prince déchu mais pas vaincu
Altaïs écarquilla les yeux, les lèvres entrouvertes sur un cri muet. Le poignard glissa hors de son corps. Le sang trempait peu à peu sa tunique déchirée, et l’écho d’une voix lointaine hurla dans son esprit.
Elaran se redressa en le fixant d’un regard glacial.
impitoyable
— C’est fini, Altaïs.
entre tes mains notre héritage
Il tourna les talons alors qu’Altaïs pressait ses mains contre son ventre en hoquetant. Le sang s’écoulait entre ses doigts, gouttait sur les pavés, formait des rigoles écarlates.
Que feras-tu de notre mémoire ? de nos espoirs ?
Un spasme secoua ses épaules.
« Altaïs ! »
— A… lex…
Un haut-le-cœur souleva son estomac, des larmes roulèrent sur son visage. Il perçut à peine le mouvement près de la colonne effondrée. Le décor se voilait autour de lui, sa vue s’obscurcissait par intermittence.
il ne voulait pas mourir
il ne voulait pas mourir
IL NE VOULAIT PAS MOURIR
Un martèlement, un bruissement. Quelque chose de chaud effleura son visage. Il battit des cils jusqu’à discerner la silhouette d’Alexander devant lui, ses mains posées sur ses joues, le sang qui maculait ses cheveux blonds et la plaie qui barrait son front. Des larmes affleuraient à la lisière de ses prunelles vertes. Un éclat brillant aveugla Altaïs, et il lui fallut un instant pour comprendre qu’un bouclier les enveloppait. Plus loin, Elaran s’était arrêté pour les observer, dans l’impossibilité d’intervenir à cause de la magie d’Alexander qui le tenait à distance.
prince déchu mais pas vaincu
— Alex…
— Tiens bon ! Je t’en supplie !
— Je…
Il se sentit basculer dans les bras d’Alexander. Pendant une poignée de secondes, il revit le temps passé dans la demeure d’Evald, leur chevauchée à travers le royaume pour atteindre le Nord, sa fuite dans les rues d’Issarta par une nuit glaciale. Il revit la tour et les années où il avait grandi au palais. Les moments qu’il avait partagés avec Alexander lorsque celui-ci était devenu son Protecteur.
Tu es l’héritier de notre peur, de notre douleur,
tu es le fracas de notre fureur.
Il ne voulait pas mourir. Pas après tout ce qu’il avait vécu, pas après avoir enfin brisé le silence qui l’emprisonnait depuis si longtemps. Mais la voix d’Alexander se faisait lointaine, la chaleur de ses mains sur son visage s’étiolait.
Qu’ont-ils fait de ta voix ?
— Je suis… désolé…
— Non ! Reste avec moi !
Une vive lueur blanche illumina ses paumes.
— Je t’aime, exhala Altaïs dans un souffle.
Les battements de son cœur se faisaient plus épars.
prince déchu mais pas vaincu
— Jusqu’au jour… où les étoiles… tomberont…
La Magie ne mourra pas.
Et les étoiles tombaient une à une.
— Non ! hurla Alexander.
La magie d’Alexander éclata autour d’eux. Des vagues d’énergie brutes dévastèrent tout ce qui les entourait, brisèrent les colonnes, soulevèrent des pavés, envahit soudain le corps d’Altaïs. Elle coula dans ses veines comme un torrent, s’insinua dans ses nerfs comme un brasier, jusqu’à atteindre son cœur.
— Je refuse de te laisser partir…
Un battement.
Deux battements.
Un silence.
La magie d’Alexander s’enfonça plus profondément en lui, effleura la source de sa magie, où subsistait un dernier éclat de vie.
Un battement.
Deux battements.
Un silence.
— Je t’ai promis que tu ne serais plus jamais seul, souffla Alexander. Que j’effacerai tes cauchemars.
Il tissait un pont entre eux, consumant peu à peu son énergie pour le retenir dans le monde des vivants.
étoile-givre dont l’éclat perdu perdure
— Ma magie sera la tienne aussi longtemps que tu en auras besoin.
La vie d’Altaïs coulait entre ses doigts, étincelle mourante.
Et la magie d’Alexander imprégna chaque parcelle de son corps pour la raviver.
Un battement.
Deux battements.
Trois battements.
Son cœur pulsa contre le sien ; sa peau se réchauffait sous ses paumes.
Respire.
Altaïs aspira une bouffée d’air, s’étouffa dans une quinte de toux. Sa vue se troublait, voile rouge, blanc, noir. Il posa une main sur son ventre, mais la plaie n’était plus qu’une mince entaille. Il chercha aussitôt le regard de son compagnon. Alexander s’affaissa contre lui, à bout de force.
— Je t’avais dit que je ne te laisserais plus jamais seul, sanglota-t-il.
— Alex…
Altaïs sentait la magie d’Alexander couler dans ses veines, soutenir la sienne. Il releva la tête pour dévisager Elaran. Seul le pli creusant son front trahissait son trouble.
— Achève ce combat, souffla Alexander.
Un frisson parcourut Altaïs. Alexander avait utilisé toute sa magie pour le ramener. S’il n’en finissait pas maintenant, ni l’un ni l’autre ne survivrait.
— Je le ferai.
Il se releva en vacillant, le regard rivé sur son oncle. Le bouclier d’Alexander s’évapora comme un filet de brume.
Tu ne me tueras pas.
Il tendit une main devant lui.
— Assez de ton règne, souffla-t-il.
Un rictus tordit les lèvres d’Elaran.
— Toujours aussi borné.
Une bourrasque glaciale balaya la cour, drainant des flocons dans son sillage. Du givre recouvrit peu à peu les pavés, rongea les décombres des colonnes. Une traînée de buée s’échappa de sa bouche lorsqu’il bondit vers son oncle, la silhouette auréolée de froid. Des serpents de glace ondulaient sur sa peau, des flammes blanches tournoyèrent autour de son corps. Il se mouvait si rapidement qu’il semblait chevaucher le vent.
prince déchu mais pas vaincu
Il avait fini par se persuader qu’il ne pourrait rien face à son oncle, mais il avait réussi à tuer Dagmar et à défaire Harald. Pourquoi ne pourrait-il pas vaincre Elaran ?
entre tes mains notre héritage
C’en était fini de cette peur.
Il deviendrait l’hiver ; il deviendrait l’esprit de la Magie, l’incarnation de Vetr.
Pour la première fois, il vit une lueur troublée traverser le regard d’Elaran.
Tu ne me vaincras plus.
Un pic de glace jailli de ses mains frôla le visage de son oncle, laissant une traînée écarlate sur son chemin. En représailles, il sentit Elaran tenter de s’insinuer dans son esprit, mais la magie d’Alexander qui coulait dans son corps s’embrasa comme une nuée d’étincelles. Ce n’était plus comme lorsque son compagnon avait formé une protection autour de son esprit ; désormais, la magie d’Alexander le guidait sur une voie dont il n’avait jamais soupçonné l’existence.
Tu avais la clé pour briser le sceau. Tu possèdes également celle pour le repousser.
— Sors de mon esprit ! rugit-il.
Il rejeta Elaran hors de sa tête si violemment que celui-ci recula en titubant. Avec une grimace, son oncle érigea un bouclier pour se protéger de la gerbe de flammes qui s’abattit sur lui, mais la surface irisée gela aussitôt avant d’exploser en une myriade d’éclats de givre.
Tu ne me terrifieras plus.
Un coup projeta Elaran contre des débris de pierre. Altaïs se jeta sur lui ; des flammes grandirent entre ses mains, le long de ses bras, se déployèrent comme des ailes. Elaran esquiva avec peine le poing enflammé qui percuta le sol et souleva des pavés. Le front plissé, il esquissa un geste de la main pour former une masse invisible, mais avant que celle-ci ne touche Altaïs, les courants d’air s’amassèrent autour de lui jusqu’à créer une barrière infranchissable. Et le vent enfla, enfla, provoqua une onde de choc qui balaya la cour.
Altaïs jaillit de la tornade comme une furie, silhouette auréolée de flammes au visage taillé dans le givre.
— Je te rendrai chacun de tes coups ! cracha-t-il.
Elaran dressa un bras devant lui pour se protéger, mais la flamme embrasa sa manche, lui arrachant un grognement de douleur alors que la magie d’Altaïs consumait sa peau. D’un geste de la main, sa magie se déploya autour de lui, repoussa violemment celle d’Altaïs.
La flamme s’étiola dans un souffle.
Altaïs lui jeta un regard meurtrier. Soudain, l’air se refroidit, puis tout gela autour d’eux, sculptant des statues tranchantes sur les vestiges des tornades. Elaran leva son bras intact pour lancer une nouvelle attaque, mais Altaïs esquiva le sort de son oncle avec la légèreté d’un courant d’air.
D’un geste de la main, il matérialisa un pic de glace qui s’enfonça si profondément dans la cuisse d’Elaran que celui-ci chuta à genoux avec un grognement, le visage blême. Une satisfaction sinistre envahit Altaïs ; il pouvait blesser son oncle, il pouvait lui rendre chacun de ses coups. Pourtant, sa magie se déploya autour d’eux, prête à écraser l’esprit d’Altaïs.
Pendant un bref instant, elle le paralysa, puis la magie d’Alexander crépita dans ses veines. La rage embrasa le ventre d’Altaïs, pulsa dans son cœur. Elaran avait détruit tellement de choses prétendument au nom de leur famille, de l’héritage transmis par les générations précédentes…
Aujourd’hui, Altaïs pouvait briser ce cycle.
Il repoussa la magie d’Elaran, projeta la sienne comme une vague à l’assaut des falaises… et leurs esprits se percutèrent de plein fouet.
Altaïs ne comprend pas tout de suite ce qu’il voit. Il aperçoit un enfant face à deux hommes. L’un d’entre eux porte une couronne et des rides sillonnent son visage. Altaïs sait sans savoir d’où vient cette certitude qu’il s’agit d’Arnvald. L’autre lui ressemble avec quelques poignées d’années en moins. Avec ses yeux gris anthracite, l’enfant est leur reflet.
Le grand-père, le père et le fils.
— Hors de ma vue, ordonne le père avec mépris.
— Allons… Tu parles à ton fils, susurre le roi.
— Un bâtard.
— Une erreur que tu as faite…
— Peu importe. Il ne signifie rien ; Thorvald est l’héritier du trône.
Il tourne les talons en laissant le roi seul avec l’enfant qui garde la tête baissée. Arnvald pose une main sur son épaule.
— Mon fils est un imbécile qui n’a pas conscience de ta valeur, mais je sais que tu feras de grandes choses pour notre famille. Tu m’écouteras, n’est-ce pas, Elaran ?
L’enfant relève le menton et acquiesce d’un air résolu en entendant les mots de la seule personne qui lui accorde un semblant d’intérêt. Un poids écrase la poitrine d’Altaïs. Ses émotions et celles d’un autre.
Altaïs sursaute en entendant des éclats de voix résonner dans un corridor. Quelques pas devant lui, Elaran s’immobilise en apercevant le roi Arnvald pris dans une discussion houleuse avec une jeune femme à la chevelure de feu. Altaïs ne peut en détacher son regard, fasciné par l’aura qu’elle dégage. À ses côtés, un homme de son âge aux boucles châtain clair foudroie le roi du regard. Ils se taisent lorsque Elaran s’approche, mais la tension est si palpable que l’air crépite.
— Elaran !
Elaran s’arrête pour observer un enfant aux prunelles bleu foncé gambader vers lui. Altaïs tressaille en le reconnaissant.
Eigil.
— J’ai appris à jouer un nouveau morceau de harpe ! s’exclame-t-il d’un air ravi. Tu veux l’écouter ?
Elaran pince les lèvres, tenté d’accepter. Altaïs suit le fil de ses pensées, de ses doutes, comme s’il s’agissait des siennes. Eigil le dévisage avec un regard empli d’espoir. Elaran ne tient pas à lui faire de peine alors que son jeune frère est le seul à lui témoigner de l’affection, avec leur grand-père ; rayon de soleil dans ce palais austère.
Bon à rien, siffle la voix de son père dans son esprit. Tu n’as pas de temps à perdre avec de telles futilités.
Des bruits de pas retentissent. Elaran relève la tête et aperçoit Thorvald non loin. Son frère cadet qui lui a ravi le rôle d’héritier du trône. Parce que lui n’a pas eu l’outrecuidance de naître bâtard. Un rictus hautain étire les lèvres de Thorvald.
— Père te demande, lâche-t-il.
La mâchoire d’Elaran se crispe. Il sait que leur père ne le réclame que pour lui attribuer une tâche ingrate, représailles de son existence. Le visage d’Eigil se décompose lorsqu’il lui répond sèchement avant de s’engager à la suite de Thorvald.
Caché derrière le trône avec son jeune frère, Elaran plaque ses mains sur les oreilles d’Eigil tout en risquant un coup d’œil vers le centre de la salle. Il tressaille ; une jeune femme aux cheveux flamboyants et son frère jumeau sont étendus sur le sol, baignant dans leur propre sang. Ils sont si jeunes… Mais déjà leurs vies s’éteignent, parce qu’ils ont osé défier le roi, leur propre père. Arnvald se dresse au-dessus d’eux avec son épée sillonnée de rigoles écarlates. Soudain, il se tourne vers Elaran et surprend son regard horrifié.
— N’oublie jamais cela : les fordaedarn et leur skoldr sont un danger pour la royauté et ne doivent survivre sous aucun prétexte, même s’ils font partie de ta famille. Leur existence, leur difformité, souille la Magie. Le devoir de la famille royale sera toujours de se dresser face à eux et de protéger ce que nous avons édifié au fil des siècles.
Pétrifié, Elaran acquiesce. Il ne comprend pas tout, mais il sait qu’une fordaedarn a essayé de tuer son grand-père. Eigil tremble contre lui.
Elaran avance vers les appartements de son grand-père mourant. En sens inverse, il croise Eigil et Evald, ce jeune homme qui l’accompagne depuis plusieurs années. Son frère lui adresse un bref signe de tête ; pour les quelques jours à venir, ils mettront de côté les tensions et l’incompréhension qui les opposent. Une pointe de regret pique le cœur d’Elaran lorsqu’il se remémore l’enfant qui quémandait sa présence. Il l’a lui-même écarté, il ne peut pas le lui reprocher. Son regard dévie un instant vers Evald. Elaran ne peut s’empêcher d’envier cette liberté farouche qui brille dans ses yeux bleus ; elle l’attire, le fascine.
Altaïs voudrait les rejoindre, en découvrir davantage sur eux, mais il est contraint de suivre le chemin d’Elaran. Celui-ci pénètre dans les appartements royaux.
Son grand-père est étendu dans son lit, la respiration sifflante.
— Ah… Elaran… Approche…
Elaran s’exécute.
— Écoute-moi. Mon fils montera sur le trône, puis Thorvald après lui, et tu seras voué à rester dans leur ombre. Mais tu ne cesseras jamais de faire perdurer mon héritage. Et si un jour un fordaedarn vient de nouveau au monde, écrase-le, tue-le, et protège ce que j’ai édifié.
— Je te le promets, affirme Elaran.
Quelque chose se brise dans la poitrine d’Altaïs, tandis que les mots du roi mourant scellent son avenir.
Elaran observe la jeune femme au bras d’Eigil. Ses longs cheveux d’un blond presque blanc dévalent son dos, et ses yeux aussi clairs que le givre étincellent. Elle vient d’arriver du Nord pour épouser Eigil. Au vu du caractère volcanique qu’il devine chez Ellinor, il pourrait presque avoir de la peine pour son frère si paisible, mais il sent la complicité qui naît peu à peu entre eux. Il se détourne ; il lui reste un nombre incalculable de tâches à effectuer à la demande de son père. Altaïs essaie de graver l’image de ses parents dans sa mémoire alors que le décor s’efface.
Thorvald est assis dans un fauteuil, les doigts entrelacés. Debout près de la fenêtre, Eigil observe l’extérieur avec une expression pensive. Elaran s’adosse contre le mur, les tempes vrillées par un début de migraine. Il n’a pas éprouvé la moindre émotion en apprenant la nouvelle quelques heures plus tôt, lorsque les quelques hommes de la noblesse qui avaient accompagné le roi sont rentrés de la chasse. Eigil ne semble pas particulièrement triste lui non plus ; leur père ne lui a jamais témoigné une profonde affection. Quant à Thorvald, malgré son visage grave, il se prépare sans le moindre doute pour ce qui va suivre.
Le roi est mort, piétiné par son cheval effrayé.
Thorvald se relève, les observe l’un après l’autre. Il montera sur le trône et portera la couronne. Un goût amer s’insinue dans la bouche d’Elaran.
— Je règnerai, et vous demeurerez à mes côtés.
Eigil n’a aucun attrait pour le pouvoir, mais son mariage lie le Nord à la royauté. Le regard de Thorvald transperce Elaran ; il fera sans doute comme son père avant lui à l’accabler de tâches ingrates, lui donnera peut-être une fonction officielle, s’il est chanceux. Et mieux vaut garder ceux dont on se méfie proches de soi.
Elaran observe son fils… Soren… s’attarde sur ses petits poings qui s’agitent dans l’air, sur ses grands yeux gris. De sa mère, il ne sait presque rien ; une domestique qui s’est laissée enjôler, écartée dès la naissance de l’enfant. Il désirait un descendant pour perpétuer l’héritage familial, parce qu’il s’agit de son devoir, mais il pressent déjà que le nourrisson ne sera qu’une source de déception. Personne ne sera jamais à la hauteur de son grand-père et de la promesse qu’il lui a faite.
Elaran ouvre la porte des appartements à la volée, sans même toquer. Eigil est blotti dans un fauteuil, son fils nouveau-né pressé contre son torse. Evald se lève d’un bond en voyant Elaran entrer.
— Sors de là ! s’écrie-t-il en s’approchant d’un pas furieux. Si tu es venu t’en prendre à lui…
La gifle cingle l’air si brusquement qu’Elaran ne se rend compte de son geste que lorsque Evald relève un regard abasourdi vers lui, une main posée sur sa joue. Altaïs sursaute, se recroqueville comme si le coup lui avait été destiné.
— Ne t’en mêle pas.
— Va-t’en ! crache Eigil en se redressant.
Elaran se tourne vers lui. Le nourrisson dans les bras de son père s’agite, mais aucun cri ne lui échappe. Ses grands yeux bleus comme le givre le dévisagent, si semblables à ceux d’Ellinor.
— Il doit mourir, déclara Elaran, implacable.
Eigil tressaille.
— La mort de mon épouse ne suffit pas ? souffle-t-il d’une voix étranglée. Tu veux me prendre mon fils ?
Ses traits se durcissent soudain.
— Cela n’arrivera pas, tu m’entends ? Je ne te laisserai jamais t’en prendre à lui, Elaran !
Seul dans les appartements d’Eigil, Elaran observe ses mains avec l’impression tenace qu’elles sont encore souillées par le sang de son frère. Un sentiment étrange lui tord le ventre. Il devait uniquement se débarrasser de l’enfant et du danger que celui-ci représente, préserver l’héritage de sa famille, respecter la promesse qu’il a faite à son grand-père avant sa mort.
Il ne devait pas tuer son frère.
Son petit frère.
Il ne peut s’empêcher de revoir le visage d’Eigil lorsque celui-ci gambadait dans les couloirs du palais durant son enfance, son expression craintive mâtinée d’espoir lorsqu’il s’adressait à son aîné en grandissant, sa douceur lorsqu’il regardait Evald ou Ellinor, puis son fils…
Elaran a longtemps méprisé la majeure partie de sa famille, à commencer par son père, mais il n’a jamais souhaité achever Eigil. Pourquoi celui-ci a-t-il refusé de l’écouter ?
Désormais, il ne reste que l’enfant que son frère a protégé au prix de sa vie.
Elaran entre dans la chambre de son frère défunt où son neveu se terre, recroquevillé contre un mur. Puisque la Magie en a décidé ainsi… Peut-être que l’enfant n’est pas voué à mourir. Il l’élèvera, l’écrasera, fera de lui une arme capable de protéger le royaume que sa prédécesseuse a tenté de détruire en s’en prenant à Arnvald.
Tu échoueras, voudrait crier Altaïs.
Elaran s’approche de l’enfant.
— Lève-toi, ordonne-t-il. Je m’occuperai de toi désormais.
Elaran sort d’un pas vif des appartements de Soren, la main encore brûlante de la gifle qu’il vient de lui asséner, et s’engage dans le corridor.
— Elaran !
Il se retourne d’un mouvement brusque pour toiser Evald, qu’il n’a pas revu depuis la cérémonie funéraire d’Eigil quelques jours auparavant. De larges cernes soulignent son regard bleu terne.
— Laisse-moi le voir, implore-t-il.
— Tu n’es rien par rapport à lui, rétorque Elaran sans que la moindre de ses émotions ne transparaisse.
Rien, si ce n’est l’ami d’un frère disparu trop tôt…
— Tu le hais ! Je m’occuperai de lui, je l’emmènerai dans le Nord…
Un rictus tord les lèvres d’Elaran. Altaïs aimerait le supplier d’accepter, mais sa voix n’est que silence.
— Il restera avec moi. Je le surveillerai, et si un jour sa magie devenait incontrôlable, je l’exécuterai sans le moindre état d’âme.
Evald tressaille, tandis qu’Elaran efface la distance qui les sépare.
— Tu veux veiller sur lui, Evald ? Disparais dans ce cas. Retourne dans le Nord et ne t’approche plus jamais de ce palais, ou je vous tue tous les deux.
Il ne s’attarde pas pour vérifier qu’Evald a bien assimilé ses mots. Ceux-ci feront mouche. Son interlocuteur tient trop à l’enfant et sait qu’il ne pourra pas l’extirper des griffes de sa famille. Evald disparaîtra, même s’il s’agit de l’un des derniers souvenirs d’Eigil. Lui aussi est trop dangereux. Quant à l’enfant, Elaran l’épargnera pour respecter la promesse faite à Eigil, le brisera pour respecter celle faite à son grand-père, le haïra pour tout ce qu’il représente.
La pointe d’une épée forgée dans la glace s’appuya contre la gorge d’Elaran. Le givre acheva de recouvrir les pavés, grimpa peu à peu vers le ciel pour sculpter un mausolée de cristal. Le regard furieux d’Altaïs heurta les prunelles d’Elaran. D’un geste de la main, il donna naissance à des flammes pâles qui formèrent des liens autour des poignets de son oncle. Et l’instant s’étira, s’étira alors que pour la première fois il prenait le dessus sur l’homme qui l’avait si longtemps tenu en son pouvoir.
Il serait si facile d’amorcer un dernier mouvement. La lame glisserait sur sa peau, et tout serait enfin fini.
— Tu as perdu, chuchota Altaïs.
À genoux devant lui, Elaran le toisait pourtant avec une expression indéchiffrable.
— Peut-être. Mais je suis persuadé que tu seras toujours un danger pour la royauté et ce que notre famille a édifié pendant des siècles.
— Tu as raison, cracha Altaïs. Je méprise ce que vous avez bâti. Et je te méprise toi plus que tous les autres.
Il abhorrait ce que les hommes de sa famille avaient créé ; il les maudissait, eux et l’héritage qu’ils avaient engendré ; il les haïssait, son arrière-grand-père, son grand-père, ses oncles, son cousin… Les choses auraient pu être tellement différentes sans leur influence malfaisante.
Un rictus tordit les lèvres d’Elaran.
— Tue-moi. C’est ce que tu espères depuis des années, n’est-ce pas ?
Altaïs serra les dents, mais il n’amorça pas le moindre mouvement. Son épée oscillait entre ses mains. Il avait enfin l’ascendant sur son oncle, alors pourquoi n’arrivait-il plus à bouger ? Pourquoi avait-il l’impression de ne plus pouvoir respirer ?
L’enfant caché quelque part au fond de lui avait mal. Et l’adulte qu’il était devenu souffrait tout autant.
— Pourquoi ? souffla-t-il. Qu’ai-je fait pour mériter tout cela ?
Un nuage de buée s’échappa de sa bouche.
— Parce qu’il était trop dangereux de te laisser vivre.
Altaïs trembla. Toujours cette réponse, alors qu’aucune chance de prouver l’inverse n’avait été offerte à l’enfant qu’il avait été…
— Je te hais, murmura-t-il. Si tu savais comme je te hais…
Un sentiment indéfinissable traversa le visage d’Elaran. Ni du mépris, ni de la lassitude. Quelque chose à mi-chemin peut-être.
— Et pourtant, te voilà incapable de me tuer.
Altaïs abaissa lentement son épée.
— C’est vrai : je ne te tuerai pas. Je ne serai plus celui que tu as voulu que je sois.
Il avait tué Dagmar pour mieux plonger dans les affres de la destruction. Il ne referait pas la même erreur.
Il ne voulait plus obtenir vengeance.
Il voulait obtenir justice.
— Tu seras jugé. Pour tout ce que tu as fait. Pour tout ce que tu m’as fait.
Toujours ce rictus teinté de lassitude.
— Si tu penses que cela changera l’avenir de ce royaume…
Altaïs raffermit sa prise sur son épée. Un instant plus tard, Elaran s’effondra, heurté à la tempe par le pommeau de l’arme. Altaïs vacilla alors qu’Alexander le rejoignait en trébuchant. Celui-ci passa ses bras autour des épaules de son compagnon et appuya son front contre ses cheveux.
— C’est fini, chuchota-t-il. Tu es libre.
Altaïs émit un son étrange, entre le rire et le sanglot. Les larmes dévalèrent ses joues, se mêlant aux traces de sang maculant son visage. Vestiges de la magie d’Altaïs, des flocons tournoyèrent lentement autour d’eux jusqu’à se poser sur le sol givré.
Encore un sacré chapitre, avec une odeur de fin de roman. Un seul petit truc, j'ai trouvé le revirement d'Harald un peu rapide. Certes la vérité apparaît mais jsp j'ai du mal à le voir se détourner si vite de tant d'années de manipulation. Il est dans le déni depuis si longtemps malgré l'intervention de sa fille, son épouse... Il m'a manqué un petit truc à ce niveau-là.
Sinon, je me suis encore une fois régalé. Elaran montre l'étendue de ses pouvoirs et c'est assez terrifiant. C'est la première fois qu'il sort véritablement de sa zone de confort et il est très puissant. Je m'attendais à ce qu'il soit vaincu par l'intervention de nombreux personnages, est-ce que Alex et Altais seuls suffiront ? Curieux de découvrir la suite.
La chute de chapitre est magistral, la comparaison avec l'hiver est magnifiquement bien trouvée. Bravo !
Un plaisir,
A bientôt !
Elaran tout puissant, tout en contradiction aussi. Haïr Altais qui pourrait détruire cette famille qu’il s’évertue à détruire lui-même. Vouloir faire d’Altaïs une arme. Il y est parvenu. Comment lutter contre une magie aussi puissante ?
Propositions de correction :
Altaïs aperçut une ombre se mouver près des portes.
→ se mouvoir
Il crut un instant que Soren compter fuir,
- comptait
Tu as tout à fait raison, Elaran est en réalité empli de contradictions. Il doit maintenant affronter ce qu'il a créé.
Merci pour les coquilles :)
Un très bon chapitre, peut-être un peu moins "wahou" que les deux précédents car cette fois la confrontation était attendue.
N'empêche, j'aime beaucoup la présence d'Elaran à travers tout ce combat, il n'est vraiment pas là pour enfiler des perles. Le fait qu'il n'hésite pas une seconde à blesser mortellement Soren en dit long sur sa détermination.
La comparaison entre Eigil/le printemps et Altaïs/l'hiver est bien trouvée.
Je continue ma lecture, hâte de connaître la fin ! :)
Quelques remarques :
- "Altaïs aperçut une ombre se mouver près des portes" --> se mouvoir
- "Il crut un instant que Soren compter fuir" --> comptait
- "Il se retourna brusquement en sentant subitement" --> deux adverbes ici, ça fait un peu lourd. J'enlèverais le subitement, il est juste répétitif.
- "et qu’un spasme soulevait les épaules de Soren" --> souleva, toute ta phrase est au passé simple.
- "ses flammes ne crépitaient pas comme les brasiers qu’il savait créés" --> créer
Oui en effet, j'imagine que c'était plus attendu (et en même temps j'ai envie de dire "enfin") ^^
J'ai pas mal galéré aussi sur ce chapitre et le suivant cela dit, ne serait-ce que pour tenir compte de tous les personnages x) Mais ravie qu'on voit à quel point Elaran a lui aussi atteint ce point de non-retour en n'hésitant pas à blesser gravement Soren (je ne connaissais pas la variante "il n'est pas là pour enfiler des perles", mais je la trouve sympa) !
Et chouette que la comparaison te plaise, j'avais la phrase sur l'hiver en tête depuis un moment ^^
Merci pour les coquilles ! Et pour ton retour ;)
Mais là, après ce nouveau coup de couteau (on avait dit pas toutes les cases !), je continue !!
Je t'avoue que, jusqu'au moment où Harald attaque Elaran, je me suis demandée à quel point Harald allait pas rester avec Elaran. D'ailleurs, question bête, mais est-ce qu'il sait qu'Altaïs est un fordaedarn et que c'est pour ça qu'Elaran le maltraite autant ? Parce que s'il sait que c'est un fordaedarn et que c'est vraiment pas cool (du point de vue de la famille royal), il aurait peut-être pu comprendre que les mauvais traitements étaient justifiés. Mais bon, le fait de le voir responsable de la mort de son père doit peser très lourdement dans la balance x) Mais j'avoue, j'ai douté de lui jusqu'au bout ^^
N'empêche, quelle brute Elaran ='D Il arrive à défoncer tous le monde, même quand les gardes arrivent, il aurait tellement pu faire un putsch depuis si longtemps ='D Et tu m'étonnes que ça soit compliqué pour Altaïs de lui faire face x) Mais même face à son fils, rien à faire, il le blesse mortellement. Quel charmant papa. D'ailleurs, Altaïs a mal malgré la protection d'Alex, Elaran arrive à passer en partie à travers le bouclier d'Alex ? Ou c'est qu'Altaïs est devenu très sensible à la magie de son oncle ? En tout cas, quand je me souviens qu'Alex a tenu quand même contre X attaques d'Epéiste quand ils ont fuit la capitale et que là, il lutte contre Elaran, il est vraiment vénèr tonton ='D
J'ai trouvé très cool qu'Aalis s'en prenne au moins par les paroles à Elaran, elle est plus pertinente qu'Harald sur ce coup ='D Mais bon, Halard qui manque de se suicider à cause d'Elaran, c'était peut-être un peu compliqué pour lui x) Il fait vraiment flipper Elaran.
D'ailleurs, question, pour Elaran qui s'étonne du lien entre fordaedarn et skold, c'est que la magie pour protéger l'esprit d'Altaïs, c'est que un skold qui peut la faire avec son protégé ? Ou est-ce que c'est le côté "être prêt à tout même à se mettre en danger pour protéger Altaïs" qu'il souligne ?
"Il ramassa prudemment l’épée de Maximilien qui gisait sur les pavés." Cette phrase me perturbe à chaque fois que je lis ^^' En fait, c'est logique vu l'enchaînement de ce qui se passe avant qu'il ait lâché l'épée, mais à chaque fois ça me sort de la lecture en me demandant "whut ? il l'a lâché quand ?" ^^"
Bien sûr, c'est très con de courir tout seul derrière Altaïs, heureusement qu'Alex a de l'entraînement pour le suivre, mais c'est logique ^^' Altaïs pourra jamais être tranquille tant que tonton sera en vie. Bon, sinon, j'aime beaucoup tout le combat <3 Le fait que malgré la protection mentale, la peur empêche toujours Altaïs de battre son oncle et que ça le paralyse, et que c'est pas non plus si simple d'aller le vaincre. Que le le papier, il devrait pouvoir le bolosser comme il a bolossé Harald, mais que les traumas le laissent pas faire, j'ai trouvé ça très cool =D Surtout avec lesoutien d'Alex qui refuse effectivement de le laisser seul <3 Cette sangsue quoi, tout ça pour pouvoir être entretenu par la famille royale, tssssé.
Ah, et Altaïs maîtrise pas que le feu et la glace mais aussi le vent ? Il pourrait faire aussi des tremblements de terre ? =o Je pensais qu'au final il avait développé que l'eau et le feu moi.
Bon, par contre, avec Alex qui n'est plus dans son corps, c'est assez logique pour Elaran d'aller l'attaquer ^^' Le pire, c'est qu'a priori, il vu la situation à ce moment, il aurait probablement pu achever Altaïs sans forcément s'en prendre à Alex, mais ya le petit côté mesquin de "Je vais vraiment te détruire jusqu'au bout et t'enlever tout ce à quoi tu tiens et te massacrer l'esprit encore une fois".
J'aime d'ailleurs beaucoup l'image avec Eigil/Printemps et Altaïs/Hiver. N'empêche, on sent Elaran troublé plus d'une fois dans ce chapitre, sans trop savoir si c'est "hey, je suis un peu triste que ça tourne comme ça" ou "mais qu'est-ce que je vais faire de cette bande d'iditots ?!"
J'ai beaucoup aimé le chapitre <3 Surtout qu'à la fin, on rentre dans le vif du sujet quoi :p
Haha, j’avoue que la question se posait pour Harald xD Il n’est pas le plus futé de la famille, mais pas au point de ne pas réaliser qu’il s’est salement planté, surtout avec les souvenirs d’Altaïs sous les yeux x) Il sait vaguement que la magie d’Altaïs est problématique sans s’y intéresser plus que ça, il avait d’autres raisons de ne pas supporter Altaïs, la mort de son père étant la première, découvrir que c’était Elaran a clairement joué dans sa réaction ^^
Oui, Elaran est très puissant ^^’ D’autant plus qu’il a l’avantage de l’âge et de l’expérience (de base sa magie est très puissante, mais elle croit en plus avec l’âge, il faudrait que je trouve un endroit pour caser cette information finalement assez importante). Après, vu que finalement il dirigeait tout dans l’ombre, le putsch lui aurait pas servi à grand chose xD Il n’avait pas forcément pour but de blesser aussi gravement son fils (mais il avait qu’à pas attaquer son père franchement, il l’a cherché), mais bon le pouvoir avant tout ^^’ Le bouclier d’Alexander ne protégeait pas l’esprit d’Altaïs, c’est pour ça que la magie d’Elaran l’atteint sans difficulté !
Clairement Aalis est plus maligne que son frère x) Mais je trouvais important qu’Aalis affirme devant tout le monde qu’elle soutient Altaïs !
« Ou est-ce que c'est le côté "être prêt à tout même à se mettre en danger pour protéger Altaïs" qu'il souligne ? »
=> C’est cet aspect qu’il souligne !
« Cette phrase me perturbe à chaque fois que je lis ^^’ »
=> Je rajouterai une phrase s’il n’y a que ça xD
Clairement ce n’était pas une idée brillante de courir après Elaran, mais c’était la plus logique x) Maiiiiiis, c’est compliqué de l’affronter, vu ses traumatismes, même avec l’aide d’Alexander (roh, t’es si cynique alors qu’Alex est juste amoureux)…
Ouaip, Altaïs peut maîtriser l’air, mais il a plus d’affinités avec l’eau et le feu ! En théorie, il pourrait créer des tremblements de terre, mais ça lui demanderait pas mal d’entraînement ! En revanche, Alexander devient clairement vulnérable… Et oui Elaran aurait tout à fait pu se passer de s’en prendre à lui, mais à quoi bon gâcher le plaisir ? x)
« N'empêche, on sent Elaran troublé plus d'une fois dans ce chapitre, sans trop savoir si c'est "hey, je suis un peu triste que ça tourne comme ça" ou "mais qu'est-ce que je vais faire de cette bande d'iditots ?! » »
=> Et ouais il est un peu dans cet entre-deux x)
« Surtout qu'à la fin, on rentre dans le vif du sujet quoi :p »
=> T’es un monstre.
Merci pour ton commentaire <3
Mais alors, il les protège de quoi ? Parce qu'a priori, c'est pas juste dissuasif, Alex lutte pour le maintenir, alors qu'est-ce qui exerce une pression dessus ? Ou alors, Elaran arrive à passer les protections mentales d'Alex qui prend cher lui aussi ?
(Roh, laisse-moi le temps de répondre à ton autre com)
( Keur sur toi <3 )