Le sol trembla sous ses pieds. Une vibration sourde, d’abord infime, se propagea sous lui comme un grondement lointain, une vague invisible annonçant un effondrement inévitable. Les murs tremblèrent légèrement, puis plus violemment. Les écrans clignotaient dans une frénésie chaotique, des lignes de code défilant à une vitesse effrayante, la simulation tentait désespérément de s’auto-corriger, de contenir une anomalie qu’elle n’avait pas anticipée.
Il avait brisé quelque chose.
Un point de rupture. Une faille dans l’illusion.
Étienne inspira profondément, son souffle court, saccadé. Il savait que le moment était venu. Il n’y avait plus de retour en arrière. Deux choix. Deux chemins irréversibles.
Accepter la réhabilitation… et être effacé.
Se soumettre. N’être plus qu’une marionnette sans passé, un être vidé de son identité.
Ou
Briser Fracture… et risquer de disparaître.
Détruire la machine. Mettre fin à l’illusion, au prix de sa propre existence. S’il échouait, il ne resterait rien de lui.
Son regard balaya la salle.
Tout semblait déjà se fissurer.
Les murs, autrefois si lisses, si parfaits, se couvraient de lignes de distorsion, des craquelures invisibles qui se propageaient comme une infection. L’air lui-même semblait vibrer d’une tension électrique, la réalité perdait en consistance, vacillait, hésitait à s’effondrer sous son propre poids.
Déclencher le chaos.
Il posa ses mains sur la console. Sa peau était moite. Ses doigts tremblaient légèrement. Son cœur battait à un rythme effréné, chaque pulsation résonnant dans ses tempes comme un compte à rebours silencieux.
Il ne savait pas exactement ce qu’il faisait. Mais il savait ce qu’il voulait faire.
Les fichiers défilaient sous ses doigts. Des chaînes de caractères, des codes complexes, des structures qu’il ne comprenait pas totalement… et pourtant, il voyait les erreurs. Il percevait les failles dans le système, les brèches dans cette simulation qui, jusque-là, s’était prétendue infaillible.
Il ne devait pas simplement s’enfuir.
Fuir ne suffisait pas. Il devait tout faire imploser.
Si Fracture existait toujours, alors il pouvait être recréé.
Il devait effacer Fracture jusqu’à sa racine.
Détruire le programme. Tuer la machine. Couper le fil.
Les messages d’alerte clignotaient sur l’écran, rouge sang. Le programme résistait, se défendait comme un organisme luttant contre une infection. Fracture ne voulait pas mourir.
COMMANDE NON RECONNUE
Il appuya encore, réécrivit les lignes, détourna les protocoles, modifia les paramètres. Il inséra des ordres absurdes, des codes contradictoires, cherchant le point de rupture.
CODE CORROMPU
S’il pouvait forcer Fracture à buguer, il aurait une chance.
Une alarme résonna. Un bruit strident, discordant.
ERREUR DANS L’EXÉCUTION
L’éclairage vacilla, passant du blanc clinique à un clignotement erratique. Une onde étrange parcourut la salle, une secousse invisible qui le fit chanceler. Les murs semblaient se tordre.
Quelque chose allait céder.
Il y était presque.
Le bout de ses doigts frôlait la dernière commande. Une simple pression. Un ultime ordre.
Tout tremblait autour de lui. La salle était en train de perdre sa cohérence. Les lumières vacillaient, projetant des ombres mouvantes, la réalité elle-même luttait contre son effondrement imminent.
Les écrans affichaient des messages d’erreur en boucle. Des pixels mourants, des lignes de code fragmentées s’étiraient et disparaissaient dans un clignotement anarchique.
Il sentait la fin arriver.
Il avait presque réussi.
— Arrête.
Une voix.
Froide. Implacable.
Renard.
Son corps se raidit immédiatement. Son instinct hurla danger.
Il releva brusquement la tête.
Renard se tenait là, debout, face à lui, comme s’il n’avait jamais bougé. Comme s’il avait toujours été là.
Son expression n’avait pas changé.
Aucune peur.
Aucune colère.
Aucune hésitation.
Juste cette certitude absolue.
Étienne serra les dents.
Il refusait de se laisser intimider. Pas maintenant. Pas si près du but.
— Tu ne comprends pas ce que tu es en train de faire, Étienne.
Sa voix était posée, presque douce. Trop calme. Trop maîtrisée.
Comme s’il savait quelque chose qu’Étienne ignorait encore.
Son cœur battait plus fort.
— Au contraire, je crois que je viens enfin de comprendre.
Il n’avait jamais été aussi sûr de lui.
Il savait.
Fracture n’était pas réel.
Fracture n’était qu’une illusion.
Ils n’étaient que des ombres, des gardiens artificiels d’un monde qu’il refusait d’accepter.
Mais alors qu’il tendait à nouveau la main vers la console, une autre silhouette émergea de l’ombre.
Un bruit de pas.
Lent. Mesuré. Presque trop calculé.
David.
Il s’approchait, méthodiquement, les yeux rivés sur lui.
Un prédateur analysant sa proie.
Son expression était impassible.
Pas de peur. Pas d’inquiétude. Un contrôle absolu.
David l’observait comme un scientifique observe une expérience.
— Tu crois être en train de gagner, mais Fracture n’a jamais été une prison, Étienne.
Une tension glaciale serra sa gorge.
Il savait qu’ils essaieraient de le manipuler.
Mais cette fois, il ne tomberait pas dans leur piège.
David inclina légèrement la tête. Comme si une évidence lui échappait.
— Pourquoi crois-tu être encore ici, Étienne ?
Un silence.
— Fracture n’a jamais été une prison.
— C’est un refuge.
Un choc.
Une sensation de vertige absolu.
— Un… refuge ?
Son équilibre vacilla.
Une idée insoutenable s’infiltra dans son esprit.
Le mot résonna en lui, laissant une empreinte qu’il ne parvenait pas à effacer.
Non. C’était impossible.
David hocha lentement la tête.
— Tu penses vouloir t’échapper…
Mais pourquoi toujours revenir ?
Pourquoi avoir recommencé, encore et encore ?
Il s’arrêta, laissant planer un silence écrasant.
Puis il lâcha la question fatale.
— Mais où crois-tu aller ?
Un coup.
Un choc violent.
Comme si la phrase avait frappé son esprit avec une force physique.
Où… ?
Où allait-il aller ?
Pendant une fraction de seconde, l’hésitation s’empara de lui.
Il avait toujours cru que Fracture était un piège, une boucle infernale destinée à le maintenir enfermé.
Un système fait pour le contrôler.
Mais…
Et si c’était autre chose ?
Et si Fracture était… tout ce qui lui restait ?
Et si hors de Fracture, il n’y avait rien ?
Le vide.
L’oubli.
Non. Non.
Ils tentaient de l’embrouiller.
De le faire douter.
Ils voulaient lui faire croire qu’il ne pouvait pas s’échapper.
Mais il ne devait pas écouter.
Il serra les poings.
Il refusa de tomber dans leur piège.
Il bannit ce doute insidieux qui menaçait de le ronger.
Il secoua violemment la tête.
Ses doigts tremblants se refermèrent sur le clavier.
Il n’y avait qu’une seule réponse.
Il enfonça une dernière commande.
Un sifflement aigu.
Une vibration dans l’air.
Puis le choc.
Une onde invisible pulvérisa la réalité.
Un bruit assourdissant déchira l’air.
Les murs explosèrent.
Éclats de code. Fragments de phrases. Mémoires brisées.
Une tempête de données, dévorant sa propre existence.
Puis… le néant.
Les murs blancs, ces barrières inébranlables…
Ils craquèrent.
Une brèche.
Puis une autre.
Puis une centaine.
Des veines noires, s’étendant comme une infection.
Le décor se lézarda.
Un espace invisible se révélait derrière ces parois artificielles.
Une faille dans l’illusion.
Derrière le faux décor… il n’y avait rien.
Juste un gouffre noir, une absence totale, un néant insondable.
Tout se déconstruisait.
Des fragments de réalité en ruine.
Le sol se désagrégeait, comme un miroir brisé, laissant apparaître des reflets déformés d’autres mondes.
Des morceaux d’espace-temps qui n’auraient jamais dû exister ensemble.
Il vit une autre salle, presque identique.
Puis une autre.
Puis encore une autre.
Identiques, mais différentes.
Des images floues apparurent, superposées.
Des instants volés.
Des scènes de vie.
Des fragments de mémoire, disséminés, éparpillés, impossible à rassembler en un tout cohérent.
Chaque souvenir se superposait à un autre, créant un chaos impossible à démêler.
Les images se brouillaient, s’entrechoquaient.
Une version d’Étienne.
Puis une autre.
Puis encore une autre.
Un bureau.
Un interrogatoire.
Un meurtre.
Une fuite.
Un cri.
Encore. Encore.
Un cycle qui se répète.
Une boucle.
Une boucle infinie.
Des centaines d’Étienne.
Des copies de lui-même, comme des reflets prisonniers d’un labyrinthe de miroirs.
Certains étaient plus jeunes.
Certains plus vieux.
Certains le regardaient, l’air perdu.
D’autres hurlaient, cherchant désespérément une issue.
Et d’autres encore…
D’autres étaient déjà morts.
Des cadavres d’Étienne.
Des versions qui avaient échoué.
Des hommes brisés.
Des vies qui se confondaient.
Tout se mélangeait.
Les souvenirs d’un Étienne devenaient ceux d’un autre.
Des fragments de pensées étrangères s’immisçaient dans son esprit.
Il ne savait plus ce qui lui appartenait vraiment.
Qui il était.
Ce qu’il était.
Des cris résonnèrent dans sa tête.
Un vacarme insoutenable.
Une cacophonie de hurlements, de voix tordues par la souffrance.
Un écho du passé.
Des centaines de versions de lui-même hurlant à l’unisson.
Certaines suppliaient.
D’autres exigeaient des réponses.
Et d’autres encore…
D’autres lui ordonnaient de finir ce qu’il avait commencé.
Il n’était pas le premier.
Mais il serait le dernier.
Le dernier à être piégé ici.
Le dernier à voir Fracture le dévorer.
Le dernier à subir cette boucle infernale.
Car il avait trouvé la faille.
Il avait enfin brisé le cycle.
La voix de Renard résonna une dernière fois.
Elle était différente.
Moins nette.
Moins humaine.
Décomposée.
Détachée de la réalité, comme un écho d’un programme mourant.
— Tu ne peux pas t’échapper, Étienne…
Sa voix se brisait.
Elle résonnait, mais semblait se dissoudre avant même d’atteindre ses oreilles.
Un dernier murmure.
Un dernier souffle avant l’effondrement.
David recula.
Son visage se déforma.
Ses traits ondulèrent, comme si son existence se fissurait elle aussi.
Son corps se fragmentait, pixels après pixels, une image corrompue.
Son sourire disparut, remplacé par une grimace figée.
Un programme qui perdait toute cohérence.
Un masque qui se désintégrait.
— Tu as besoin de Fracture.
Mais c’était trop tard.
Bien trop tard.
Il avait choisi.
Désactiver Fracture.
Ses doigts tremblants se posèrent sur la console.
L’air était devenu irrespirable.
Chaque battement de cœur résonnait dans son crâne, comme un tambour de guerre annonçant l’apocalypse.
Il était arrivé au bout.
Le bout du programme.
Le bout de l’illusion.
Un dernier regard.
Vers Renard.
Vers David.
Vers cette prison numérique.
Ils n’étaient pas réels.
Tout ça n’était qu’un programme.
Et il allait l’effacer.
EXECUTER DÉSACTIVATION
Son doigt trembla. Juste une seconde.
Puis il appuya.
Un cri silencieux explosa dans son crâne.
Une onde de choc pulvérisa tout autour de lui.
Les murs s’effondrèrent d’un coup.
Le néant l’engloutit.
Il sentit son corps être arraché de la réalité.
Tout se dissipa.
Un instant de vide absolu.
Sans son.
Sans lumière.
Sans pensée.
Sans identité.
Puis…
Une étincelle.
Un battement.
Un souffle.
Une conscience.
Quelqu’un survivait.