Les trois enfants marchaient maintenant seuls. Lorendel, un vêtement avec masque et capuche cachant ses traits elfiques, attirait la curiosité des villageois. Althaïs et Katherine se fondaient admirablement dans la masse.
À Irin, Elian parlait exclusivement le lambë. En ville, seulement le ruyem. Si bien que les trois enfants, ayant bien saisi l’usage, ne se trompèrent jamais, usant des deux langues avec difficulté au départ puis de mieux en mieux.
- Maman ! hurla Katherine en pleurant.
La petite venait de tomber, poussée par un plus grand. Althaïs n’aurait pas hésité à lui rendre la pareille. Katherine, douce et timide, restait en retrait et servait souvent de victime. D’habitude, Lorendel, bien que plus petit, la protégeait mais le jeune elfe observait actuellement un papillon voleter à dix pas derrière Elian.
Elian prit volontiers la fillette dans ses bras, la câlina mais dès le retour à Irin, Elian plaça les deux fillettes devant elle avant de leur adresser la parole en ruyem, chose inédite en forêt. Ce qu’elle avait à dire ne pouvait être fait en lambë.
- Althaïs, Katherine, je crois… que j’ai manqué de clarté et je m’en excuse. Je ne suis pas votre mère. Je suis votre nourrice. Nourrice, répéta-t-elle en prononçant pour que les deux jeunes filles enregistrent bien le mot nouveau.
- Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Katherine dans son langage d’enfant.
- Je prends soin de vous. Je m’occupe de vous. Je vous protège, je vous nourris, je vous éduque mais je ne vous ai pas mises au monde.
- Et Lorendel ? demanda Katherine.
- Lorendel est mon fils, assura Elian. Tu ne t’en souviens pas parce que tu étais petite mais mon ventre était gros quand vous étiez bébé. Vous ne marchiez pas encore quand Lorendel est arrivé.
- Où est notre maman ? demanda Althaïs.
- Elle est morte en vous mettant au monde, annonça Elian tristement. Cela arrive, malheureusement. On n’y peut rien. Ce n’est pas votre faute. C’est comme ça. Enfanter est dangereux. Parfois, la femme n’y survit pas.
Althaïs et Katherine froncèrent les sourcils, leurs jeunes esprits tentant de comprendre les mots prononcés. Elles connaissaient le principe de la mort, voyant souvent Elian tuer les animaux nécessaires à les nourrir mais cela restait un concept complexe.
- Maman ! Regarde ! s’exclama soudain Lorendel.
Elian ne s’expliqua pas immédiatement pourquoi sa voix venait d’au-dessus d’elle. En levant les yeux, elle vit son fils, perché sur une branche à vingt pas de haut, tout sourire. Dolandar, juste à côté de lui, le surveillait comme du lait sur le feu, prêt à intervenir en cas de mauvais pas.
Les elfes étaient naturellement d’excellents grimpeurs et ne connaissaient pas le vertige. Elian fixa Dolandar qui soutint son regard puis se tourna vers Lorendel et lui lança avec un grand sourire :
- Magnifique mon fils ! C’est fantastique. Continue ! Amuse-toi.
- Je peux ? s’écria Lorendel, ravi.
- Oui, mon fils.
Lorendel disparut derrière une branche.
- Hé Dolandar ! appela Elian.
L’elfe blond se tourna vers elle.
- Il est sous ta responsabilité, lança-t-elle en insistant sur le déterminant possessif.
Le protecteur hocha la tête avant de disparaître à son tour dans les hautes branches.
- Maintenant, votre leçon, mesdemoiselles, annonça Elian. L’écriture !
Elian avait récupéré trois plateaux qu’elle avait rempli de sable. Dans les grains, elle traça les lettres et expliqua les sons. Katherine se montra extrêmement attentive. Althaïs, elle, se concentra difficilement, bougeant en tous sens.
La leçon d’orientation plut bien davantage à Althaïs. Katherine se plaignit. Elle aurait préféré continuer à apprendre la signification des sons et comment les former avec des dessins.
Lorendel étant de retour avec Dolandar, il raconta son parcours dans les arbres et les merveilles d’Irin, les chants, les couleurs, les odeurs, le tama !
- Je pourrai y retourner, dis, maman, s’il te plaît ? supplia l’enfant.
La phrase, dite principalement en lambë mais agrémentée du mot « maman » en ruyem, sonnait étrangement.
- Bien sûr, répondit Elian. Irin est ta maison. Tu y vas aussi souvent que tu veux.
- Merci, maman ! s’écria Lorendel en lui sautant dans les bras.
- Nouvelle leçon, annonça Elian en tendant un bâton aux trois enfants. Le combat rapproché.
Dolandar resta pour écouter et intervint même de temps en temps sur l’insistance de Lorendel pour servir d’adversaire au jeune elfe. Les jumelles étant fatiguées, Elian mit fin à la leçon.
- Oh non ! s’exclama Lorendel. Encore ! Je ne suis pas fatigué, moi !
Le jeune elfe commençait à se régénérer au lieu de dormir. Ce n’était que le début mais cela promettait des journées épuisantes.
- Althaïs, Katherine, vous restez là. Reposez-vous. Katherine, tu peux en profiter pour tracer des dessins. Althaïs, regarde le soleil et vois comme il se déplace. Je vais à Irin avec Lorendel. Soyez sages, précisa-t-elle alors que Lorendel hurlait de joie.
- Tu viens à Irin ? Je suis si content. Je vais pouvoir tout te montrer. Tu verras comme c’est beau !
- Je suis déjà allée à Irin, Lorendel, précisa Elian.
- Ah bon ? dit l’enfant, déçu.
Dolandar sourit.
- Allez, viens ! lança Elian et Lorendel la suivit.
Après un long moment, le jeune enfant, enfin fatigué, demanda :
- C’est long ! On va où ?
- Nous y sommes presque, assura Elian.
Quelques branches plus loin, ils étaient arrivés.
- Que la lune et le soleil guident vos pas, messieurs, lança Elian.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Majesté, répondirent-ils les uns après les autres.
- Pourquoi est-ce qu’ils t’appellent Majesté ? demanda Lorendel.
- Je viens pour lui, précisa Elian.
Les elfes détaillèrent le jeune homme puis la nature se mit en mouvement. Elian supposa qu’ils s’étaient mis à chanter. Pour sa part, elle n’entendait rien.
- Parce que je suis la reine d’Irin, mon chéri, répondit Elian.
- Tu es… la… reine ? bafouilla Lorendel, visiblement perdu. Ah bon ?
Elian hocha la tête.
- Tu devrais regarder ce qui se passe, précisa-t-elle.
L’esprit de l’enfant, accaparé par le spectacle vivant sous ses yeux, en oublia cette histoire de reine. Après quelques instants, Lorendel se vit offrir un habit elfique sur mesure.
- Tu te laves d’abord, jeune homme ! gronda Elian.
Lorendel ricana puis hocha la tête. Ensemble, ils se rendirent aux bains. Lorendel joua longuement dans l’eau près d’Althaïs qui grignotait des fruits secs et Katherine qui s’amusait à créer des formes dans le sable avant de l’effacer et de recommencer. Enfin propre et sec, il passa le vêtement avec l’aide de sa mère.
- Ouah ! s’exclama-t-il. C’est super agréable ! C’est doux !
Il grimpa sur les rochers alentours avec grâce et souplesse avant de redescendre.
- Il me protège ! s’enthousiasma l’enfant. Je n’ai plus mal aux pieds, ni aux genoux. Les ronces ne me blessent plus. C’est trop bien !
Il s’élança vers les jumelles qui touchèrent l’habit en souriant.
- Et vous auriez vu comment il a été fait ! C’était fantastique. Des…
- Lorendel ! gronda Elian. Non. Les humains n’ont pas à savoir.
Pour la première fois, le jeune elfe était confronté de plein fouet à la différence. Les jumelles ne s’en offusquèrent pas. Elles haussèrent les épaules avant de reprendre leurs activités. Lorendel se reposa près de Katherine mais fut rapidement de nouveau en forme.
- Dormez, les filles, ordonna Elian après le repas. Demain, il nous faudra aller en ville.
- Lorendel ? Tu viens ? lança Dolandar en apparaissant.
Sous le regard bienveillant de sa mère, le jeune elfe suivit son aîné dans les hautes branches. Les jumelles s’endormirent rapidement. Elian se retrouva seule. Ce calme était inhabituel et appréciable, une clairière au milieu d’une forêt dense.
Elian resta immobile. Monter à Irin, pourquoi faire ? Et si les jumelles s’éveillaient et se retrouvaient seules dans l’obscurité totale ? Elian se prépara à une nuit tranquille.
Theorlingas apparut devant elle, tombant souplement d’une branche haute.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Majesté, dit le maître nilmocelva.
Elian ne l’avait pas vu depuis l’affaire des loups et des fourmis.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Theorlingas. Un souci ?
Venait-il demander son aide à sa reine dans un quelconque problème à Irin ? Il s’approcha d’elle doucement, s’arrêtant à la lisière de la bulle d’intimité, attendant clairement l’autorisation de la briser. Elian hésita.
- Tu as aussi le droit de penser à toi. Elles dorment profondément. Dolandar occupe Lorendel.
Elian devait reconnaître qu’un moment à elle ne serait pas de trop. Elle aurait préféré passer du temps avec Ceïlan. Cet amour avec son frère ne lui étant pas imaginable, elle hocha la tête, l’acte intime avec Theorlingas lui permettant d’enfouir plus profondément ses sentiments puissants et contre nature.
Se reconnecter à elle-même lui fit un bien fou et ce fut avec le sourire qu’elle retrouva les jumelles au matin, Theorlingas retournant à ses araignées, ses papillons et ses ours.
- On va en ville, annonça Elian qui manquait de viande, de légumes et qui voulait faire un cadeau à Lorendel.
Les fillettes passèrent leur manteau léger et Lorendel commença à retirer sa tunique moulante.
- Lorendel, non. Garde tes habits elfiques. Passe juste les atours humains par dessus, comme moi.
- Mais maman ! chouina le petit. J’ai chaud !
- Je comprends, mais les vêtements elfiques offrent ça.
Ce disant, elle dégaina sa dague et trancha le bras de l’enfant de sa lame, faisant sursauter le garçon qui observa, abasourdi, la manche intacte.
- Garde-les. Ils te protègent !
Lorendel hocha la tête avant de remettre sa tunique en place. En ville, il garda sa capuche et son masque bien en place. Enfant caché près d’un assassin adulte, il attirait l’attention et les regards de côté pendant que les jumelles jouaient sans risque auprès des autres enfants.
Après avoir prévenu les filles qu’elle s’éloignait avec Lorendel, Elian sortit de la ville, son fils sur les talons. Au bout d’un moment, elle lui demanda de rester sur place, disparut quelques instants avant de revenir et de lui tendre un objet.
- C’est pour moi ? s’exclama l’enfant en découvrant la dague.
Il lui sauta au cou de joie puis Elian l’emmena jusqu’au cordonnier à qui elle demanda une ceinture avec fourreau sur mesure pour l’enfant. Lorendel reçut son second présent quelques temps plus tard. Dolandar et Elian lui apprirent à s’en servir, le lien entre la reine et son protecteur se raffermissant doucement.
Theorlingas venait de temps en temps et Elian ne refusait jamais sa présence. Lorendel disparaissait de plus en plus dans les hauteurs. Althaïs et Katherine réclamaient davantage de ville. L’aînée se battait avec les garçons, courait les champs, sautait sur les murets. La cadette adorait les bals, la musique, la danse et la couture. Son écriture dans le sable était parfaite. Ne lui manquait plus qu’à découvrir le papier, la plume et l’encre.
Un soir, de retour de la ville, Elian demanda :
- Rappelez-moi l’ordre des titres de noblesse.
- Je peux rejoindre Dolandar ? demanda Lorendel.
- Je te conseille de rester, indiqua Elian sans rien forcer. Cela risque de t’intéresser.
Lorendel s’accroupit et attendit, curieux. Elian fixa les filles, attendant leur réponse.
- Roi et reine, commença Katherine tandis qu’Althaïs soufflait.
- Et ensuite ?
- Duc, duchesse puis comte et comtesse, marquis et marquise et enfin baron et baronne, énuméra Katherine qui adorait montrer qu’elle savait.
Althaïs soupira. Ces choses-là l’ennuyaient profondément.
- Vous vous situez où là dedans ? interrogea Elian, prenant les fillettes par surprise.
- Vu qu’on vit au milieu d’une forêt, je dirai, nulle part, lança Althaïs.
- Je vis au milieu d’une forêt et je suis reine d’Irin et comtesse de Falathon. Comme quoi, l’un et l’autre ne sont pas incompatibles.
- Tu es… reine d’Irin ? répéta Katherine abasourdie.
- Et moi, je suis reine de Falathon, répliqua Althaïs d’un ton ironique.
- Oui, en effet, dit Elian.
- Quoi ? dit Lorendel.
- Votre mère, Yillane de Baladon, porteuse du sang royal, était reine de Falathon. Elle est morte en vous mettant au monde. Votre père, Brian Eldwen, est mort peu après, assassiné.
- Ça veut dire quoi, assassiné ? demanda Katherine.
- Tu ne sais pas ce que veux dire assassiné alors qu’Elian est une assassin ? gronda Althaïs. T’es demeurée ou quoi ?
- Assassiné, ça veut dire tué par quelqu’un, expliqua Lorendel.
- Tu as tué notre père ? pleura Katherine.
- Bien sûr que non ! s’étrangla Elian. Brian était mon roi et le frère de ma meilleure amie. Je ne lui aurais jamais fait le moindre mal !
- Qui a tué notre père ? demanda Althaïs.
- Si seulement je le savais… commença Elian avant de soupirer et de reprendre : Les gens qui ont tué votre père ont essayé de vous égorger le jour même de votre naissance. C’est pour vous protéger que vous m’avez été confiées. Cependant, la future reine de Falathon et sa sœur ne peuvent décemment pas vivre dans une forêt toute leur vie. Vous devez apprendre… à être humaines, tout simplement. J’ai fait ce que j’ai pu. J’ai été votre nourrice. Vous êtes maintenant assez grandes.
- Maman ! Elles… vont partir ? comprit Lorendel, les yeux mouillés. Kate !
- Elles doivent partir, insista Elian. Elles doivent apprendre à être des dames, à parler, à bien se tenir, à s’habiller, à se coiffer, la politique, la stratégie, l’étiquette. Toutes ces choses que j’ignore.
- Je vais devenir reine ? lança Althaïs, les dents serrées, visiblement apeurée.
- Non, tu es trop petite, la rassura Elian. Votre oncle, Armand Thorolf, tient le trône en attendant que tu sois en âge de le prendre.
- Quand devrais-je être reine ? demanda la petite, inquiète.
- Quand tu saigneras, annonça Elian.
Les trois enfants jetèrent un regard d’incompréhension à Elian. Aucun des trois n’avait la moindre idée de ce dont elle parlait et pour cause, les menstruations n’existaient pas chez les elfes.
- Les femmes humaines saignent toutes les lunes à partir du moment où elles peuvent procréer… porter et donner la vie.
- Ah bon ? lança Katherine.
- Vous avez le temps avant que ça arrive. Ne vous inquiétez pas, tenta de les rassurer Elian mais constatant à leurs visages qu’elle n’y parvenait pas vraiment. En attendant, vous irez vivre à Braat. C’est une ville très à l’ouest de Falathon, non loin de l’océan. C’est le fief d’Armand Thorolf. Vous y deviendrez les suivantes de ses filles. Althaïs, tu seras Adelaïde de Farth et toi, Katherine, tu porteras le nom de Caroline Pomly. Vous suivrez les filles Thorolf partout, suivant les même leçons qu’elles, sans jamais dévoiler votre identité réelle, pas même à elles.
- Et le jour où je saignerai, je deviendrai reine, répéta Althaïs. Nous partons quand ?
- Demain matin, annonça Elian qui avait reçu l’annonce de l’arrivée de la délégation humaine la nuit dernière.
- Kate part demain ? s’étrangla Lorendel avant d’aller l’enlacer tendrement. Tu vas tellement me manquer !
- Toi aussi, mon frère, dit-elle en pleurant.
Althaïs observa les effusions sentimentales d’une grimace dégoûtée. Elian comprit qu’elle était déjà partie. Elle ne cachait pas détester Irin. Pouvoir enfin vivre dans une vraie maison, avec des murs et un toit ressemblait fort au paradis pour elle. Katherine, au contraire, adorait la nature et vivre dehors. Elle passait beaucoup de temps à jouer avec Lorendel, même si ces deux-là ne partageaient finalement que peu, Katherine détestant se battre là où Lorendel pouvait passer des heures à affiner ses compétences à la dague ou à l’épée.
À l’aube, sous une pluie battante, les deux fillettes montèrent dans une voiture neutre sans escorte particulière n’attirant pas l’attention et filèrent plein ouest, laissant un grand vide autour d’Elian.
- Montons, proposa Elian.
Lorendel rejoignit avec bonheur les quelques elfes autour de son âge tandis qu’Elian observait Irin, désœuvrée. Et maintenant ? Qu’était-elle censée faire ? Le néant la percuta de plein fouet.
Elle savait ce qu’on attendait d’elle : qu’elle baise, le plus souvent possible. Ils pouvaient aller se faire voir. Même pas en rêve ! S’offrir à ces égoïstes ? Certainement pas !
Elian se sentait chez elle à Irin et pourtant, elle n’avait qu’une envie : s’en aller. Courir les routes, sentir le vent sur son visage, s’éloigner de ce trône imaginaire, des rumeurs, des murmures, des obligations.
Elle avait besoin de se sentir utile, de servir à quelque chose, mais pas en écartant les cuisses. Irin méritait qu’on s’occupe d’elle. Elian y pensa longuement puis prit sa décision. Dès le lendemain, elle annonça à Lorendel :
- Je vais partir quelques temps, mon ange. Obéis à Dolandar. Il prendra bien soin de toi.
- Tu vas où ? demanda l’enfant que l’éloignement de sa mère ne semblait pas trop affecter.
Il jouait souvent des journées durant avec les autres membres de la communauté. Il savait s’occuper. Elian ne lui était plus nécessaire.
- À un endroit où tu ne peux pas aller, assura-t-elle. Sois sage !
Lorendel hocha la tête.
- Je t’aime, mon fils, dit Elian en ruyem.
- Je t’aime, maman, répondit Lorendel.
Il l’embrassa puis partit jouer.
- Où vas-tu ? demanda Dolandar en apparaissant.
- À Dalak, indiqua Elian.
Il plissa les yeux.
- Je t’accompagne.
- Non. Ta mission est de prendre soin de Lorendel.
- La communauté…
- C’est à toi que je le confie, pas à une communauté imprécise. Il est sous ta responsabilité.
- Je suis ton protecteur, pas le sien, gronda Dolandar.
- Je n’ai pas besoin de protection là-bas.
- Les elfes noirs ne sont pas nos alliés.
- Mon but est que cela change.
- Ta place est ici.
- Non, le contra Elian. Cette discussion est terminée. Tu prends soin de Lorendel. Je pars seule pour Dalak. Ce n’est pas négociable.
Dolandar fronça les sourcils avant de s’éloigner, très en colère.
Le lendemain, à l’aube, Elian partit plein est. Rapidement, elle atteignit le lac Lynia et fut subjuguée. Jamais elle n’avait vu l’immensité bleue. Elle l’avait pourtant traversé à deux reprises mais la première fois avec un sac sur la tête et la seconde sous la torture de Khala. Elle n’avait guère eu le temps d’admirer le paysage.
L’eau s’étendait jusqu’à l’horizon. Elian avait déjà vu des étangs et s’était imaginée que le lac Lynia y ressemblait. Il n’en était rien. Sa grandeur était telle qu’en plein centre, on ne voyait pas la terre. Elian resta un très long moment, debout, à contempler cette merveille de la nature.
Une présence près d’elle la fit bouger. Un elfe lui tendit du lyma encore humide, probablement tout juste sorti des profondeurs marines. Elian s’en saisit et le plaça dans sa bouche. Le goût la prit par surprise. Habituée à la version sèche et agrémentée de miel, elle sursauta. Nature mais frais, le lyma était incomparable. Elian en frémit de plaisir. Ce n’était ni sucré, ni salé, ni amer, ni acide. C’était, tout simplement, bon. Elian aurait bien été en peine de décrire avec des mots ce qu’elle ressentait. Elle prit le reste du don et l’avala doucement, en savourant, tout en observant le lac.
Enfin, elle se décida à bouger. Elle contourna le lac par l’ouest pour se retrouver face au fleuve Vehtë. À cet endroit, les rapides grondaient. Agilement, Elian sauta de rochers glissants en rondins flottants pour traverser sans se mouiller.
De l’autre côté, elle se fit mordre par les terres sombres, sensation horriblement douloureuse. Sa vie lui était ôtée de l’intérieur. Son énergie ainsi retirée diminuait sa capacité de lutte contre la blessure de métal noir, ravivant des douleurs éteintes depuis longtemps.
Elian grimaça avant de poursuivre, en prenant soin de marcher sur le bord de l’eau afin de profiter de la vie foisonnante du lac.
Elle parvint au camp de pêcheurs des elfes noirs, bâti intégralement sur l’eau via des pontons, des maisons sur pilotis et des huttes flottantes, petit village impressionnant de simplicité et de calme.
Aucun lien physique ne reliait la berge et l’assemblage en bois. Des barques attendaient d’être utilisées mais elles se trouvaient appontées au village et non sur la berge noire et sèche.
Les elfes noirs se rendirent compte de sa présence. L’un d’eux emprunta une embarcation poussée par une perche et s’approcha d’elle.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, dit-il dans un lambë parfait. Tu es bien loin de chez toi. Tu es perdue ?
- Que tes nuits soient sombres, répondit Elian en amhric. Absolument pas. J’aimerais aller à Dalak. L’un de vous pourrait-il m’y mener ?
Le pêcheur secoua négativement la tête.
- La prochaine livraison n’est pas prête.
- Je ne suis pas pressée, assura Elian. Je peux attendre.
Il haussa les épaules avant d’accoster, laissant Elian le rejoindre à bord afin de lui offrir un refuge contre le mal sombre le temps que la pêche soit terminée. Elian passa plusieurs jours sur l’eau sans interagir avec les pêcheurs qui ne lui adressèrent pas la parole, réparant leurs filets, nettoyant leurs bateaux, colmatant les brèches, entretenant le village, salant les poissons.
Finalement, la quantité de poissons fut suffisante. Le chargement fut placé sur une grande embarcation à fond plat sur laquelle grimpèrent deux pêcheurs et Elian sur l’invitation cordiale des elfes noirs. Ils firent un arrêt au bord du lac, sur la rive sud, pour arracher des plantes marécageuses sortant de l’eau dont ils firent quelques bottes qu’ils rajoutèrent au chargement avant de reprendre leur chemin.
La descente du fleuve Ruvuma fut lente mais tranquille, entre les marécages pullulant de vies empoisonnées et les terres sombres.
Elian réalisait ce trajet pour la seconde fois mais les conditions bien différentes lui permirent de profiter du paysage, du calme, du silence. Les deux pêcheurs jouaient aux osselets, chantaient, discutaient ou observaient muets l’horizon. Elian se sentait bien.
Un simple ponton annonça l’arrivée. Une charrette simple les attendait. Elian ne vit aucun animal prêt à y être attelé. Les deux pêcheurs amenèrent le véhicule sur le ponton large et transférèrent la précieuse cargaison.
- Nous ne pouvons nous permettre de jouer les nourrices, indiqua un des pêcheurs. Cette cargaison doit arriver au plus vite. Chaque instant perdu est une catastrophe. On ne s’arrête jamais. Toute pause est synonyme de mort. Si tu ne t’en sens pas capable, laisse tomber dès maintenant. Nous t’indiquerons lorsque la moitié du chemin sera parcourue. Avant cela, tu peux encore retourner en arrière.
- Après, je suis obligée de terminer, comprit Elian.
- Si tu tombes, aucun de nous deux ne prendra la peine de s’arrêter pour te relever. Tu mourras seule ici. Nous acceptons de te guider, pas de te tenir la main, précisa le second pêcheur.
Elian hocha la tête.
- Je suis prête, annonça-t-elle.
- Parfait, répondirent-ils.
L’un des deux s’attela devant pour tirer, l’autre derrière pour pousser. Alourdis par leur cargaison, leur vitesse de marche était lente. Elian les suivait sans difficulté. Elle se prit à penser que, malgré la douleur grandissant dans son épaule, la marche serait facile.
Lorsque le soleil fut au zénith, Elian grimaçait. La première nuit fut pénible. Le froid mordant, le vent sec, le vol de vie interminable, insistant, pénétrant, impitoyable, Elian s’en voulut. Pourquoi s’être elle-même mise dans cette galère ?
Le soleil se leva sur des terres noires, sombres, dépourvues de toute vie, de tout chant d’oiseau, de bourdonnement d’insectes. La mort, voilà ce qui régnait ici.
- Nous venons de passer le point de non retour, annonça le pêcheur à l’arrière.
Elian grimaça. Maintenant, c’était marche ou crève. Il n’y avait plus d’échappatoire. L’objectif ou rien.
Au zénith, Elian peinait à suivre les pêcheurs qui, intraitables, avançaient, sur un rythme cadencé et imperturbable. Elian admira leur force, leur puissance, leur courage.
À la nuit tombante, Elian ne put qu’admettre l’évidence. Elle se faisait distancer et ils ne ralentissaient pas pour elle. Leur cargaison importait bien davantage qu’une étrangère assez stupide pour traverser les terres sombres malgré leurs nombreux avertissements.
L’écart grandit tandis que la lune poursuivait sa route dans le ciel et enfin, les pêcheurs disparurent à l’horizon. Se repérant aux étoiles, Elian poursuivit sa route en gardant le cap.
À l’aube, des montagnes se dessinèrent au loin. Chaque pas plus difficile que le précédent, Elian puisait dans ses dernières ressources. Atteindrait-elle seulement Dalak ?
Assoiffée, affamée, l’épaule en feu, elle n’en voyait pas le bout. Elle voulut s’arrêter afin de respirer, souffler un instant. Ils l’avaient mise en garde : toute pause est synonyme de mort. Elle choisit de les croire et lutta contre elle-même.
Le néant délimitait la limite. D’un côté, les terres sombres. De l’autre, des terres sèches marrons. Elian passa la frontière invisible et s’écroula, à bout de forces. Elle s’éveilla sur une paillasse dans une hutte en bois.
- Tu nous as fait peur, annonça Saelim. Ravi de te revoir parmi nous. Tiens.
Elle but avidement l’outre d’eau entière. Le morceau de poisson fut plus difficile à ingérer mais elle l’avala en serrant les dents, consciente de l’immense don qu’il représentait. Elle détestait manger des animaux, préférant les plantes. Ce morceau-là lui sembla vraiment immonde, bien plus que d’habitude, et le consommer ne l’aida en rien à se sentir mieux. Par pure politesse, elle remercia Saelim en se promettant de ne plus jamais en avaler.
- Que me vaut l’honneur de ta visite, Majesté ? demanda Saelim.
- J’aimerais créer un lien entre nos deux peuples. Je voudrais apprendre à vous connaître… autrement que par les sous sols du quartier général.
- Nous n’avons rien à offrir, je le crains, maugréa Saelim.
- Laisse-moi me promener, découvrir ton peuple. Ce que vous pouvez offrir n’est peut-être pas matériel. Une connaissance, un savoir peut valoir de l’or.
Saelim haussa les épaules. Il doutait qu’Elian put être intéressée par quoi que ce soit à Dalak.
- Tu es libre d’aller et venir, indiqua Saelim. Ta présence ne nous dérange pas.
Elian le remercia d’un hochement de tête et d’un sourire.
- Où est Dolandar ? interrogea Saelim.
- À Irin, répondit Elian.
- Tu as réussi à t’en débarrasser ? Par quel miracle ?
- Je lui ai ordonné de rester là-bas. Je n’ai pas besoin d’une escorte. Je n’ai jamais quitté les terres elfiques lors de mon voyage. Je ne risque rien.
Saelim la transperça des yeux.
- Tu n’es pas un elfe ? gronda Elian. Encore une fois, qu’importe la couleur de peau…
Saelim sourit avant de lancer gravement :
- Promets-moi de ne jamais traverser les terres sombres seule. Si tu t’écroules là-bas, tu meurs.
Elian hocha frénétiquement la tête. Elle comprenait très bien.
- Tu es sûre d’être en état de traverser, d’ailleurs ?
- Ma blessure rend les choses compliquées, expliqua Elian en se massant l’épaule droite, mais je peux le faire.
- Je suis désolé, annonça gravement Saelim.
- Pourquoi ?
- Parce que ton agresseur vit ici, parmi nous, à Dalak. J’ignore de qui il s’agit. J’ai tout essayé, en vain. Je ne suis pas accepté comme roi. Je suis tout au plus toléré. Les anciens nous ont entendu. Ils nous croient volontiers. Ils ont compris que leurs regards se tournaient vers des personnes malveillantes à leur égard. Cela n’a rien changé à leur attitude vis à vis de moi.
- De qui suivent-ils les ordres ?
- De personne. Chacun fait ce qu’il veut. Notre communauté fonctionne par castes. Le chef de chaque caste organise ses troupes. Les chefs se réunissent de temps en temps pour harmoniser l’ensemble. Je siège en temps que chef Tewagi.
- Au moins, tu es utile à ton peuple, affirma Elian. Moi, je ne sers à rien. Reine… super… Quel titre sans valeur !
- Au moins, ils te reconnaissent en temps que tel.
- Pfff… La reine humaine… Génial. Je ne comprends rien. Je ne vois rien. Je n’entends rien. Je ne sais rien. Je n’ai rien fait, rien décidé. Je suis censée gouverner, régler les problèmes. Au lieu de ça, le néant.
- Quel problème veux-tu régler ? demanda Saelim, surpris.
- Notre espèce est en voie d’extinction ! Notre nombre diminue sans cesse.
- Et tu es quoi ? Magicienne ? Comment veux-tu améliorer la fécondité des femmes ou les obliger à porter des filles en lieu et place des garçons ? Tu te donnes un objectif impossible.
- J’ose croire le contraire sinon à quoi bon ? s’exclama Elian.
- Ta jeunesse est rafraîchissante. Tu crois encore à l’impossible. Je t’envie. J’ai perdu espoir depuis bien longtemps. L’attaque de Tur-Anion a réduit notre nombre à si peu. Je cherche uniquement à ne pas en perdre davantage. Chaque accident est une tragédie. Chaque traversée des terres sombres ratée une catastrophe. Sous ma poussée, le conseil a mis en place des règles strictes. Les porteurs travaillent en binôme, ainsi que les glaciers.
- Tu as proposé et réussi à faire valider des changements qui ont empêché la situation de se dégrader. Moi, je n’ai pris aucune décision.
- Commence peut-être déjà par découvrir ton peuple. Va voir chacun de tes sujets. Demande-lui de se présenter et passe un peu de temps avec lui avant de passer au suivant. Sais-tu seulement combien d’elfes se trouvent à Irin ?
Elian dut admettre qu’elle l’ignorait. Aller vers eux n’était pas une mauvaise idée. Elle comprendrait peut-être mieux leur fonctionnement en s’y impliquant.
- Cela me plairait qu’ils se considèrent comme des individus et non des pions interchangeables. Comprendre ce qu’ils font, comment la ville fonctionne, qui fait quoi et comment, les liens, les causes, les conséquences… Je vais suivre ton conseil. Merci, Saelim.
- De rien, Majesté, répondit-il en lui lançant un clin d’œil.
Toutes ces choses, elle aurait dû les apprendre dans sa jeunesse, en vivant simplement là-bas. Tant d’efforts à déployer maintenant pour quelque chose qui aurait dû être inné. Theorlingas avait commencé à la former. Il allait falloir finir le travail. Cela prendrait du temps mais Elian ne manquait ni d’énergie, ni d’enthousiasme. Elle tenait à remplir son rôle. Elle manquait simplement de porte d’entrée. Celle-là lui plut.
- Tu me fais visiter ? lança Elian.
Saelim accepta volontiers pour lui montrer les elfes noirs éviscérer les poissons, les laver à l’eau d’un puits équipé d’une pompe à main, puis les traiter avec un immense respect afin d’en retirer la plus de chair possible. La nourriture fut emmenée plus loin. La peau fut séchée.
Plus tard, elle serait transformée en vêtement ou en chausses. Les arêtes les plus solides pouvaient servir d’aiguilles ou de bouton de veste.
Elian fut impressionnée par l’imagination et l’ingéniosité des habitants de Dalak. Elle n’aurait jamais pensé qu’un poisson permettait de créer tant de merveilles.
- Où va la nourriture ? demanda-t-elle.
- Vers les palais de coton.
- Seules les femmes mangent ? s’étonna Elian.
- Elles mangent en premier. Les restes vont aux enfants. Lorsqu’un jeune atteint l’âge de raison, on chante et on danse puis il a le droit de consommer un poisson entier. Ça sera son dernier repas.
Elian frémit. Son fils allait bientôt atteindre l’âge de raison et elle ne l’imaginait pas se priver à jamais de manger. Il n’était pas prêt à subir une telle épreuve. Il apprenait à se régénérer grâce à la nature mais le lien n’était pas assez solide pour permettre un jeûne complet.
- Tu n’as rien mangé depuis la fin de ton enfance ? comprit Elian.
Il lui avait dit que la nourriture était rare à Dalak mais jamais Elian n’avait imaginé à quel point !
- J’ai de la chance, indiqua Saelim. J’ai participé au siège de Tur-Anion alors j’ai pu me remplir le ventre. Puis à Irin, où la reine m’a gentiment fourni à manger puis dans le nord, où des nilmocelva m’ont fait porter de la nourriture. Je suis privilégié. Tout comme les trois anciens ayant vécu à L’Jor où la nourriture abondait. La plupart des elfes noirs n’ont en effet rien mangé depuis leur enfance.
Le pauvre homme travaillant le poisson à longueur de journée ne pouvait jamais goûter au résultat de son labeur. Elian ne vit aucun voleur, aucun tricheur. Aucun poissonnier ne tentait de s’accaparer un morceau pour lui.
- La vie des elfes noirs est rude, dit une voix à côté d’Elian.
Elle sursauta, ne l’ayant pas vu venir. Beïlan… Elle détestait la façon qu’il avait de tromper ses senseurs. Sans surprise, il arborait son apparence d’elfe noir tout en portant ses atours d’elfe des bois bien plus confortables que les peaux de poisson arborées par les elfes noirs. Le contraste était saisissant mais pas désagréable.
- Cette blessure te diminue beaucoup. Je n’ai pas cherché à te surprendre, précisa-t-il.
Elian grimaça. Le métal noir restait présent, en permanence, la douleur ne la quittait jamais. Elian l’enfouissait, la repoussait, mais elle ne disparaissait pas. Lutter lui coûtait énormément d’énergie, l’empêchant d’accorder à son environnement l’attention qu’il méritait.
- Tu ne devrais pas être là, critiqua Beïlan tandis que Saelim s’éloignait, se sentant de trop.
Elian ne répondit rien. Elle le craignait trop pour s’opposer comme elle se le permettait avec Dolandar.
- J’ai fait le même choix. Moi aussi, je suis parti d’Irin, continua Beïlan. Je comprends. Tu viens de briser tes chaînes et cela te rend heureuse.
Elian ouvrit de grands yeux. Beïlan semblait lire en elle. Comment ? Beïlan continua.
- Les elfes sont libres de quitter Irin mon cul. Sauf quand tu es roi ou une femme ou maître dans une discipline ou quand le nombre de chanteurs pour abeille est trop faible ou… bref, tu as compris. Sur le trône et une femme… pas étonnant qu’ils n’apprécient pas que tu partes.
- Je ne sers à rien là-bas, pleura-t-elle. En quoi mon absence dérange-t-elle ?
- Tu es reine. Tu te dois de rester à Irin même si tu fais de la merde. J’ai fait détruire les stocks de flèches et ordonné aux chanteurs d’aller faire autre chose, tout cela sur les conseils de Khala, en prétextant que « Ah quoi bon, de toute façon, on ne s’en sert jamais ».
Elian le savait mais elle préféra ne pas le couper.
- Plus tard, quand les elfes noirs ont longé nos frontières, j’ai ordonné de ne rien faire en ajoutant « De toute façon, même si on voulait le faire, on ne pourrait pas. Nous n’avons pas d’arme ». J’ai été un roi minable. Reine humaine, c’est comme ça qu’ils t’appellent hein ? Moi, c’était la bite couronnée, parce qu’un homme sur le trône, c’est intolérable. Tu es une femme mais ils trouvent aussi quelque chose à te reprocher. Laisse les parler. Qu’en as-tu à faire ? Sois fière de qui tu es et agis.
- Comment ? s’exclama Elian. En reconstruisant la caste des chanteurs pour flèches ?
- Ceïlan l’a fait. Il a encouragé les dissidents à conserver ce savoir. C’est pourquoi les elfes ont pu aider les humains sur les frontières sud de Falathon contre les orcs. Les dissidents possédaient leur propre stock personnel. Par la suite, les chanteurs pour flèches ont naturellement repris leur poste, offrant à Irin les armes dont elle a besoin.
Elian fut très surprise de l’honnêteté de Beïlan à son égard. Elle possédait déjà ces informations et les savait donc exactes. Cela lui donna envie de se confier à lui.
- Comment suis-je censée soigner les elfes de leur infécondité ?
- Je ne sais pas, répondit Beïlan. Donne-toi des objectifs moins ambitieux pour commencer et celui-là viendra en son temps. Tu es jeune. Tu as le temps… des dizaines de générations humaines. En attendant, rentre à Irin. Plonge-toi dans ta nouvelle vie de reine et deviens une elfe à part entière.
- Ce qui implique ? De baiser, c’est ça ? s’exclama Elian.
Elian plissa des yeux. Voilà ce qui gênait les elfes. Elle n’essayait pas de se reproduire, d’enfanter. Elle privait un nombre incalculable d’elfes de leur plaisir. Elle reproduisait le schéma de sa mère, celui-là même qui lui avait valu d’être exclue du trône. Pour que Beïlan, qui n’était jamais revenu à Irin depuis, le sache, c’est que l’information devait beaucoup circuler, au moins jusqu’au lac Lynia, où Beïlan allait chercher du lyma de temps en temps.
- Je baiserai si je veux, gronda Elian.
- Ce n’est pas moi qui t’y forcerai, indiqua Beïlan.
Venant de celui qui l’avait séquestrée, qui avait enlevé la sœur d’un roi pour la torturer devant elle, uniquement pour obtenir cette faveur, la phrase sonnait terriblement faux. Il dut s’en rendre compte car il précisa :
- Je regrette. J’étais aveuglé. À Irin, elles veulent toutes, toujours. Ton refus m’a ébranlé. J’aurais aimé que quelqu’un s’oppose. Khala a eu raison de le faire. Non pas que je ne te désire pas, mais simplement que je préfère obtenir ton consentement d’abord.
- Tu ne l’auras pas. Ce n’est pas contre toi. Je suis fidèle, c’est tout.
- Un seul partenaire sexuel et élève son propre enfant. Pas étonnant qu’ils t’appellent la reine humaine.
- Parce que tu ne passais pas ton temps à baiser ? Tu crois ne pas mériter d’avoir été une bite couronnée ? N’as-tu pas fait foirer un plan majeur juste pour m’avoir voulue dans ta couche ?
Beïlan lui lança un regard noir puis s’éloigna. Elian fit la moue. Elle ne voulait pas s’embrouiller avec Beïlan. Il était le seul à la comprendre, à pouvoir l’aider. Elle s’en voulait déjà. Elle soupira. Elle avait besoin de penser à autre chose… de ne penser à rien.
Elle resta à Dalak pendant une saison entière à observer, discuter, échanger, avant de se décider à retourner à Irin, Lorendel lui manquant trop.
Elle l’annonça à Saelim qui lui indiqua que les prochains pêcheurs ne viendraient pas avant la prochaine lune. Or, il était inconcevable qu’elle traverse les terres sombres seule.
- Je veux bien t’accompagner, si tu veux, indiqua Beïlan.
Elian frémit. Seule avec Beïlan dans un état de faiblesse ? Était-ce vraiment une bonne idée ? Dolandar hurlerait en l’apprenant.
- Je ne suis pas au meilleur de ma forme. Je crains de ne pas pouvoir suivre ton rythme, précisa-t-elle.
- Je m’adapterai au tien, ne t’inquiète pas.
Elian avait très envie de renouer avec son frère. Elle accepta.
Beïlan se montra adorable. Il ne la critiqua pas, ralentit, prit le temps de lui montrer comment se repérer tout en lui répétant bien de ne jamais traverser seule. Finalement, à pas lent, Elian supportait bien la marche noire.
- Parfois, de petites victoires changent tout, finit par annoncer Beïlan.
- De quoi parles-tu ?
- Tu viens de passer un long moment à Dalak, à partager la vie des elfes noirs. Tu as vécu là-bas. Comment trouves-tu la terre ?
- La... terre ? répéta Elian incrédule. Je… Je ne sais pas. Je n’ai pas fait attention.
- Elle est excellente, indiqua Beïlan. N’importe quoi y pousserait sans difficulté.
Elian n’y avait pas songé.
- Pourquoi ne plantent-ils rien ? Ils n’aiment que le poisson ? proposa Elian.
- Les elfes noirs adorent la viande et les animaux doivent être nourris pour grandir. Les elfes noirs sont donc d’excellents agriculteurs, même s’ils ne consomment pas leur propre production, préférant tout donner aux bêtes qu’ils mangent ensuite.
- Alors pourquoi ? interrogea Elian.
- Aucune plante, aucune graine, aucun végétal ne survit à la traversée des terres sombres. Tout arrive mort. Aucun animal n’accepte de traverser. Le poisson parvient, si on va vite, à rester comestible mais à quel prix ! Il n’a plus rien à voir avec le frais juste péché. Il nourrit à peine.
- Pourquoi vivre à Dalak ? Les marécages…
- Pullulent de crocodiles, serpents venimeux et insectes transportant des maladies. Même les grenouilles sont mortelles. Les marais n’offrent aucune terre dure où se poser. Les elfes noirs n’ont pas choisi de vivre à Dalak. Ils n’ont tout simplement pas d’autre choix.
- Je ne peux pas leur proposer de venir à Irin. La forêt enchantée est déjà trop petite pour nous. Les dissidents le prouvent.
- Je sais bien, confirma Beïlan. Mais là encore, tu cherches la solution du mauvais côté. J’ai réussi à améliorer la condition des elfes noirs.
- Ah bon ? s’exclama Elian, très surprise.
- Cette blessure te diminue, Elian, réellement. Tu n’es que l’ombre de toi-même pour ne t’en être pas aperçue.
- De quoi donc ? gronda Elian, très blessée par la remarque de son frère.
- Les oiseaux. Il y en a à Dalak.
Elian secoua la tête. Elle n’y avait en effet pas prêté attention et pourtant, vu le peu de vie, cela aurait dû lui sauter aux yeux. Elle grimaça puis grogna. Quel rapport avec sa blessure au métal noir ? Elle vivait entourée de chants d’oiseaux. Ceux de Dalak ne lui avaient pas sauté aux oreilles et alors ?
- Il n’y en avait pas avant mon retour des terres du nord, annonça Beïlan. Quand je suis revenu, j’ai décidé… de ne plus être un étranger là-bas, de ne plus me comporter comme un invité. Jusque-là, j’étais le fils du roi puis le roi d’Irin. Je n’appartiens à aucune caste. Je suis inutile… un poids mort… errant sans but dans la ville, jour et nuit. Je ne m’étais jamais investi dans Dalak, malgré tout le temps que j’ai pu y passer. J’ai regardé et je me suis demandé ce que je pourrais bien faire, à mon niveau, celui qu’on regarde comme un étranger, un idiot, un incapable. J’ai utilisé mon don, celui que personne d’autre n’a, celui que je suis. J’ai appelé des mouettes du lac Lynia, leur promettant du poisson facile. Je ne mentais pas : les elfes noirs jettent les restes dont ils ne savent que faire. Je leur ai juste demandé de cesser de le faire sur les terres sombres. Les oiseaux ne ressentent pas les terres sombres depuis le ciel. Ils ne viennent pas uniquement parce qu’il n’y a rien à manger. Les mouettes ont vu que je ne mentais pas et sont venues. Elles sont peu nombreuses car les restes sont faibles mais elles nichent ici, désormais. Nous avons une population stable.
- En quoi la présence d’oiseaux aide-t-il les elfes noirs ? interrogea Elian.
- Une fois par an, j’appelle une vieille femelle ayant déjà beaucoup pondu et je permets aux elfes noirs de la tuer. Ils la cuisinent et l’offrent aux femmes. C’est la seule fois de l’année où elles consomment de la vraie nourriture, nourrissante, puissante, pleine d’énergie. Cette nuit-là, les palais de coton vibrent de chants et de danses.
Elian sourit.
- Je ne fais pas grand-chose, dit Beïlan. Je permets juste aux femmes d’être heureuses, une fois par an, de manger, réellement.
- C’est énorme, murmura Elian qui en avait les larmes aux yeux.
- J’ai appelé des mouettes, c’est tout, rappela Beïlan. Depuis, je suis intégré. Je ne suis plus l’incapable. Je suis celui qui fait chanter les femmes. Je siège au conseil, en temps qu’expert d’une caste dont je suis le seul représentant et qui n’a pas de nom.
Elian sourit, émue jusqu’au fond du cœur.
- Être reconnu ne nécessite pas forcément beaucoup, insista Beïlan. Un petit changement peut suffire.
Elian ne répondit rien. Elle ne croisa pas le regard de Beïlan. Il cherchait à l’aider mais Elian tournait en rond dans un labyrinthe. Quel changement pouvait-elle opérer ? Quel don utiliser ? Elle n’en avait pas. Elle se sentit plus perdue que jamais.
Beïlan cessa soudain de marcher, respirant avec difficulté, soufflant fort. Elian s’en inquiéta énormément.
- Beïlan ? Ça ne va pas ?
- Je suis juste… en ta compagnie… depuis assez de temps, indiqua-t-il difficilement.
Il s’ébroua et sous les yeux abasourdis d’Elian, il changea d’apparence, sa peau s’éclaircit soudainement, ses cheveux devenant dorés et son regard d’un bleu profond.
- C’est impressionnant, reconnut Elian.
Beïlan lui sourit. Il ne semblait pas le moins du monde en souffrance. Il respira profondément puis reprit la marche comme si de rien n’était.
Ils arrivèrent au fleuve Ruvuma, qu’ils remontèrent sur une barque les ramenant au lac Lynia. Sur un ponton de pêcheur, Beïlan lança un feu, vida un poisson, le fit griller puis en tendit un morceau à Elian.
- Non, merci. Il y a des fruits de l’autre côté du lac. Je peux attendre.
- Mange, ordonna Beïlan d’une voix dure.
Elian en frémit. Elle obéit sans broncher. Cet homme la terrorisait, tout simplement. Lorsque le poisson arriva dans sa bouche, Elian fut étonnée. Cette même espèce, consommée à Dalak, était vraiment mauvaise. Ici, c’était mangeable sans être bon, certes, mais pas exécrable non plus. De plus, ce poisson-là apportait de l’énergie à Elian, ce qui n’avait pas été le cas à Dalak.
- La différence est saisissante, indiqua Elian.
- Aucun elfe noir n’a jamais mangé de ce poisson-là, pas même les pêcheurs.
Elian observa les elfes noirs autour d’elle. Après avoir jeté des regards noirs à Beïlan, ils s’étaient calmés lorsqu’ils avaient constaté que le poisson était pour la femme. Elian continua à manger, consciente que ne pas finir serait un immense gâchis puisqu’aucun homme ne terminerait son plat.
- C’est… bon, admit Elian. C’est tellement triste.
- À qui le dis-tu !
- Tu en as déjà mangé, de ce poisson ?
- Oui, mais pas devant eux et je l’avais pêché moi-même, précisa Beïlan. Je suis curieux de nature.
Elian sourit.
- Je préfère le tamaï.
Beïlan sourit.
- Allez, viens, rejoignons les ramasseurs de lyma. Je te laisserai à eux. Dalak me manque.
Elian se leva et le suivit jusqu’à une barque.
- Tu comptes revenir à Dalak ? demanda Beïlan alors que les ramasseurs de lyma étaient en vue.
- Bien sûr, s’exclama Elian. Je tiens vraiment à créer un lien entre les elfes d’Irin et de Dalak. J’ai besoin de comprendre ce que chacun pourrait offrir à l’autre.
- Et faire une pause, j’ai compris. Elian…
- Oui ?
- Promets-moi de ne jamais traverser seule les terres sombres.
- Je te le promets, Beïlan.
Il hocha gravement la tête.
- Et ne viens pas non plus pendant la saison des pluies, précisa-t-il.
- Pourquoi ?
- La traversée prend une journée de plus, indiqua Beïlan. Je préfère autant que tu ne t’y risques pas.
- La marche est ralentie par la boue ? supposa Elian qui n’avait jamais eu aucune difficulté à avancer en terrain difficile.
- Les terres sombres grignotent Dalak quand il pleut, la contra Beïlan. La partie viable diminue tellement parfois que toute la ville devient invivable, obligeant la communauté toute entière à grimper dans la montagne.
- Les femmes sortent des palais de coton ? s’étonna Elian.
- Non, elles ne les quittent jamais.
Il y eut un silence.
- Certaines meurent, je suppose, dit Beïlan. Nul ne le sait. Aucun homme ne peut entrer et elles ne transmettent aucune information. Pas moyen de connaître leur nombre ou leur situation. Lorsque le soleil revient, les terres sombres reculent, libérant de nouveau la ville. La nourriture déposée disparaît, elles recommencent à appeler et un jour, un garçon sort, prouvant la présence de vie fertile à l’intérieur des murs.
Elian frissonna.
- Pas pendant la saison des pluies, c’est noté, indiqua-t-elle.
Beïlan hocha la tête et Elian put retourner à Irin. Elle retrouva son fils Lorendel avec grand plaisir puis commença à rencontrer les elfes, un par un, apprenant leur nom, les suivant toute la journée dans leurs activités, découvrant leur métier.
Dès la saison sèche arrivée, elle quitta de nouveau Irin pour se rendre à Dalak. La traversée se fit aux côtés de pêcheurs. Cette fois, Elian avait prévu le coup. En ville, elle avait récupéré une grande outre qu’elle avait rempli d’eau du fleuve Ruvuma juste avant le départ. De ce fait, elle supporta bien mieux la traversée. À l’arrivée, elle ne s’écroula pas et put directement se rendre aux côtés de celui qu’elle cherchait.
- Elian ? s’exclama Beïlan. Tu… voulais… me voir ?
Il avait insisté sur le « me », comme s’il s’attendait à tout sauf à être le but de la jeune reine.
- Tu as déjà essayé de donner des sachets de graines aux oiseaux et de les leur faire amener par voix aérienne ? Je veux dire… Je comprends que rien ne survive à la traversée mais tu as dit que là-haut, les oiseaux n’en ressentaient pas les effets.
- Les elfes noirs ne consomment pas de céréales et aucun oiseau ne pourra porter d’animal jusqu’ici.
- Même un aigle ? Et puis de toute façon, mieux vaut un pain d’avoine que rien du tout. Enfin, les canards aiment le maïs et le canard, c’est bon et ça vole.
Beïlan sourit.
- Tu es censée être reine d’Irin, pas de Dalak, tu le sais ? J’ai l’impression que tu y as beaucoup réfléchi. Tes pensées ne devrait-elle pas davantage se tourner vers…
- J’ai découvert le nom et le métier de trente-sept elfes. Je les ai suivis partout, boulet incessant, posant mille questions, ralentissant les actes. Je n’en ai absolument rien tiré. Alors j’avoue, oui, mon esprit s’égare. C’est que votre situation est tellement pourrie que c’est plus facile d’y remédier.
- Je te remercie, indiqua Beïlan d’une moue mi amusée, mi dégoûtée. En tout cas, je vais essayer, pour les graines portées par les oiseaux et nous verrons bien.
Elian sourit. L’année suivante, elle put consommer du canard et les femmes chantaient maintenant une fois par lune. L’année d’après, elles chantaient tous les jours. Il n’y avait toujours pas assez pour que les hommes adultes puissent manger mais la santé des jeunes enfants s’en était trouvée améliorée.
Chaque année, Elian était ainsi accueillie de mieux en mieux à Dalak. Elle attendait avec impatience de s’y rendre, déclenchant un plus grand rejet de la part de ses sujets à Irin, dont elle essayait pourtant de se rapprocher en apprenant à les connaître et en tentant de les comprendre.
Cependant, Elian suivait le chemin de son frère, préférant quitter la terre des forestiers pour Dalak, pourtant plus dure et difficile d’accès, laissant les elfes des bois ahuris et consternés.
Sinon, j'aime bien la relation entre Elian et Beïlan. Beïlan a l'air d'être devenu une meilleure personne avec les elfes noirs. J'imagine Elian devenir reine des elfes noirs et Beïlan reprendre son poste de roi des elfes des bois (mais avec un peu plus de sagesse).
Encore merci pour tes commentaires (et qu'est-ce que tu lis en ce moment !)
Bonne lecture !
Je lisais les commentaires du premier chapitre et j'ai lu qu'on pouvais lire les chapitres d'un seul personnage sans que cela entrave la compréhension de l'histoire. En es-tu sûre ? Je ne me vois pas du tout lire seulement Elian ou Narhem en négligeant Bintou, et inversement.
Je les ai écrits indépendamment les uns des autres avant de les réunir. De fait, personne ne les a jamais lu de cette manière alors je ne sais pas ce que ça donnerait. Je pense qu'on y perd en suspens et qu'il y aura forcément des moments de "quoi ?" et des questions resteront sans réponse tant qu'on aura pas lu les autres. Mais encore une fois, je les ai écrits les uns à la suite des autres. Si quelqu'un acceptait de le lire de cette manière, ça serait super top pour moi !