Je ne sus pas vraiment combien de temps on resta là en silence mais au bout d'un moment, l'autre se releva et tendit sa main libre vers moi, serrant à nouveau le manche de la batte dans celle qui était occupée. Avant que je n'eus le temps de me relever par moi-même - et par orgueil - il m'avait attrapé par le poignet et tiré vers le bureau où était le poisson. Je le regardai attraper un feutre noir et il écrivit sur le meuble. Je me penchai au-dessus de lui pour voir.
Moi aussi je me suis réveillé comme toi il y a cinq jours. Je ne sais pas où on est, il y avait juste le poisson alors je l'ai nourri en attendant que les gens reviennent. Il n'y a personne?
Il me regarda avec tristesse et ça me fit mal mais je ne pouvais juste pas lui mentir alors je confirmai que je n'avais croisé personne avant lui. Il soupira tristement. Le regardant faire tourner le feutre entre les mains, je me demandai si ce serait malpoli de lui demander s'il était sourd mais je ne pouvais pas juste ne pas savoir, qui savait sur quoi se jouerait notre survie?
«Excuse-moi si c'est malpoli mais est-ce que tu es sourd et tu lis sur mes lèvres ou est-ce que tu es juste muet?»
Il se contenta de secouer négativement la tête ses anglaises blondes fouettant l'air derrière lui.
«Je ne comprends pas... Non ce n'est pas malpoli? Ou non, tu n'es pas sourd? Ou bien muet?»
Il décapuchonna le feutre et se remit à écrire.
Je ne suis ni sourd ni muet. Je ne parle pas, c'est tout.
Pardon? C'était quoi cette histoire? Je n'étais pas digne d'entendre sa voix parfaite ou quelque chose du genre?
«Et pourquoi? Si ce n'est pas indiscret.» Mon ton était plus amer pour le coup mais j'étais trop vexé pour m'en inquiéter.
Visiblement pas affecté, il se remit à écrire, très vite, comme s'il essayait de se débarrasser de la question.
Je peux parler mais j'en suis incapable.
«Oui, c'est ce qu'on appelle être muet.»
Non. Une personne muette a une incapacité totale de parler. Moi je sais parler. Je n'y arrive pas, c'est tout. J'ai un blocage.
«Pourquoi? Il t'est arrivé quelque chose?»
Il ne répondit pas et baissa les yeux, visiblement gêné d'aborder ce sujet. Je décidai de ne pas insister et de changer de conversation. Je tapotai le bocal du poisson pour attirer son attention dessus.
«Il a un nom?»
L'autre hocha la tête puis écrit sur le bocal avec le feutre Magicarpe. Ce n'était pas un mauvais nom même si les Magicarpes étaient supposés être des carpes justement. Je regardai l'autre adolescent avec une curiosité immense. Je voulais en savoir plus sur lui, savoir d'où il venait, comment il avait survécu jusqu'ici, s'il savait se battre – on ne savait jamais...
Mon ventre gargouilla. Je rougis en fixant l'autre pour avoir l'air innocent mais il avait l'air de s'en ficher que je puis avoir faim. Puis je me rappelai l'idée que j'avais eu avant de tomber sur lui et son linge.
«Ça te dit un fast-food?»
-o-o-o-
Je ne savais toujours pas le nom de mon nouveau meilleur ami mais je savais au moins qu'il avait une grande passion pour pour les hamburgers trop cuits et les glaces mal faites. C'était peut-être pour me faire plaisir qu'il mangeait avec autant d'appétit. Ça fonctionnait si c'était le cas.
Je trempai une frite dans ma sauce barbecue tout en me servant un verre de pepsi quand le bruit d'une petite explosion me fit sursauter et renverser un peu du liquide sur moi. Je me retournai en vitesse et vis mon acolyte qui me fixait, pris sur le fait en train d'exploser des ballons en plastique avec ma batte cloutée. Il se mit à remuer ses mains en vitesse et je ne savais pas s'il s'excusait, se justifiait ou m'invitait à faire de même. Vexé d'avoir eu peur pour si peu, je levai les yeux au ciel et posai mon verre de pepsi sur le comptoir. Appuyant les touches de la caisse, je mâchouillais mes frites quand mon camarade revint vers moi avec un ballon. Craignant qu'il ne l'explose avec ma batte, je m'écartai en grimaçant mais il en profita pour voler mon verre et le finir en une gorgée. À quoi cela me servait-il de le remplir au maximum si c'était pour le voir partir aussi vite qu'il était arrivé? Je me reposai sur le comptoir et me penchai sur lui pour faire face.
«C'est une batte cloutée en échange du pepsi.»
Il me la tendit en riant, visiblement à l'aise.
«Au fait. Comment tu t'appelles?»
Il se mit à signer rapidement et attendit ensuite, probablement pour savoir si j'avais compris. Il allait pouvoir attendre longtemps.
«Je ne parle pas la langue des signes.»
L'autre mit la main à sa poche et en sortit le feutre. Il attrapa mon bras, remonta la manche de ma chemise et, après avoir décapuchonner le feutre, commença à écrire sur tout l'avant-bras. La sensation me fit rire sur le coup puis il se recula et je pus lire son prénom.
DANIEL
«Daniel, tu avais besoin de tout mon avant-bras et d'un feutre indélébile pour me l'écrire?»
Daniel fronça les sourcils, regarda le feutre et pâlit en voyant qu'il était bel et bien indélébile. Il se précipita sur mon bras et frotta mais c'était déjà trop tard et ça me fit plus rire qu'autre chose.
«Laisse tomber, ce n'est pas grave. Il n'y a personne pour se moquer de moi et ce n'est pas comme si tu m'avais dessiné un truc nul, c'est juste ton prénom. Bon, on dirait un peu que tu marques ton territoire mais c'est pas grave, il me suffira de baisser ma manche. Par contre viens là.»
Je lui piquai son feutre et attrapai son bras dénudé dans ma main. Je décapuchonnai le feutre et me mis à écrire mon propre nom sur son bras.
SUZON
«Comme ça, on est à égalité.»
Il regarda le nom et se mit à faire des mouvements avec ses mains avant d'écrire sur le comptoir.
J'avais toujours vu ce prénom pour des filles jusqu'ici.
«Je veux bien te croire mais je suis un garçon.»
Moi aussi. Pas que. Je ne me limite pas à un seul genre en fait.
Il semblait être un peu inquiet en me laissant lire, craignant sûrement ma réaction, mais je m'en fichais. Il était comme il se sentait, ça n'allait pas être moi qui le changerait ou le jugerait, on ne choisissait pas qui on était. Je me contentai donc de hocher la tête, n'ayant rien d'autre à faire qu'accepter qui il était. Ou elle?
«Et du coup, comment je te genre?»
Daniel haussa les épaules.
Je m'en fiche, du moment que tu comprends.
C'était simple au moins, comme ça. Daniel gratta son avant-bras, semblant rassuré. Content de moi de l'avoir définitivement mis en confiance, je me dis que c'était le bon moment pour tester avec lui toutes les idées folles qui pouvaient nous venir à l'esprit comme on n'était que tous les deux. Je me penchai donc à nouveau vers lui, avec un grand sourire.
«Qu'est-ce que tu as toujours rêvé de faire mais que tu n'as jamais osé faire à cause du regard des gens? Parce que là, il n'y a pas meilleur moment.»
Les yeux de mon acolyte se mirent à briller. Il était plus qu'évident que lui aussi avait des idées de choses que l'on pourrait faire.
-o-o-o-
Je mis le casque à fleurs sur ma tête en fixant la grande pente, avant de montrer dans le caddie. À côté de moi, Daniel semblait extatique, se tourna vers moi avec un grand sourire.
«Tu es sûr de toi? Je suis presque sûr qu'on va tomber.»
On avait mis des couches en plus de vêtements pour se protéger en cas de chute en plus de protections aux coudes et genoux mais j'étais tout de même inquiet qu'on se fasse vraiment mal. Je ne savais pas pour lui mais moi je n'étais définitivement pas médecin et je ne savais pas comment me soigner correctement.
Il sembla s'en ficher et, j'en étais presque sûr, son regard me mettait au défi de le faire. Vexé dans mon orgueil, je gonflai le torse et attrapai la rame en plastique qu'on avait trouvé dans un magasin de sport pour nous donner de l'impulsion jusqu'à ce que la pente nous entraîne. Quand je sentis que ce fut le cas, je lâchai la rame et m'assis dans le caddie, tout contre Daniel en me laissant entraîner par la vitesse. Très vite, je me mis à hurler d'excitation en voyant le monde autour de moi devenir de plus en plus flou. Je sentis les doigts de Daniel se resserrer sur mes bras et je cru l'entendre rire. Ses yeux étaient brillants et il fixait le bout de la rue comme s'il s'y trouvait la réponse à notre situation. Il était beau à ce moment-là, et me donnait l'impression que rien ne pourrait jamais l'arrêter.
Le caddie buta contre quelque chose. J'eus à peine le temps d'être surpris, accroché à Daniel, qu'on bascula et qu'on fut projetés en avant, roulant durant un moment à la fois court et long. J'avais mal à tous les endroits de mon corps qui s'étaient cognés contre le sol – partout donc – et mon souffle fut coupé pendant un temps mais je ne lâchai pas Daniel, m'accrochant à lui comme si ma vie ne tenait qu'à ça, qu'à lui. C'était peut-être le cas.
On finit enfin par arrêter de rouler et alors que mon corps entier me faisait souffrir, j'eus tout juste gémi ma douleur que je me mis à rire, relâchant enfin Daniel qui s'écroula à côté de moi en riant aussi. Il essaya de se redresser mais retomba sur le sol, ce qui me fit encore plus rire et mon rire devait être contagieux car il me rejoignit dans mon euphorie stupide jusqu'à ce que l'on n'ait plus le souffle pour ça. Quand on eut reprit notre souffle après ça, on se releva enfin. Je ne savais pas pour Daniel, mais je me sentais un peu idiot d'avoir fait ça alors que je savais qu'on allait tomber et se faire mal. Je savais que je ne m'étais pas fait suffisamment mal pour ne plus être capable de bouger parce que j'arrivais à me mettre debout mais mes genoux tremblaient et je sentais du sang couler sur mon bras, là où la manche de la grosse veste que j'avais empruntée s'était arrachée. Daniel se mit debout à son tour – et fit deux pas de côté comme s'il était bourré – et attrapa mon bras qu'il regarda en grimaçant. Lui s'en sortait bien comme je m'étais accroché à lui et que je l'avais – involontairement – protégé avec mon corps. Il boitait juste. Il faudrait tout de même vérifier.
«On devrait aller soigner tout ça. Tu sais où il y a une pharmacie?»
Il hocha la tête et je le suivis pendant quelques minutes. Je me rendis alors compte que Daniel savait comment se soigner et me soigner. C'était rassurant. Le bandage camouflait tout mon avant bras et une partie de ma main et j'étais sûr qu'il était aussi long parce que Daniel avait coupé trop de bandage. J'avais voulu vérifier l'état de son genou mais, même s'il était gonflé, je ne pouvais rien faire et Daniel se contenta d'étaler de la crème et de tenter de me rassurer, ce qu'il finit par faire quand je vis qu'il marchait un peu mieux et qu'il prit une béquille à ma demande.
Cela ne faisait que quelque heures que l'on se connaissait et on était déjà blessés et meurtris parce qu'on avait pas réfléchi avant d'agir. Ce n'était pas ce qui allait nous empêcher de continuer tant qu'il n'y avait personne d'autre pour nous en empêcher.
«Tu as déjà conduit une voiture?»
Je ne m'étais pas attendu à ce que Daniel confirme mais ça rendait la situation encore plus amusante. Il sortit son feutre et écrivit sur le comptoir de la pharmacie. Je le rejoignis et lus par dessus son épaule.
Je vais avoir du mal à conduire avec mon genou gonflé. Tu veux que je t'apprenne?