J’arrive à l’hôpital, une pile de vêtements sous le bras. Comme le souhaite Elena, je lui apporte son uniforme de rechange. Je passe l’entrée d’un pas sûr et me dirige vers sa chambre. Je frappe à sa porte et entre l’instant d’après. Ma supérieure est assise sur son lit, les jambes pendantes dans le vide. Vincent est en train de l’ausculter une dernière fois.
- Ce n’est pas trop tôt ! s’exclame ma cheffe en me remarquant.
- Tiens-toi tranquille encore une minute, tu veux bien ! ordonne Vincent. J’ai presque terminé.
Elena arrête de bouger, mais son impatience reste visible. Le docteur finit par s’écarter. Sa patiente saute au pied du lit et se dirige vers moi. Je lui tends ses vêtements. Je suis contente de voir qu’elle n’a aucun bandage. Elle s’empresse de se cacher derrière un paravent pour enfiler son uniforme. Vincent consulte ses notes en attendant. Il fait toujours aussi strict avec sa blouse blanche, mais je lui trouve tout de même un côté sympathique. Il est assez fraternel avec Elena. On dirait un grand frère qui doit s’occuper de sa petite sœur. Elena revient vers nous. Elle empoigne trois poignards qui étaient sur une chaise pour les ranger dans sa veste. J’ignorais qu’elle en portait sur elle en permanence. Maintenant que j’y pense, elle est toujours armée, contrairement à d’autres soldats. Elle aborde en général soit son épée, soit son revolver, soit les deux de manière visible. Je me demande bien pourquoi, mais après notre discussion de la dernière fois, cela ne m’étonne plus tellement. Elle se tourne vers Vincent.
- Je peux cette fois-ci ? s’enquiert-elle en désignant la porte.
- Tu peux rester si tu veux. Honnêtement, je trouve que cela serait une excellente idée. Je pourrais enfin te tenir à l’œil, dit-il d’un ton presque moqueur.
- Jamais de la vie, grimace sa patiente tout aussi ironique. Plutôt mourir.
- Je m’en doutais. Allez, à la prochaine fois.
- Ce n’est pas dans mes plans.
- Je l’espère aussi. C’est inutile de te dire de te ménager un peu de temps à autre.
- Inutile en effet, mais je ne suis pas la seule à le décider. Tu le sais bien.
- Hélas. Allez, porte-toi bien.
- Toi aussi.
Elena tourne les talons et nous quittons la pièce.
- Comment vas-tu, Isis ? me demande-t-elle lorsque nous avons passé l’entrée du centre de soin. Je suis vraiment désolée pour ce qui s’est passé. Ce séjour à l’hôpital n’était pas prévu.
- Ce n’est rien. Sinon, je vais bien. Et toi ?
- Un peu fatiguée, mais rien de bien grave, me répond-elle.
- Que fait-on aujourd’hui ?
- Je dois voir Tellin pour discuter de notre mission, mais j’ai toute la journée pour ça. Je me rendrai chez lui en fin d’après-midi, sinon c’est papier et entrainement. Cela fait longtemps que nous ne l’avons pas fait, mais cela te dirait de t’entrainer avec moi ?
- Avec plaisir, dis-je en souriant à pleine dent.
- Super ! Je vais chercher mon épée. La paperasse peut attendre, je dois bouger.
Je m’écroule au sol. La sueur dégouline de mon front. Elena vient pour la dixième fois d’affilé de me mettre à terre. Décidément, ma cheffe est imbattable. Elle se tient devant moi aussi fraiche que lorsque nous avons commencé. Il faut dire que c’est plutôt moi qui fournis l’effort. Elle se contente d’esquiver et de m’achever quand le combat s’éternise. D’une traction énergique, elle m’aide à me relever et me redemande en sautillant d’un pied à l’autre :
- On continue ?
Cependant, après m’avoir jeté un coup d’œil, ma cheffe suggère.
- Ou bien tu préfères que l’on fasse une pause. ?
- La deuxième proposition est assez tentante, reconnais-je.
- Comme tu veux. On reprend après.
Elle se dirige vers les gradins et empoigne une bouteille d’eau. Elle boit quelques gorgées puis me la lance.
- Attrape.
Je la saisis assez maladroitement, puis vide la bouteille d’une traite. Cela fait tellement du bien. Je m’assis sur les gradins pour retrouver mon souffle. Elena saisit son épée et se dirige vers les mannequins.
- Que vas-tu faire ? demandé-je.
- Je vais donner deux, trois coups en attendant que tu récupères.
- Tu ne t’arrêtes jamais.
Elle hausse les épaules. Un fin sourire s’est dessiné sur ses lèvres.
- Jamais. Je suis comme ça.
Elle se place au centre. Elle donne le signal et les mannequins se mettent en marche. Elle les détruit les uns après les autres. Je vois clairement qu’avec moi, elle retient ses coups. Encore heureux ! Je suis sûre que si je reçois une seule de ses frappes, je me retrouve chez Vincent. Je l’observe se mouvoir. Je ne devrais pas, mais je trouve ça beau. Elle se bat avec élégance, mais aussi avec une certaine force. Elle abat l’avant-dernière cible avant de ranger son épée bien que cela ne soit pas fini. Il reste une cible. Elle recule de quelques pas et pour la première fois depuis que je la vois s’entrainer, elle sourit. Ce n’est pas un sourire de joie. C’est un sourire de prédateur. Elle doit voir un élément qu’elle seule aperçoit. Elle sort ses trois poignards. Elle fait encore deux pas en arrière puis fiche une à une ses armes dans le corps de l’automate. Après un crissement, il s’effondre au sol. Je remarque que j’ai retenu ma respiration durant l’échange. J’expire lentement. Cette scène avait quelque chose d’effrayant. Je ne connaissais pas cette expression à ma supérieure. Elena n’a pas bougé. Elle fixe sa cible le regard vide. Je l’appelle. Elle sort de sa sorte de transe et part retirer ses lames du corps du mannequin. Elle revient vers moi.
- Impressionnant, dis-je
- Tout n’est que question d’entrainement, répond-elle d’un ton neutre. On reprend ?
- Quand tu veux.
Je me lève et cours me remettre en position. Elena s’essuie le front et se place devant moi. Elle ouvre les bras.
- Dans ce cas, allons-y. Approche.
Mes autres tentatives se soldent de nouveau par un échec. Mais ce n’est pas grave, car je prends plaisir à cet entrainement. Nous nous préparons à un nouvel affrontement. Elena attend que je commence. Je m’élance, mais au moment où je vais frapper, quelqu’un entre dans la salle. Elena est distraite et pour la première fois mon coup l’atteint et heurte sa mâchoire. Elle recule, un peu déstabilisée. Elle ouvre et ferme sa bouche pour être sûre qu’elle n’a rien. Voyant que tout va bien, elle se tourne vers le nouvel arrivant. Je remarque qu’elle n’apprécie pas cette venue. Un homme approche. Je le reconnais tout de suite. C’est lui qui a fait le discours de « bienvenue » quand je suis arrivée dans cette base. J’ai oublié comment il s’appelle. Je tente de me faire toute petite. Cet officier a beau sourire, il me terrifie.
- Pourquoi es-tu là ? demande ma cheffe.
- Pour m’entrainer, bien évidemment.
Les yeux d’Elena se plissent. Elle ne semble pas dupe.
- Tu ne viens jamais ici. Alors ?
- On doit discuter de la mission d’hier. Je pensais te voir dans mon bureau à la première heure ce matin.
- Je ne t’avais pas oublié. J’allais passer cet après-midi. Tu étais mal en point. J’ai cru que tu devais te reposer, mais j’ai eu tort à ce que je vois.
Je me rappelle enfin son nom.
- On n’a plus le temps ! aboie Tellin.
Dès l’instant où il a prononcé sa phrase, il grimace et porte sa main à sa tête. Toutefois, il se reprend vite et l’instant d’après il a retrouvé son assurance. Son regard se pose sur moi et la contrariété disparait de son visage.
- Au fait, à qui ai-je l’honneur ?
Elena se plante devant moi et répond à ma place :
- Mon aide de camp.
- C’est elle, ton adversaire ?
- Cela ne te regarde pas.
L’officier émet un rire bref avant de s’exclamer :
- Tu ne devrais pas perdre ton temps avec elle. Tu ne progresseras jamais si tu t’entraines avec plus faible que toi.
Elena serre les poings. La tension semble palpable.
- Cela me détend.
- Vraiment ? s’étonne-t-il. Tu sais, Elena, tu t’y prends mal dans ce cas.
Il tourne autour de nous pour se mettre à mes côtés. Elena ne bouge pas, mais je remarque qu’elle a légèrement pâli. Cela m’inquiète.
- Si tu veux décompresser, il faut frapper, peu importe la souffrance, poursuit Tellin. Ne me dis pas que tu as oublié ce que je t’ai appris lors de nos leçons ?
À ces mots, il lève sa jambe et avant que je n’aie compris ce qui m’arrive, je me retrouve projetée au sol avec une douleur insoutenable au ventre. Cela fait tellement mal alors qu’il ne m’a frappé qu’une seule fois.
- ISIS ! hurle Elena.
Elle s’accroupit près de moi. Sa voix me parait si lointaine. Je me recroqueville un peu plus pour tenter d’apaiser mon mal.
- Il faut bien que le b… continue Tellin.
- LA FERME ! s’écrit ma supérieure. Elle ne mérite pas un traitement pareil. Isis, réponds-moi.
Je sens une main se poser délicatement sur mes cheveux.
- Les faibles n’ont rien affaire ici. À quoi te sert-elle au juste ? Comme amie ? Dans ce cas, elle ne sert à rien.
- Je t’interdis de t’en prendre à elle ! Elle est sous ma responsabilité. Va te passer les nerfs sur quelque chose d’autre.
- Tu n’as rien à m’interdire. Il faut bien qu’elle serve à quelque chose.
- C’est mon aide de camp !
Elena m’aide à me redresser. J’ai la nausée. Je tente tant bien que mal de ne pas rendre mon petit déjeuner.
- Respire ! m’ordonne-t-elle.
Tellin continue à s’exprimer, mais je ne l’écoute plus. S’apercevant que je retrouve mes esprits, Elena fait comprendre à son supérieur qu’elle veut lui parler. Ils s’isolent. Je les observe d’un œil. Ils s’adressent à voix basse, mais je vois clairement que le ton est loin d’être calme. Brusquement, Elena blêmit. Cela ne dure qu’un instant avant que la discussion ne reprenne de plus belle. Une sueur glisse le long de mon dos. Il est rare que ma supérieure ait peur. Pendant ce temps, je récupère. Je me demande de quoi ils peuvent parler. Je suis quasi certaine que je suis le sujet central. Tellin finit par tourner les talons et sortir d’un pas résolu. Elena le regarde disparaitre. Elle reste là sans bouger quelques secondes puis se décide à me rejoindre.
- Ça va ? me demande-t-elle en posant sa main sur mon épaule.
- Beaucoup mieux.
- Je suis désolée pour son comportement.
- Ce n’est pas ta faute.
- Peut-être, mais j’aurais dû l’en empêcher. Tu peux te lever ?
- Je crois.
Je me relève avec précaution. La douleur au ventre est toujours présente, mais les nausées ont disparu. Elena me ramène à ma chambre et me somme de me reposer. Je ne demande pas mieux. Je ne veux plus voir cette base aujourd’hui. Elle me dégoûte. Les gens qui s’y trouvent me dégoûtent. Ils acceptent cette violence gratuite sans broncher. Je n’ai jamais autant désiré rentrer chez moi. Je viens de me rendre compte que j’ai été beaucoup trop naïve. Je ne représente rien pour eux. Je crains alors que Liam ou encore Elena ne soient que des hypocrites avec moi, qu’ils soient en la réalité comme Tellin et que je n’aie été que leur pion depuis le début. J’espère me tromper, mais chaque jour que je passe en ces lieux réduit le mince espoir qu’il me reste. La douleur lancinante au creux de mon ventre me renvoie inlassablement à ma propre faiblesse.
Par contre j'espère pour elle que Liam n'est pas un des deux espions, parce que ça risque de mal tourner pour lui... et elle sera triste.