Chapitre 3

Par Elka

3.

Dix minutes de karaoké tuèrent toute éventuelle trace de gêne entre eux. Ils riaient sur les mêmes musiques, interprétèrent un trois-voix de la « cabane au fond du jardin » qui tira des larmes à Callinoé ; il envisagea sérieusement de s'arrêter pour récupérer son souffle.

Roxanne voulut ensuite en savoir plus sur le périple d'Apolline qui, si elle venait tout juste de l'attaquer, put tout de même raconter son voyage en auto-stop précédent. C'était un couple. La femme conduisait, dévoilant des forêts amazoniennes rousses sous ses bras, et parlait du nez en assurant avoir tout vu et tout fait. « Une grande gueule avec de grandes dents » résuma Paul, mais avec un parcours atypique. Elle avait longtemps voulu faire des études de psycho, jusqu'à trouver un mi-temps dans une triperie qui lui avait tellement plu que sa vie avait pris un virage à quatre-vingt-dix degrés.

Depuis, elle était tripière le jour, artiste la nuit. Quand elle ne potassait par des livres de psycho – dont elle parlait comme si elle avait pondu une thèse dessus – elle fabriquait des babioles qu'elle revendait sur Internet. Paul avait pris en photo sa carte de visite pour voir sa boutique en ligne dès que possible.

Lui avait lâché Sciences-Po pour fabriquer du faux Comté dans la fromagerie d'un petit village. Ils s'étaient rencontrés là-bas, de façon improbable. « La tripière et le fromager » résuma Apolline avec une soudaine tendresse « on dirait une fable de la Fontaine, je les ai trouvé plutôt romantiques, en fait. »

Cette histoire rappela à Callinoé une cliente à qui il avait eu à faire quelques jours plus tôt. Il dut révéler son travail et se retrouva à enchaîner les anecdotes. Apolline se tenait les côtes. Elle avait un rire communicatif, le plus vrai que Callinoé ait entendu. Elle paraissait le sortir de son corps comme un cadeau dont les autres s'emparaient.

— Je vais m'arrêter sur la prochaine aire d'autoroute, prévint-il en apercevant un panneau.

— Je vous offre le café, décida Paul. Ou toute autre boisson, d'ailleurs.

— T'es pas obligée, glissa Roxanne.

Callinoé la vit grimacer furtivement juste après, et lui jeter un coup d’œil ; elle devait se dire que lui avait bien mérité que leur auto-stoppeuse lui offre à boire.

— Non c'est vrai, admit Paul. Mais je vous dois bien ça, et ça me fait plaisir.

Se garer et remonter les fenêtres fit gagner une dizaine de degrés dans la voiture. Callinoé s'en extirpa prestement, en grognant de soulagement et en s'étirant dans la lumière du soleil et l'odeur de gazole.

— Je vais aux WC, lança Roxanne.

— Je te suis, dit Apolline. On se retrouve dans la boutique ?

Elle demandait ça à Callinoé qui leva le pouce et fit quelques pas en roulant les épaules. Il tira sur le col de son t-shirt pour créer un vague appel d'air tout en observant les quelques personnes autour. Un fumeur au regard absent, deux gamins pendus aux bras de leurs parents, une famille sortant d’une voiture pleine à craquer. Il entra dans le magasin climatisé, ce qui lui arracha un frisson.

Paul et Roxxie n'étant pas revenues des toilettes, il erra au milieu des peluches, des magazines et des sandwichs. L'effet « route et vacances » rendait cette nourriture industrielle presque appétissante. Il hésita sérieusement à craquer pour un sandwich plein de mayo mais, comme il était plutôt l'heure du goûter, il rabattit son dévolu sur un paquet de gâteaux.

Le rire de Roxanne ramena son attention vers les filles, hilares, qui revenaient. Il salua le caissier et les rejoignit au comptoir où ils commandèrent à boire et prirent place sur des tabourets hauts.

— Il faut que je demande, lança Apolline une fois la chantilly de son cappuccino disparue de sa tasse. Mais vous me dites si ça vous gêne.

À sa façon de regarder Callinoé, il devina que ce serait surtout lui qui pourrait être dérangé. Il avait sa petite idée sur sa question. Il croisa les bras et lui sourit pour l'encourager, ce qui ressemblait à du stress s'effaça des traits d'Apolline. À la voir assise bien droite, il prenait conscience de sa grande taille et de sa silhouette athlétique.

— Comment on peut appeler son fils Callinoé et sa fille Roxanne ?

Elle grimaça, guettant les reproches, mais Roxanne éclata de rire et Callinoé hocha la tête avec fatalisme.

— Il n'est jamais trop tard pour prendre conscience de ses erreurs, dit-il.

— Te méprends pas, je le trouve chouette ton nom !

— T'en fais pas, rit Callinoé.

Apolline se détendit. Elle avait représenté un attrape-rêves sur le dos de sa main, un fou d'échec, un dé, une croix et ce qui ressemblait à une pièce sur les phalanges de ses doigts. Remarquant son attention, elle approcha sa main de lui pour qu'il l'observe plus en détail.

— C'est joli, commenta-t-il avec chaleur.

C'était bien pauvre pour exprimer à quel point il trouvait ça cool et bien fait.

— Quant à mon prénom, je l'aime bien aussi. Je crois vraiment que mes parents ont préféré revenir à plus conventionnel quand Roxanne est née.

— Mais mon deuxième prénom, c'est Ennoa, rappela-t-elle. Les habitudes ont la dent dure !

— Vos parents sont de vrais romanciers !

Roxanne et Callinoé échangèrent un regard complice et il haussa les épaules tandis qu'elle esquissait un rictus et avouait :

— Pas franchement. Ils seraient plutôt des personnages eux-mêmes.

— Et pourquoi ça ? s'enquit Apolline en prenant une photo de sa tasse vide.

Ses yeux en amande brillaient d'un véritable intérêt. Les photos comme une série de documentation, les dessins sur sa peau, sa curiosité et ses anecdotes... Callinoé se demanda soudain si elle n'était pas dessinatrice, auteure de BD peut-être, ou si elle ne visait pas ça comme carrière.

— Eh bien, y a la fois où maman a ordonné à papa de débarrasser le garage de toutes les saletés qu'on n'utilisaient pas, raconta Roxanne. Il a emprunté une remorque, nous a soigneusement exploité et est parti à la décharge avec une montagne de trucs improbables.

— On a trouvé trois pommeaux de douche au fond d'un placard, explicita Callinoé. Des ampoules grillées aussi, un vieux clavier d'ordi où il manquait des touches…

— Ohlala, souffla Apolline avec son immense sourire, ne serait-ce pas le syndrome du « je le garde, ça peut servir » ?

— Exactement, soupira Roxanne. Du coup, il est parti à la décharge et il est revenu avec... un évier. Il disait qu'il pourrait le raccorder aux tuyaux mais, bien sûr, ce n'est pas encore fait.

— Depuis deux ans, il sert de meuble dans le garage, conclut Callinoé.

Apolline raconta que son propre père était tout à fait à l'opposé du leur. De caractère minimaliste, il aimait pouvoir retrouver ses affaires sans avoir à fouiller des heures dans des tiroirs ou à retourner entièrement une pièce.

— Ce serait plutôt ma mère qui aime le bazar, ajouta-t-elle après un instant d'hésitation. Elle a négocié de pouvoir remplir la cuisine comme elle veut, du coup on retrouve parfois des conserves qui datent ou, une fois, des vers dans du chocolat noir.

Callinoé ignorait même que c'était possible, mais Roxanne eut la délicieuse idée de parler de la fois où ils en avaient trouvé dans un pot de cumin, et il décida qu'il valait mieux reprendre la route avant qu'il ne gerbe.

Une fois dans la R5, Apolline demanda où ils comptaient s'arrêter pour la nuit. Roxanne éplucha les dizaines de feuilles de route annotées par leurs parents et retrouva le nom du village où ils avaient prévu de prendre une chambre d'hôtel.

— Oh, ce sera parfait ! assura Apolline en vérifiant sur Google map. Vous pourrez me laisser là si ça vous va.

— Okay, finit par lâcher Roxanne après un court silence.

Callinoé acquiesça et tourna la clef de contact pour faire mine de se concentrer sur la conduite. Après la bonne ambiance des dernières heures, une vague de malaise venait de s'abattre dans l'habitacle. Paul ne voulait très certainement pas déranger, d’où le rappel qu’ils pourraient la lâcher quand ils le souhaitaient.

Sauf que Callinoé ne le souhaitait plus vraiment.

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Dédé
Posté le 28/10/2019
Qu'ils ne lâchent pas Paul ! J'aime décidément beaucoup cette fille. Comment est-il possible de l'abandonner ? Elle a l'air de faire tellement du bien à Calli qu'il risque de déprimer si elle s'en va… Le pauvre…

C'est vraiment sympa cet échange d'anecdotes sur les conducteurs et le caractère des parents. La complicité entre eux se construit ainsi et j'en redemande. Vraiment.

Tu m'offres vraiment de la lecture feel-good. Ca fait un bien fou !

Je m'en vais peut-être continuer…

Petite coquillette :
Quand elle ne potassait par des livres de psycho --> pas
Elka
Posté le 29/10/2019
De la lecture feel-good ? Ca me fait bien plaisir ce que tu dis là ! Tant mieux (bon ce sera pas TOUJOURS feel-good, sinon ce n'est pas drôle ahaha)
Oui Paul fait du bien à Calli, ne serait-ce que par sa présence d'inconnue dans son confort, ça le force à émerger un poil de sa coquille.
Rimeko
Posté le 21/09/2019
Suggestions :
"je les ai trouvé plutôt romantique(s)"
"Il croisa les bras et lui sourit pour l'encourager, ce qui ressemblait à du stress s'effaça des traits d'Apolline" Je trouve qu'il manque un lien entre les deux parties de la phrase, la virgule ne suffit pas...
"débarrasser le garage de toutes les saletés qu'on n'utilisaient (n'utilisait) pas, raconta Roxanne. Il a emprunté une remorque, nous a soigneusement exploité(s)"

Décidément, Paul me plaît de plus en plus, je comprends Callinoé ! Et oui ça m'étonnerait pas non plus qu'elle soit autrice de BD, avec son caractère un peu fantasque et sa curiosité. J'adore toutes les petites anecdotes d'ailleurs, c'est drôle et attendrissant, et tellement vrai !! (Le coup de l'évier m'a tuée, c'est exactement un truc que je pourrais faire XD) (Oh, et la trippière aussi !!)
Ce ne sont que des anecdotes inventées, ou... ?
Elka
Posté le 22/09/2019
Les anecdotes sont à moitié inventée. Mon père est le genre à aller à la décharge sur ordre de ma mère pour revenir avec un truc qui ne servira à rien. Des amis nous ont un jour offert un robinet doré immonde en disant que mon père saurait bien en faire quelque chose xD
Pour la tripière elle n'existe pas réellement mais, lors de mon premier covoit', y avait ce type qui avait fait de longues études à science po' pour un jour découvrir une exploitation de faux comté et s'y jeter corps et âmes, abandonnant ses projets premiers.
Ca recoupe une histoire racontée par ma mère y a longtemps, sur la fille d'une amie à elle qui a fait un stage chez un tripier un peu au pif (genre stage de 3éme) et qui a eu une révélation pour en faire son métier.
Le fait-elle encore aujourd'hui, je l'ignore, mais ça m'avait marqué =)
Olek
Posté le 21/09/2019
- J'aime la psycho-tripière, qui bien qu'absente devient si réelle !
- "Il dû" révéler son travail" et le devoir semble pénible pour lui.
- Le "cadeau dont les autres s'emparaient" est une image que je comprends mais que je trouve un peu violente, peut-être à cause du mot "emparer".
- Toujours des échanges très vrais, c'est chouette !
- J'aime la description brève des usagers de l'aire d'autoroute.
- C'est une drôle de question que celle d'Apolline, je ne m'y attendais pas ^^
- Quand je m'ennuyais au lycée, je me dessinais sur les bras aussi, au stylo bic bleu, plein de petits trucs, ça m'amuse d'avoir ce point commun avec Paul.
- La photo de la tasse vide est un chef d’œuvre, je suis sûre !
- "Je le garde, ça peut servir", c'est tellement mon papa ! L'autre jour on a calé un meuble avec un bout de vieille plaque d'immatriculation, et il a sorti à maman, qui râle quand il amasse, "tu vois, ça sert !"
- Moi non plus je ne souhaite pas qu'elle parte, mais m'est avis qu'elle ne va pas les lâcher si facilement...

J'aime toujours autant si ce n'est plus !
Elka
Posté le 21/09/2019
<3
J'ai l'impression qu'énormément de parents font ça, je pense qu'il y a une question de génération en jeu (mon père aurait 1000 fois pu faire et dire ce qu'a fait et dit le tien)
Merci pour tes retours Olek !
Renarde
Posté le 20/09/2019
Ce qui est particulièrement sympa avec ton récit, c'est qu'on y est. Je pense qu'on a tous fait des longs voyages sur l'autoroute, où comme tu le notes "L'effet « route et vacances » rendait [la] nourriture industrielle presque appétissante.

J'aurais bien aimé savoir d'où vient le prénom Callinoé et pourquoi est-ce que les parents ont choisi de l'appeler ainsi. Il y a une invitation de Paul pour en savoir plus, et au final je reste sur ma faim. C'est comme leurs parents, ils ont l'air excentriques, mais au final, on ne sait pas grand chose d'eux et l'anecdote est plutôt propre à tous les parents d'un certain âge. La majorité des 50-80 ans que je connais rentre dans la catégorie "je garde au cas ou".

J'aime beaucoup ce début de quelque chose entre Paul et Callinoé. Je n'arrive pas à savoir si elle va être le déclencheur d'une remise en question avant de partir, ou si c'est le début de quelque chose qui durera plus que le temps du trajet.
Elka
Posté le 20/09/2019
Hello Renarde,

Il y avait une BD de Boulet qui m'avait particulièrement touchée, c'est une où il raconte ses souvenirs de voyages en voiture, la nuit. Et c'était tellement MOI (et du coup, j'ai réalisé, tellement plein d'autres gens aussi). J'y avais beaucoup pensé en écrivant ce morceau, j'espérais obtenir le même déclic chez un lecteur, le fameux "oh, je l'ai fait aussi !"
Bon, apparemment y a un petit manque sur ces parents. Il va falloir que je me penche dessus. Le prénom Callinoé... je ne sais pas si je l'expliquerai, tout simplement parce qu'à moi il m'est venu vraiment comme ça. Après j'ai peut-être une idée sur ce que je pourrais raconter, je vais y réfléchir è_é)
Merci Renarde <3
Rachael
Posté le 15/09/2019
Coucou,
Encore un chapitre sympa où on approfondit les relations des personnages. J’ai cependant un peu moins accroché aux anecdotes que dans les chapitres précédents. La tripière artiste, ça manque un peu de développement je trouve, j’aurais aimé un peu plus de détails sur ce qu’elle fait en tant qu’artiste. Quant aux anecdotes sur les parents, je ne sais pas, je les ai trouvées un peu banales, enfin je n’ai pas trouvé qu’elles montraient les parents sous un jour si « excentrique » que ça. Sinon, ça fonctionne toujours bien entre les personnages, et on sent tout de suite que calinoe est sous le charme d’Apolline.

Détails
Quand elle ne potassait par des livres : pas
une cliente à qui il avait eu à faire : affaire
il rabattit son dévolu : jeta son dévolu (dévolu ne s’emploie apparemment que dans cette locution)
vers les filles, hilares, qui revenaient. Ce ne serait pas plus fluide comme ça ? vers les filles qui revenaient, hilares. (tu ne dis pas vraiment pourquoi elles sont hilares d’ailleurs…)
Elka
Posté le 15/09/2019
J'ai tout corrigé, merci !
Arf, je suis désolée que tu aies moins accroché. Il est possible que je n'ai pas géré (je surveillerai bien les prochains commentaires, voire je remanierai si je trouve de meilleures formulations), il est possible aussi qu'on accroche moins à certaines. Ton retour est très important en tout cas ! Je note ce qui te manquait è_é
Merci Rach !
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