Je suis de garde ce matin. Depuis que ma mission avec Elena est finie, je ne suis plus dispensé de mon tour de guet. La nuit a été particulièrement fraiche. Je resserre mon écharpe autour de mon cou. Mes subordonnés commencent à fatiguer. Ils n’espèrent qu’une chose, retrouver leur lit. Je m’étire pour détendre mes muscles légèrement engourdis. On nous apporte le café. Nous nous empressons de nous servir. La sensation de chaleur qui se répand à la première gorgée est un vrai bonheur. Je me dépêche de finir ma tasse avant qu’elle ne refroidisse. Alors que j’échange deux trois mots avec le lieutenant Kolin, le sous-lieutenant Wallas qui scrute les environs m’interpelle. Je m’empresse de me placer à ses côtés. Il m’indique du doigt un endroit de la forêt.
- Quelque chose vient de bouger.
J’empoigne mes jumelles. Ce que j’aperçois confirme les craintes de mon subordonné.
- Un animal ? suggère Wallas.
- Non, un humain.
Je me redresse.
- En garde ! m’exclamé-je. Cela pourrait être n’importe qui.
Chacun se met en position, leur fusil pointé sur la cible tandis qu’avec mes jumelles, je continue à contrôler ses déplacements. La forme continue à se mouvoir. Ce qui m’étonne, c’est qu’elle avance assez lentement et qu’elle est loin d’être discrète. Elle émerge des bois et je la reconnais immédiatement. Elena soutient un autre homme sur son épaule. Ce dernier a des difficultés à se mouvoir. Je me souviens alors que l’on m’avait mentionné le retour d’une escouade qui tardait à rentrer. J’en déduis que c’est d’eux dont on m’a parlé. J’ordonne à deux soldats d’aller leur venir en aide. Ils descendent de leur point de garde et gagnent au pas de course leur destination. Après avoir vérifié que c’était sans danger, ils désactivent l’entrée de la barrière puis se dirigent vers les deux arrivants. J’observe la scène de loin. L’un des soldats prend le relai et passe le blessé sur ses épaules. Elena tombe à genoux, sans doute à cause de la fatigue. L’autre soldat s’empresse de la relever de force. Je descends à mon tour de mon poste de garde pour accueillir mes deux collègues. Au passage, j’ordonne à un de mes subordonnés d’aller chercher un médecin. Le blessé arrive en premier. On l’aide à s’asseoir. À ma grande surprise, il s’agit du major général Tellin. Elena suit juste après. Elle tient à peine sur ses jambes. Je suppose qu’elle a dû porter Tellin sur une distance importante et ne semble pas avoir dormi de la nuit. Elle titube légèrement. Je la soutiens pour qu’elle évite de s’écraser par terre. Elle se laisse faire. Elle est gelée. J’aperçois les secours qui débarquent dans la cour. Je remarque que Tellin est parfaitement conscient et nous fixe avec insistance. J’ai l’impression qu’il n’apprécie pas quelque chose, mais j’ignore quoi.
- Elena, appelle-t-il.
Celle-ci redresse la tête et la tourne pour voir qui l’a appelée. Découvrant que c’est le major, son expression se durcit.
- Quoi ?
- Repose-toi. Je m’occupe du rapport.
Elle se mord les lèvres et semble vouloir dire quelque chose en plus, mais elle finit par lâcher :
- À vos ordres.
On s’affaire autour de Tellin et on ignore sa collègue. Il est plus important pour l’armée qu’elle. D’après ce que je comprends, il est surtout sonné. C’est pour ça qu’il avait du mal à tenir debout. Je me demande où ils ont été envoyés. Cela doit être lié aux leçons de tir d’Elena. Je continue de la soutenir. Elle pèse de tout son poids sur mon bras. Je reporte mon attention sur elle pour lui proposer mon aide, mais au moment où je tourne la tête, je lâche prise et elle s’effondre inconsciente. Avant que je puisse faire quoi que ce soit, un soignant qui se trouve à ma droite se rue sur elle. Je reconnais le docteur Vincent Kuntz. Je m’écarte un peu pour lui laisser de l’espace. Il palpe les poignets d’Elena, mais ne parait pas inquiet. Il dépose une couverture sur les épaules de sa patiente avant de passer un bras sous ses genoux et l’autre sous son dos. Dans un même élan, il la soulève sans difficulté. Il remarque ma présence.
- Ça fait longtemps, Hans ! Comment vas-tu depuis la dernière fois ?
- Ça peut aller. Et elle ? demandé-je en désignant ma collègue du menton.
- Une grosse fatigue et beaucoup de stress. Rien de grave, il faut juste qu’elle se repose. Je l’amène tout de même avec moi pour quelques contrôles. Avec elle, on ne sait jamais.
Je ne peux pas m’empêcher de sourire à sa remarque.
- C’est bien vrai.
Après un hochement de tête, il tourne les talons et retourne à l’intérieur de la base. Je l’observe s’éloigner. Il est temps que je retourne à mon poste. J’irai prendre de ses nouvelles plus tard. J’escalade en moins de deux la tour de garde et me remets en position. Je regarde ma montre : plus qu’une heure et la relève arrive.
Je suis devant le centre de soin. J’hésite à rentrer, mais j’ignore pourquoi. Je finis par m’avancer et me diriger vers la réception. L’homme à l’accueil est en train de classer des papiers. Il ne prend pas la peine de relever la tête à mon approche et se contente de me demander :
- C’est pourquoi ?
- Je souhaiterais rendre visite au colonel Elena Darkan.
Le réceptionniste bouge sa souris et cherche dans son ordinateur.
- Chambre quatorze, m’apprend-il.
Je le remercie, mais il est déjà retourné dans ses papiers. L’hôpital étant assez petit, j’arrive rapidement à destination. Je lève le poing et frappe. Dès qu’on m’a invité à entrer, je pénètre dans la pièce. Elena me tourne le dos. Trois poignards sont posés sur un lit défait juste à côté d’elle, probablement le sien. Je suis contente de la voir réveillée. Avant que je ne puisse la saluer, ma collègue s’exclame toujours sans me faire face :
- Vincent, même si tu es contre, je m’en vais !
Elle se retourne et voyant qu’elle s’est trompée, devient cramoisie.
- Pardon, je croyais que c’était le docteur.
- Comment vas-tu ? demandé-je en ignorant son trouble.
- Parfaitement bien.
Elle empoigne ses armes qu’elle dissimule sous sa veste. Tout en reboutonnant son uniforme, elle continue sur le même ton :
- J’ai juste eu un coup de fatigue.
À ce moment-là, Vincent entre dans la pièce. Il est surpris de me voir, mais son attention se porte immédiatement sur Elena.
- Ah, non ! Cela ne va pas recommencer. Tu retournes au lit et plus vite que ça, gronde-t-il.
- Je vais bien. Je dors mieux dans le mien de toute façon.
- Tu le retrouveras demain. Regarde-toi, tu tiens à peine debout. Ce n’est pas d’une simple balade que tu reviens.
Il s’approche de sa patiente et s’abaisse pour se saisir d’une robe de nuit gisant par terre. Il lui tend l’habit d’un geste un peu bourru. Se voyant dans une impasse, Elena lui lance un regard furieux avant d’empoigner le vêtement.
- Sortez ! ordonne-t-elle d’un ton menaçant.
On ne se le fait pas dire deux fois. Dès que la porte est refermée, nous nous adossons au mur. Vincent pousse un soupir tout en se frottant les yeux.
- Cette tête de mule est une vraie plaie. Elle ne m’écoute jamais, râle-t-il.
- Ne t’inquiète pas, tu n’es pas le seul dans ce cas.
Il porte son attention sur moi.
- D’après ce que j’ai compris, elle t’a mené la vie dure.
Je ricane.
- Et pas qu’un peu.
- Cela ne m’étonne pas d’elle, mais je suis prêt à parier qu’elle nous apprécie.
- Ce n’est pas l’impression qu’elle me donne, remarqué-je.
- Crois-moi, elle a l’art de ne montrer que le contraire de ce qu’elle pense. Au fait, je devrais te remercier.
- Pourquoi ?
- Si tu n’avais pas été là, j’aurais dû l’attacher de force à son lit pour éviter qu’elle parte. Elle n’a pas voulu se donner en spectacle devant toi.
Je ne peux pas réprimer le sourire qui me monte aux lèvres, Vincent non plus d’ailleurs.
- À ce point ?
- Oh, oui !
Le silence s’installe de nouveau entre nous. Vincent finit par le briser.
- Au fait Hans, je souhaiterais savoir.
- Quoi donc ?
- Elena, que représente-t-elle pour toi ?
Je suis pris de court par sa demande.
- Pourquoi cette question ? m’enquiers-je en cachant mon trouble.
- C’est que je suis un peu surpris de te trouver ici. Ce n'est un secret pour personne que vous ne vous appréciez pas. Jamais, tu ne serais venu lui rendre visite avant.
Il n’a pas tort. J’ignore comment lui répondre.
- J’ai changé, lâché-je.
- Je vois bien ça, mais je trouve que cela s’est fait de manière brutale. Est-ce sincère ou un ordre de mission ?
Décidément, je dois avoir une tête d’espion pour que l’on me le demande à chaque fois.
- Me crois-tu vraiment capable de mentir à ce point ?
- Elena est un cas spécial. Ils veulent sans doute la tenir à l’œil.
- Si cela peut te rassurer, mes sentiments sont sincères.
Vincent me fixe sans rien laisser paraitre. J’ai l’impression qu’il est en train de me juger.
- Qui est-elle pour toi ? insiste-t-il.
- Une collègue que je commence à apprécier.
J’ai affirmé cela, mais je doute. J’ignore ce que cette femme représente pour moi. La voir évanouie m’a un peu ébranlé. J’étais inquiet, mais aussi en colère qu’elle ait encore risqué sa vie pour les autres. Honnêtement, je ne sais pas quoi penser. Ma réponse semble satisfaire Vincent qui reprend avec plus de légèreté :
- Allez, il est temps de retrouver notre malade.
Il frappe à la porte et l’ouvre l’instant d’après, mais en voyant que je fais mine de le suivre, me dit :
- Attends ici s’il te plait. Je dois d’abord lui parler.
J’acquiesce et m’adosse au mur pour patienter. Vincent est assez rapide, cinq minutes après, il est déjà de retour, une pile de vêtements sous le bras.
- Je t’accorde dix à quinze minutes, pas plus. Elle doit se reposer.
Je m’apprête à rentrer, mais Vincent me retient.
- Si tu es vraiment sincère, aide-la !
Il me lâche et part dans le sens opposé. Où veut-il en venir ? Je pense directement au Projet 66, mais Vincent ignore que je sais tout ça. J’apprécie ce docteur, mais l’air de rien, cet homme m’a toujours semblé étrange. Je suis persuadé que s’il fait à ce point attention à Elena, ce n’est pas un hasard. Je me décide à pénétrer à nouveau dans la chambre de ma collègue. Je reprendrai mes réflexions plus tard. Elena est couchée dans son lit, le buste légèrement relevé par des coussins. Je ne l’avais pas remarqué avant, mais de gros cernes se sont formés sous ses yeux. Elle semble beaucoup plus fragile que d’habitude. Cela me fait bizarre de la voir les cheveux lâchés. J’ignorais qu’ils étaient si longs. Je ne peux pas m’empêcher de penser que cela lui va bien. Je me rapproche d’elle et constate alors que ses bras sont couverts de cicatrices. Cela ne m’avait jamais frappé avant, car elle porte toujours des manches à ras les poignets. Je suis surpris par le nombre. Si certaines semblent récentes, la majeure partie doit commencer à dater. Inutile de chercher bien loin pour connaitre leur provenance. Tandis que je fixe ces traits blancs louvoyant sur sa peau, un sentiment d’horreur s’empare de moi au moment où mes yeux se posent sur une large brûlure s’étendant sur un de ses avant-bras. Non… Ils n’ont quand même pas osé aller jusque-là lors des séances de tortures ? Remarquant où mon attention s’est portée, Elena cache vivement ses bras de manière à ce que ses stigmates disparaissent de ma vue, mettant ainsi fin à mon observation. Je m’apprête à l’interroger, toutefois il me suffit de croiser son regard froid pour ravaler mes mots aussitôt.
- Que me veux-tu ? demande-t-elle d’un ton un peu cassant.
J’ai tant de questions à lui poser. J’aimerais bien savoir où elle était partie avec Tellin, si elle va mieux depuis notre dernier cours ensemble. Il y a tellement de choses que j’ignore sur elle. Toutefois, aujourd’hui, je vais la laisser en paix et je me contente de lui répondre :
- Rien. Juste prendre de tes nouvelles.
- Eh bien, tu les as eues. Laisse-moi. Je vais dormir puisqu’il me l’a ordonné, déclare-t-elle, ironique.
Elle bâille comme pour appuyer ses propos. Je me retiens de lever les yeux au ciel. Pauvre Vincent ! Avec une patiente pareille, pas étonnant qu’il n’en peut plus ! Toutefois, Elena aura beau dire, elle ne dupe personne. J’ai bien vu quand je suis arrivée que ses jambes tremblaient. Cette mission a dû être particulièrement éprouvante.
- Comme tu voudras, soupiré-je. Repose-toi bien. Au fait, ne sois pas trop dure avec Vincent, il sait ce qu’il fait.
Face à ma dernière remarque, l’expression de la jeune femme se renfrogne quelque peu, mais elle ne réplique rien. Je m’éloigne. Je désirerais tant continuer à discuter, mais comme l’a dit Vincent, elle doit se reposer.
- Hans.
Je me retourne.
- Oui ?
- Tu pourrais demander à Isis de venir demain à la première heure pour m’apporter mon uniforme de rechange ? Vincent a emporté le mien, je ne sais où. Je ne suis pas près de le revoir.
Cela devait être ça qu’il tenait en boule lorsqu’il est sorti.
- Ce sera fait. Autre chose ?
- Ce sera tout.
- Très bien.
Je m’apprête à partir pour de bon, mais Elena m’interpelle à nouveau :
- Hans.
- Quoi ?
Ma collègue détourne les yeux quand je croise son regard et rougit légèrement.
- Merci de ta visite, dit-elle d’une petite voix.
Ses paroles me surprennent, mais je ne laisse rien paraitre et lui souris. Lorsque je sors, je ferme sa porte en douceur et retourne à mes occupations. J’ai l’impression d’avoir été libéré d’un poids.
Bref j'ai bien aimé ce chapitre et le retour de Hans, que j'aime bien. C'est un bon gars.
Petits details : "j’ordonne à ce que l’on fait appeler un médecin" une construction un peu bizarre, peut-etre simplement "appelez le medecin, vite!" "de gros cernes pendent sous ses yeux", ca me fait bizarre, meme s'il n'y a rien a redire. Dans mon esprit, ce qui pend est un objet accroche a quelque chose. Juste mon impression... J'ai hate de lire la suite de cette histoire passionnante.