« Toujours au crayon, les exercices de maths ». Combien de fois monsieur Thonin, mon professeur de cinquième, me l’avait-il répété ? Je suivais au doigt et à l’œil les conseils de cet homme de sagesse qui avait marqué, plus que mes années collège, ma vie entière. Il était ce que l’on pouvait appeler un bon professeur, dans toute sa définition. Certains ne l’aimaient pas, le jugeant trop exigeant. Moi je le trouvais parfait, ses explications rendaient les maths faciles, même pour les moins doués d’entre nous. Il nous poussait à travailler beaucoup et cela portait ses fruits. Mes facilités dans cette matière, je les devais en grande partie à lui.
Ce sont toutes ces pensées qui m’étaient venues en tête pendant que je révisais les équations du second degré, assis à mon bureau, mon critérium à la main. Nous avions une interro le lendemain, j’étais déjà au point mais je faisais encore quelques exercices pour m’entraîner. Ou plutôt, j’avais pour projet de faire ces exercices. En réalité j’étais perdu dans mes pensées. Et puis après tout, à quoi bon perdre mon temps sur ces révisions ? J’allais de toute façon réussir cette évaluation, comme d’habitude. J’étais le meilleur de la classe en maths. J’avais beau le montrer le moins possible, je me sentais fier au fond de moi.
Au collège, cette force me complexait. Je vivais sous la crainte du jugement des autres, dirigé par la peur de me faire traiter d’intello et hanté par la menace de n’avoir aucun ami. Chaque fois qu’un professeur me félicitait à haute voix pour un vingt parmi tant d’autres, je souhaitais disparaitre de la classe. Je sentais les regards rivés sur moi, je m’imaginais les chuchotements régis par le courroux de mes camarades hautains. Un jour, j’ai même essayé de rater une évaluation. Je voulais changer mon image aux yeux de la classe entière, je ne voulais plus être le meilleur. Je voulais être comme les autres. La réaction de mes parents en voyant mon sept sur vingt m’a vite fait changer d’avis, renier mes compétences n’était pas une bonne solution si je ne voulais pas finir ma vie enfermé dans ma chambre, privé de télé et de Lego.
Heureusement, le passage au lycée m’a permis d’assumer ce trait de ma personnalité. Bien sûr, il n’était jamais bon de passer pour un matheux coincé et solitaire, mais lorsque l’habilité en maths était relativement discrète elle passait plutôt bien parmi les lycéens. Je n’avais donc plus à me cacher, sans pour autant en faire des tonnes. Mon aisance était enfin devenue une force, celle qui me permettait d’obtenir de bons résultats sans passer des heures à travailler.
Et des maths, mon esprit divagua soudain vers toi. Tu étais assise derrière moi pendant le cours de maths, et la veille nous avions eu un court échange pendant que la prof était sortie faire des photocopies.
— L’interro c’est déjà jeudi et j’ai toujours rien compris à ce chapitre, je suis tellement dans la merde…
Cette phrase que tu venais de dire à Lucie, qui était à côté de toi, me fit réagir et je ne pus m’empêcher de me retourner, me mêlant à votre discussion.
— C’est vrai qu’elle explique pas très bien cette prof .
Tu me regardas tout en continuant à t’exclamer. C’était une des premières fois que nous nous parlions.
— Mais oui complètement, faudra pas qu’elle s’étonne si j’ai de nouveau huit.
— Ah carrément ? Tu devrais quand même avoir plus non ?
— Pour l’instant depuis le début de l’année j’ai pas encore eu plus, et c’est pas avec ce chapitre que ça va changer.
Lucie s’était reconcentrée sur son exercice, l’échange n’avait plus lieu qu’entre toi et moi. J’essayai de te remonter le moral.
— Mais si, tu vas bien finir par y arriver.
— J’en sais rien, je déteste les maths et c’est pas nouveau. Toi tu gères bien non ?
— Ça va, j’aime bien ça moi, dis-je en haussant les épaules pour essayer de rester modeste.
— T’as de la chance…
Tu paraissais si découragée, je ne savais que dire pour te consoler alors j’essayai d’improviser quelque chose.
— Chacun sa spécialité tu sais, toi tu te débrouilles bien en français de ce que j’ai vu alors que moi je déteste ça.
— Ah bon t’aimes pas ? Pourtant c’est super intéressant le français.
Je fis une petite grimace pour te montrer l’étendue de mon désintérêt.
— Chacun sa spécialité, c’est bien ce que je dis.
Tu lâchas un petit rire et je retournai à mon exercice que j’avais déjà fini depuis longtemps.
Tu aimais le français, j’aimais les maths. Ces deux matières étaient-elles aussi opposées que les gens avaient tendance à le penser ? J’avais eu, au cours de notre discussion, l’impression que nous étions chacun le contraire de l’autre. Mais en y repensant, assis à mon bureau, je me suis rendu compte que nous étions finalement communs. J’avais une matière de prédilection et une matière que je n’aimais pas du tout, tout comme toi. Nous étions deux extrêmes, rapprochés justement par le fait d’être extrême. Comme si tu étais le 100 et que j’étais le -100. Deux nombres diamétralement opposés, mais deux nombres similaires en faisant abstraction du signe. Deux nombres qui se compensent et qui à eux deux forment une neutralité parfaite. Nous étions complémentaires, c’est à ce moment-là que je l’ai compris. Tout en fixant mon critérium, je réalisai que tu étais la part de moi qui me manquait, et brusquement je ressentis le besoin de ta présence. Ce sentiment me troubla, que m’arrivait-il pour que tu me fascines autant, pourquoi prenais-tu une place de plus en plus importante dans ma tête ?