’aille leur chercher du lait en ville ?
- Je vais charger un de mes nilmocelva de le faire, promit-il. Tu vas réellement quitter Irin ?
- Tu vois une autre solution ? Les petites ont faim.
Theorlingas haussa les épaules avant de s’éloigner, peu intéressé par le problème. Elian se sentit immensément seule. Elle observa les arbres avant de faire mine de s’éloigner.
- Tu as besoin d’une escorte ? répéta Dolandar.
- Je te remercie, mais non. Je peux me débrouiller seule face à quelques paysans qui ne constateront même pas ma présence.
Elle sortit, en colère. Deux nourrissons avaient besoin de soin et tous s’en désintéressaient. En revanche, on la maternait, elle, qui était parfaitement autonome et indépendante. La rage la consumait toujours lorsqu’elle arriva en vue du village.
Y entrer habillée en elfe n’était pas une bonne idée. Mieux valait rester invisible. Elle trouva une ferme isolée, y déroba un pot de lait ainsi qu’une outre en vessie de bœuf puis retourna à Irin. Les deux fillettes burent tout le contenu avant de cligner des paupières. Elles avaient envie de dormir mais chouinaient sans parvenir à trouver le sommeil.
Elian comprit qu’elles avaient froid. Les elfes ne leur avaient évidemment pas fourni de vêtement elfique, si bien que les jumelles étaient dans leur lange de naissance, sale et trop petit.
Elian soupira. Voler du lait lui déplaisait déjà. Après tout, ce fermier passait du temps à s’occuper de ses vaches. Il méritait d’être payé. Elian détestait devoir lui subtiliser son bien. S’imaginer dérober des vêtements lui était insupportable. Voler les riches oui. Les pauvres, c’était hors de question.
Elle déplaça les jumelles pour les rapprocher des bains chauds autour desquels la température était plus haute et les fillettes s’endormirent. Ce choix, cependant, les plongeait dans la forêt, loin de la lisière, obligeant Elian à les laisser seules plus longtemps.
Elian retourna au village. Trop petit, il ne proposait pas de tisseurs ou de cordonniers. Elle parcourut les alentours jusqu’à découvrir, heureuse, une petite ville modeste mais accueillante, avec tous les artisans nécessaires.
En entrant par le toit d’une maison, elle se retrouva aisément dans le dos de l’artisan travaillant en attendant l’arrivée d’un client par l’entrée devant lui. Elian dégaina sa dague et plaça la pointe de sa lame sur la nuque de l’homme qui se figea.
- Ne te retourne pas, ordonna-t-elle.
- Prends tout ce que tu veux ! bafouilla-t-il en retour.
- Je ne veux pas de ton argent. C’est ton talent qui m’intéresse.
- Mon talent ? répéta-t-il, abasourdi.
Elian fit tomber devant les yeux de l’homme son pendentif d’assassin attaché par un fil de cuir. Il frémit et se mit à trembler. Elian reprit son bien puis annonça :
- Je voudrais exercer mes talents dans cette ville et les alentours. Comme tu as pu le constater, je suis officielle. Mon problème est que mes atours ne me procurent pas l’anonymat nécessaire à ma fonction.
- Tu veux… que je t’habille ? comprit l’artisan.
- C’est ça, indiqua-t-elle.
Il ricana en se détendant d’un coup.
- Je n’ai pas d’argent, précisa-t-elle.
- Pour le moment, lança-t-il. Tu peux retirer ta lame. Je t’offrirai ce que tu veux. Tu me payeras quand tu pourras.
- Mon anonymat doit être conservé, insista Elian en maintenant sa lame bien en place.
- Tu ne veux pas que je te vois. Soit. Il y a un paravent dans l’arrière boutique. Cache-toi derrière.
- Pourquoi ?
- J’ai besoin de tes mensurations pour te confectionner des habits. Les connais-tu ?
- Non, avoua Elian.
- Je te promets de ne pas te regarder.
Elian plissa des yeux. Il serait totalement stupide de la part de cet artisan de ne pas tenir parole face à un assassin officiel. Elle choisit de retirer sa lame et de se rendre, en marche arrière, derrière le paravent proposé.
- Tu peux venir, annonça-t-elle dès qu’elle fut en place.
Elian vit plusieurs petites cordelettes apparaître en haut du paravent.
- Tour de taille, annonça-t-il.
Elian n’avait pas la moindre idée de ce qu’il attendait d’elle. Il dut sentir son incompréhension car il soupira avant d’annoncer :
- Tu peux me voir entre deux lamelles du paravent.
Elle le vit attraper une cordelette, l’entourer autour de son ventre, au niveau du nombril.
- Tu ne serres pas. Tu ne laisses pas de place non plus. Tu coupes puis tu me donnes le résultat, expliqua-t-il.
Elian agit comme il le demandait. L’outil de mesure disparut. Il lui fallut en réaliser des dizaines d’autres. Pour certains, des précisions furent nécessaires. Finalement, toutes les cordelettes eurent disparu. Le tailleur se tourna vers le paravent puis lança :
- Putain, je crois que j’adorerais voir ce qui se cache derrière ce fichu panneau de bois. Tu es parfaite.
Elian rougit en souriant.
- Tes mensurations sont… idéales. On ne peut pas rêver mieux. Tu es sublime, sans aucun doute.
Elian rit.
- Quelle couleur ? Noir intégral pour correspondre au style classique des assassins ou tu fais dans l’originalité ?
- Non, non, classique, assura Elian. Capuche, masque, manteau long, chausses, bottes, chemise, cuir et lin.
- Pour les bottes, il faudra aller voir un cordonnier. Ce n’est pas mon rayon, lança le tailleur.
Elian grimaça. Elle aurait préféré tout faire chez le même artisan.
- Je demanderai à son assistant de passer quand j’aurai fini tes atours.
- Ce qui prendra ?
- Une lune.
- Parfait. Je te remercie.
- De rien. Je vais me mettre au travail. Je te laisse t’en aller par où tu es rentrée, où que cela soit. À bientôt, assassin.
- À bientôt, maître tailleur.
Elian ressortit, vola deux couvertures simples mais chaudes ainsi que plusieurs pots de lait, ramenant le pot vide en échange, bien décidée à payer dès qu’elle aurait quelques liquidités.
Elle retrouva les petites seules en train de pleurer. Nul ne s’intéressait à elle. Elian les prit dans ses bras et les câlina, les nourrit, les lava dans un bain chaud avant de les recoucher. Dès qu’elles furent endormies, Elian se régénéra un peu avant de réfléchir, tournant en boucle la situation, ne trouvant aucun allié sur lequel se reposer.
Elle était censée être reine d’Irin. Cela impliquait quoi ? Elle n’entendait même pas les siens discuter. Elle se sentait bien entre ces arbres, chez elle même si elle aurait préféré se trouver là-haut, dans la canopée, plutôt qu’au sol mais les hauteurs auraient été bien trop dangereuses pour les petites qu’une chute tuerait à coup sûr.
Quelles étaient ses obligations ? Régner sur Irin signifiait sûrement agir mais comment et sur quels éléments ? La forêt se passait bien d’elle. Chaque elfe semblait savoir ce qu’il avait à faire. Nul ne venait lui demander quoi que ce soit. Elian n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle devait faire.
La lune passa et aucun elfe n’était venu la trouver. Tous les jours, elle volait du lait, redonnant les pots vides en échange. Le fermier lui en laissait désormais sur le bord de sa fenêtre, comme une offrande à un visiteur inconnu.
- Voici Héményel, annonça le tailleur alors qu’elle finissait de passer les habits neufs. C’est l’assistant du cordonnier.
- J’ai amené des bottes en conformité avec la stature indiquée par Raphaël : une femme de petite taille, fine et bien proportionnée.
Elian sourit. Même s’il ne connaissait pas ses traits, le tailleur devait se l’imaginer parfaitement dans son esprit. Le vêtement lui allait à merveille. Elle remonta le masque sur son nez, rabattit ses cheveux sous le manteau, fit en sorte que le pendentif d’assassin soit bien visible sur la tunique de lin noir, mit la capuche en place puis se dévoila.
- Magnifique, dit le tailleur en apparaissant tandis que l’assistant cordonnier blêmissait. Ah oui ! Je ne lui ai pas précisé que tu étais assassin. Juste une cliente.
Elian sourit tandis que le tailleur lui tournait autour, touchant les coutures par endroit.
- C’est un peu lâche, là, annonça-t-il avant de prendre son matériel afin d’ajuster.
Elian resta stoïque tandis qu’il vérifiait chaque pans, l’assistant devenant blanc comme neige.
- J’ai fini, annonça-t-il au bout d’un moment. Les bottes te conviennent-elles ?
- Non, répondit directement Elian. Elles sont trop rigides, trop basses et la semelle est trop bruyante. Il me les faut plus souples, montant jusqu’au genou et en semelles silencieuses. J’ai besoin de me déplacer en toute discrétion et avec souplesse.
- Cela se comprend, affirma le tailleur. Héményel ? Tu as compris ses besoins ? Tu transmettras à ton maître ?
L’adolescent resta pétrifié.
- Héményel ? insista Raphaël.
L’adolescent sursauta avant de bafouiller :
- Souples, hautes et silencieuses. Je transmets. Je reprends celles-là ?
- Non, dit Elian. Je te les rendrai en échange des autres.
Elle ne voulait pas que ses vêtements elfiques, portés en dessous, soient vus par quiconque. Héményel fit une révérence de qualité médiocre avant de s’éloigner en tremblant, encore sous le choc.
- Ça va faire sa soirée, dit Elian en souriant.
Raphaël rit avant de redevenir sérieux.
- Assassin ?
- Oui ?
- En échange du vêtement…
Elian transperça le tailleur du regard. Avait-il du travail pour elle ? Lui, un simple tailleur ?
- À chaque nouvelle lune, un homme de main de Crasp vient me prendre une partie de mes bénéfices en échange de sa protection contre… lui-même, je suppose.
Une petite frappe cherchant à se faire un peu d’argent sur le dos de pauvres gens. Elian détestait ce genre de personnages.
- Nous avons déjà appelé le royaume à l’aide. La milice est venue… et est repartie, les poches plus lourdes qu’à l’aller.
Elian ricana. Corruption. Trop facile.
- Je suppose qu’il ne s’en prend pas qu’à toi, lança Elian.
- Toute la ville te sera reconnaissante de ton implication. Je n’hésiterai pas à crier haut et fort ta responsabilité dans cette affaire.
Elian sourit avant de froncer les sourcils. Si elle acceptait, elle devenait le nouveau propriétaire des lieux, la criminelle en charge de ce village. Elle n’arrivait pas à être reine d’Irin. Tenir un petit village serait-il plus aisé ?
- Je vais t’aider, promit-elle.
- Je te remercie, assassin.
Elian sourit puis sortit par la fenêtre de toit, laissant le tailleur à ses aiguilles. Une surveillance lointaine lui permit de trouver quelques hommes de main, ivres, à la taverne du coin. Les suivre fut d’une simplicité sans nom. Égorger les dix ivrognes encore plus.
Elian échangea les pots de lait vides contre des pleins puis retourna à Irin. Elle retira ses vêtements neufs, heureuse de retirer ce poids inutile de ses épaules puis s’occupa des jumelles qui lui adressèrent de nombreux sourires.
La nouvelle lune apparut mais Elian ne se montra pas au tailleur. Son ventre avait grossi. Les vêtements moulants ne lui allaient déjà plus. Elle devrait attendre la naissance de son enfant avant de pouvoir se montrer au grand jour.
Elle n’en surveillait pas moins le village, prêtant attention aux nouveaux venus, vérifiant que personne ne prenait la place laissant vacante par le décès de la petite frappe. Plusieurs essayèrent et furent retrouvés égorgés dans des fossés. Les villageois parlaient beaucoup de l’assassin invisible. Elian sourit. Sa notoriété se faisait en son absence.
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- Que la lune et le soleil guident tes pas, Majesté.
Elian se tourna vers l’elfe qui venait de prononcer ces mots, premiers qu’on lui adressait depuis des lunes.
- Armand Thorolf arrivera en milieu de journée, annonça l’elfe.
- Que la lune et le soleil guident tes pas… ?
- Etithaël, se présenta-t-il.
- Quel est ton rôle à Irin ?
En dehors de baiser, pensa Elian qui avait compris qu’il s’agissait là de l’activité principale des habitants de la cité verte.
- Je suis nilmocelva. Les oiseaux m’ont informé de l’arrivée du roi de Falathon.
- Armand n’est pas roi, répliqua Elian avant de remercier Etithaël qui remonta en haut des arbres.
Elian fit en sorte que les jumelles soient propres, nourries et endormies au moment où Armand arriva. Dolandar sortit des arbres pour ordonner à l’escorte du faux roi de rester sur place. Le chef de la brigade gronda mais Armand le fit taire et accepta volontiers de s’avancer seul, prouvant ainsi la confiance qu’il avait en les elfes.
Elian salua Armand dès qu’il fut sous les arbres.
- Bien le bonjour, Thorolf, lança Elian.
Parler ruyem à Irin sonnait faux. Armand grimaça à l’absence de titre dans la salutation.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Elian, répondit Armand Thorolf dans un lambë atroce.
La reine nota l’absence réciproque de titre. Un prêté pour un rendu, rien de bien surprenant.
- En ruyem, c’est mieux, indiqua Elian.
- Cela fait bien longtemps, lança Armand en souriant. Bien de l’eau a coulé sous les ponts depuis qu’une apprentie de Moheel a refusé de m’accorder la victoire à un tournoi d’archerie.
Elian hocha la tête. Il lui semblait qu’une éternité avait passé depuis cet évènement. Entre temps, l’un comme l’autre était devenu roi. Mais l’un des deux était un usurpateur. Elian savait que l’échange ne serait pas simple.
Armand regarda ostensiblement son gros ventre et sourit. Il ne posa aucune question et Elian lui en sut gré. Elle n’avait guère envie d’en discuter.
- Je vous ai fait venir ici seul afin de m’assurer de ne pas être entendue, annonça Elian. Je conçois que votre sécurité rapprochée vous manque, mais ces derniers temps, difficile de savoir avec certitude où va la loyauté d’un garde ou d’une dame de compagnie.
Tandis qu’ils marchaient sous les arbres, Armand resta silencieux et fit la moue. Il n’aimait pas cela du tout.
- Les jumelles Eldwen sont en vie, bien à l’abri ici, à Irin, annonça Elian.
- Quoi ? s’exclama Armand en cessant de marcher. Nous les cherchons partout et… elles sont… chez les elfes. Pourquoi ?
Elian choisit de ne pas répondre à la question. Moins elle en révélait et mieux cela serait.
- Je n’ignore pas que cela fait de vous un usurpateur sur le trône de Falathon, indiqua Elian.
Armand frémit et tiqua, regardant autour de lui, cherchant clairement des gardes restés à l’orée du bois.
- Ceci n’était pas une menace mais une simple constatation, indiqua Elian, un énoncé de faits. Je ne vous accuse de rien bien au contraire. Vous avez pris le pouvoir en toute innocence. D’ailleurs, vous l’auriez également pris si les jumelles étaient toujours à Falathon, en tant que régent et non roi, c’est tout.
Armand acquiesça, content que la reine des elfes semble au courant des lois falathens.
- Quelqu’un a tenté de tuer les jumelles, rappela Elian. Des mercenaires ont été payés pour attenter à leur vie le jour-même de leur naissance et ce n’est pas vous.
Armand referma la bouche qu’il avait ouverte pour se défendre, ce qui n’était maintenant plus nécessaire.
- Vous les rendre maintenant serait dangereux.
- Je n’ai été victime d’aucune tentative de meurtre, d’aucun complot, annonça Armand. Ma famille n’a jamais été inquiétée.
- J’en suis ravie pour vous, assura Elian, mais l’agresseur de Brian et des jumelles reste là, quelque part, attendant le bon moment pour frapper.
- Qu’elles nous arrivent au moment où Althaïs aura saigné n’est pas une bonne solution non plus, rétorqua Armand. Une reine de Falathon ne peut décemment pas apparaître de nulle part sans rien connaître de son royaume.
- Assurément, approuva Elian. Tout comme je ne souhaite pas une guerre, ni entre Falathon et Irin, ni interne à votre royaume. Vous semblez remporter l’adhésion des nobles. C’est une bonne chose. Althaïs, le moment venu, pourra épouser votre fils Rouk, légitimant l’arrivée de votre famille sur le trône.
Armand se radoucit. L’idée lui plut.
- Un mariage royal arrangé n’est pas dans nos coutumes, maugréa Armand.
- Il n’est pas coutume que le grand-père soit assassiné par une dague de métal noir, le père empoisonné mortellement et la fille sauvée in extremis de la mort par des elfes des bois l’accueillant en leur sein.
Armand lui concéda ce point.
- Confiez-les moi lorsqu’elles auront atteint l’âge de raison, annonça Armand. Je les amènerai à ma demeure à Braat, à l’ouest. Je ferai d’elles les suivantes de mes deux petites filles.
- Vous n’avez pas de fille, fit remarquer Elian.
- Ça va venir, répliqua Armand. Je ferai en sorte d’en avoir. Les suivantes sont souvent plus âgées que les nobles dont elles s’occupent, de toute façon. En attendant, élevez-les en essayant de leur apprendre le ruyem, au minimum, et quelques valeurs humaines, si possible.
Elian fit la moue. Cela ne serait guère facile dans cet environnement mais elle comptait bien faire de son mieux. Armand continua.
- Je les amènerai à la cour. Elles recevront la même éducation que mes filles. C’est courant. Cela n’attirera pas l’attention. Elles feront cela sous un faux-nom, les protégeant ainsi des convoitises et leur permettant de grandir loin de toute cette agitation. Lorsqu’Althaïs saignera, son identité réelle sera dévoilée, l’union avec Rouk aura lieu et je lui donnerai ma couronne.
Elian hocha la tête. Le plan était bon, à condition de faire confiance à Armand.
- Je prendrai soin d’elles, promit Armand comme s’il venait d’entendre les doutes pensés par la reine des elfes. Je préfère que mon nom soit synonyme de roi par lignée directe que de cette manière fort peu convenable qui me vaut le faux titre de roi.
- Gouvernez avec sagesse, proposa Elian. Faites au moins honneur à ce titre que vous ne devriez pas porter.
- Je ferai en sorte de le mériter. Afin de permettre un meilleur lien entre nos deux peuples, je vous invite officiellement au mariage de mon neveu Frédéric avec la duchesse Anaïs Salind.
- Votre neveu est de sang royal. Comment peut-il épouser quiconque sans l’anneau d’Elgarath ?
- On s’en fout, grogna Armand qui semblait entendre cette question pour la millième fois. Ce n’est qu’un symbole d’un passé révolu. Brian a confié cet anneau à sa sœur, qui est morte plutôt que de révéler son emplacement. Elle a parfaitement bien rempli sa mission. Une journée a été décidée en commémoration de cet acte de dévotion ultime. L’anneau est perdu à tout jamais. La vie continue. Cette babiole ne sert à rien, de toute façon.
Elian cligna plusieurs fois des yeux puis sourit. Un poids de moins sur ses épaules. Elian refusa poliment l’invitation puis le faux roi humain retourna dans son palais et Elian retrouva les jumelles, rassurée de les voir encore endormies.
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Quelques lunes plus tard, Elian accoucha d’un magnifique petit garçon sous la surveillance de Ceïlan, délivrance surtout marquée par l’absence de Theorlingas qui agissait en elfe.
Trois enfants en bas âge... Elle nourrissait Lorendel au sein. Les jumelles consommaient désormais de la nourriture solide sous forme de purées de légumes.
Elian aurait aimé rester près des petits plus longtemps mais ses réserves en légumes touchaient à leur fin. Elle allait devoir retourner en ville.
Elle plaça les trois petits endormis près des bains chauds où de nombreux elfes baisaient, passa ses vêtements d’assassin lui allant désormais à merveille, puis se rendit en ville. Pour la première fois, elle s’avança sur la route principale, sans chercher à se cacher. Une femme se posta à ses côtés.
- C’est toi ? N’est-ce pas ? Celle dont parle Raphaël ! De nouveaux brigands nous soutirent nos revenus.
Elian soupira tout en hochant la tête. Elle élimina les bandits puis s’installa contre un bâtiment le long de la place centrale.
- Tes bottes, annonça Héményel en apparaissant près d’elle, tremblant de la tête aux pieds.
- Merci, Héményel, dit Elian en prenant les bottes.
Elle se retourna et les pieds masqués par son manteau long, retira ses bottines pour passer les nouvelles.
- Elles sont parfaites. Tu féliciteras le maître cordonnier. Il m’annoncera son prix dès qu’il le souhaitera.
- Ta protection couvre largement les frais, assura Héményel avant de s’éloigner après une révérence toujours aussi minable.
Elian resta quelques temps, saluant volontiers les habitants puis repartit, non sans être allée récupérer de nombreux légumes au marché.
- Cela doit être bien difficile, lui murmura une vendeuse après avoir refusé d’être payée.
- Quoi donc ?
- De concilier la vie de mère et d’assassin.
Elian cligna plusieurs fois des yeux puis comprit que tout le monde avait fait le rapprochement entre sa présence soudaine et la disparition mystérieuse de lait pendant plusieurs lunes, puis de légumes. Il ne fallait pas être grand enquêteur pour comprendre. Elian resta silencieuse puis retourna à Irin.
Lorsqu’elle arriva près de l’emplacement où elle avait laissé les enfants, elle retrouva les jumelles mais pas Lorendel. Où était son fils ? Un nourricier apparut, son bébé dans les bras.
- Je m’en suis occupé en ton absence, indiqua-t-il en la déshabillant des yeux.
- Je ne t’en ai pas donné la permission. Repose-le. Je t’interdis de poser les mains sur lui, cracha Elian, très en colère.
Le nourricier frémit puis posa tendrement le nourrisson calme et serein dans l’herbe.
- Je ne lui veux que du bien, assura-t-il.
- Ne t’approche pas de lui, gronda Elian.
- Comme tu veux, reine humaine, dit-il avant de disparaître gracieusement dans la canopée.
Reine humaine ? répéta Elian avant d’admettre que vu ses habits et son attitude, la dénomination était méritée. Elle retira ses atours d’assassin pour retrouver avec joie sa seconde peau elfique plus légère et bien plus agréable. Elle allaita Lorendel puis s’occupa des petites, terminant ainsi sa dernière portion de purée.
Au creux de rochers, elle fit un feu puis fit cuire les légumes avant de les réduire en purée afin de préparer le repas suivant. Dès le feu éteint, Dolandar apparut. Les bras croisés, ses yeux mécontents posés sur les braises encore fumantes, il ne cachait pas son désaccord.
- Si c’est pour me faire des reproches, va-t-en, gronda Elian.
- Pourquoi t’obstines-tu à t’en occuper ? Leur place n’est pas à Irin !
- Elles ne passeront pas toute leur vie ici, le rassura-t-elle. Dès qu’elles seront en âge de raisonner, elles partiront. En dehors du monde des hommes, elles sont en sécurité et disparaissent. Qui qu’ils soient, les jumelles sortiront de leur giron.
- L’effet serait le même si elles vivaient en ville auprès d’une famille de paysans, rétorqua Dolandar.
- Et risquer qu’une simple attaque de bandits les trucide ?
- La probabilité pour que…
- Autant qu’une elfe sous protection se fasse enlever et séquestrer enfant, tu veux dire ? C’est bien ton style, hein, de décharger ta responsabilité sur quelqu’un d’autre ! Elles sont sous ma protection et je compte bien remplir ma mission.
Dolandar se prit l’accusation de plein fouet. Il serra les dents de rage et de frustration.
- De plus, leur présence ici améliore nos relations avec Falathon.
- Nos relations avec Falathon sont très bonnes, répliqua Dolandar.
- Bonnes ? répéta Elian abasourdie. Bonnes ? Tu as conscience que lorsqu’ils ont demandé notre aide, Irin le leur a refusé, n’est-ce pas ?
- Nous les avons soutenus pendant tout le conflit contre les elfes noirs, tant au sud que sur les murailles de Tur-Anion ! se défendit Dolandar. Sans notre soin à la trouée, les orcs auraient envahi leurs terres.
- Les dissidents, oui, des rebelles. Irin a refusé, se payant même le luxe de séquestrer l’ambassadrice venue demander de l’aide à ses alliés, avant de la livrer à leurs ennemis pour qu’elle soit égorgée sous ces même murailles !
Dolandar ne sut que répondre.
- Nos relations avec Falathon sont très mauvaises, en conclut Elian. Ce que je fais leur prouve que nous nous sentons impliqués, que nous ne restons pas les bras croisés, que nous cherchons à nous amender.
Dolandar grimaça. Il n’aimait pas ça mais n’avait aucun argument à opposer. Il choisit de changer de sujet.
- Pourquoi les villageois te donnent-ils le fruit de leurs récoltes ?
- Tu me suis maintenant ?
- Elian, pourquoi t’offrent-ils toutes ces choses ?
- Parce que je les ai libérés de personnes qui leur en demandait bien davantage.
- Tu as gentiment demandé à ces brigands de partir et ils l’ont fait ?
- Ils sont toujours là, la gorge ouverte, leur sang nourrissant la terre.
Dolandar frémit. Sa mâchoire trembla.
- Elian, je t’en supplie, cesse cette folie. Rends ces enfants à leur peuple et rejoins-nous.
Elian lui envoya un regard noir avant de murmurer :
- Si être un elfe signifie rejeter ses responsabilités, alors je préfère autant ne pas en être un.
Dolandar avala difficilement sa salive puis s’éloigna, dépité. Elian essuya la larme qui coulait sur son visage et serra le poing. Elle devait s’occuper des jumelles. Protéger les filles du frère de son amie morte par sa faute était sa mission. Elle ne faillirait pas, quoi qu’il en coûte.
La difficulté augmenta d’un cran lorsqu’Althaïs, l’aînée, décida de commencer à explorer son environnement en marchant à quatre pattes. La quitter devenait impossible. Le danger était trop grand. Elle mettait tout à la bouche : baies comestibles ou dangereuses, champignons consommables ou empoisonnés.
À court de nourriture, elle plaça Lorendel contre son ventre, Katherine sur son bras gauche et proposa sa main à Althaïs, qui marcha à côté d’elle en se tenant fort, sous les encouragements de sa nourrice. En ville, nul ne lui fit de remarque. Les villageois s’attendaient à la voir entourée d’enfants.
- Trois petits ? dit la marchande de légumes. Ben ma pauvre ! Ta vie ne doit pas être simple. Je ne te l’envie pas.
Elian sourit sous son masque, appréciant l’empathie de la femme avenante.
- Quelqu’un est là pour toi, annonça la femme en désignant du menton l’espace derrière Elian.
Elian se tourna pour constater la présence d’un autre assassin. Il était doué pour qu’elle ne l’ait pas remarqué en arrivant.
- Laisse-moi tes petits en garde, continua la paysanne. J’en prendrai soin le temps que tu discutes. J’en profiterai pour leur donner des vêtements des miens.
Elian observa Althaïs qui, accrochée au bord de la pompe à eau, riait de l’eau tirée par une adolescente.
- La dame va prendre un peu soin de toi. D’accord, Kate ?
La petite gazouilla tandis que la femme la prenait avec douceur et tendresse. Elle attendit mais Elian lui fit signe « non » de la tête. Aucun humain ne toucherait jamais à son fils. C’était hors de question. Lorendel, masqué sous le manteau lourd, resterait à jamais invisible.
De ce fait, il attira la curiosité des villageois sur lui, invisibilisant par là-même les jumelles, leur offrant la sécurité nécessaire à leur anonymat.
- Al ? Je vais m’éloigner un peu. Tu es en sécurité ici. Tu peux jouer.
La petite sourit pleinement puis explosa de rire tandis qu’un filet d’eau courait sur ses pieds nus. Elian s’avança vers l’assassin.
- Bien le bonjour, lui dit-il en posant un regard scrutateur au pendentif bien visible. Identité ?
- Elian, annonça-t-elle.
- Tu n’as pas demandé l’autorisation au maître de guilde pour t’approprier ce village.
- Si tu savais qui je suis, tu saurais que je n’ai pas pour habitude de demander l’autorisation pour faire quoi que ce soit.
- Reine des elfes, oui, je sais, répliqua-t-il en souriant.
Reine des elfes, répéta Elian dans sa tête. Elle ne vivait même pas à Irin mais au sol et elle ne voyait jamais d’elfe. Titre honorifique sans lien avec la réalité.
- Je viens récupérer le tribu.
- Le tribu ? Quel tribu ?
- La part de ce que les villageois te donnent en échange de tes services et qui revient à la guilde, expliqua gentiment l’assassin.
- Ils me donnent quelques légumes, annonça Elian. Tu es sûr qu’Arnaud en veut ?
- Tu échanges… ta protection contre des courges et des carottes ? s’étrangla l’assassin.
- Mes vêtements m’ont été offerts aussi mais je peux difficilement donner une botte à Arnaud, tu en conviendras.
Il dévisagea Elian des yeux avant de soupirer.
- La guilde pourrait t’offrir mille fois mieux que ça mais bon… Tu ne peux pas te faire payer aussi peu. Tu es assassin officiel.
- Je n’ai pas besoin d’argent.
- La guilde, si, répliqua l’assassin.
- Mon tribu s’élève à quelques choux. Tu en veux combien ? Dix ? Vingt ? lança Elian, volontairement insolente.
L’assassin la fusilla des yeux.
- Ceci dit, si c’est de l’argent que tu veux, je sais où il y en a, précisa Elian. Ce n’est simplement pas une part du paiement qui m’est fait.
Il soupira avant de hocher la tête. Il la suivit à l’extérieur de la ville, au sous-sol d’une ferme abandonnée dans laquelle les brigands avaient trouvé refuge. Leurs corps se trouvaient toujours là, à moitié mangés par les loups, les corbeaux et les insectes.
- Super endroit ! gronda l’assassin.
Elian haussa les épaules avant de lui désigner des coffrets et des bourses par terre sur la paille. Il les ouvrit et soupira.
- Ce sont des pièces de bronze. Il n’y a même pas de quoi me rembourser du prix du voyage.
- C’est ce que les villageois payaient à ces brigands. Tu es dans une petite ville de province. Tu crois quoi ? Il n’y a pas de riche marchand ici !
- Je ne peux pas m’encombrer d’autant de pièces. C’est trop lourd et pas rentable. As-tu fouillé les brigands ?
- Non, admit Elian.
L’assassin soupira de plus belle avant de s’approcher des corps puants. Il prit leurs escarcelles et découvrit, ravi, des pièces d’argent.
- Ça, c’est acceptable, annonça-t-il avant de sortir.
- C’est bon ? Tu as eu ce que tu voulais ?
- Arnaud voulait avant tout s’assurer que tu étais bien officielle. Il a perdu son pari quant à l’identité du contrevenant. Tout le monde a perdu.
Elian ricana.
- Je suis curieux de savoir pourquoi une reine elfique a besoin de… Laisse tomber, je sais que tu ne me répondras pas.
Elian perdit tout sourire. Si son peuple la soutenait, elle aurait pu s’en passer. Seule, elle n’avait d’autre choix que d’utiliser les compétences et ressources à sa disposition.
- Bon courage, en tout cas, lança-t-il.
- Merci. Bon retour à Tur-Anion.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Elian, dit-il dans un lambë pas trop mauvais.
Il disparut et Elian n’eut plus jamais de visite d’assassins. Arnaud la laissait tranquille. Les petites appréciant la ville, Elian s’y rendit tous les jours. La nuit à Irin, la journée en ville, quelques soirées de fête chez les hommes, quelques journées à Irin pour équilibrer. Elian s’épuisait mais avec la sensation du travail bien fait.