3.
Roxanne finit par se réveiller, baillant à s’en décrocher la mâchoire, les cheveux ébouriffés. Elle se redressa, la marque de la ceinture lui barrant la joue. Elle demanda ce qu’elle avait raté, s’ils avaient beaucoup roulé, s’il restait un gâteau dans le paquet aux pieds de Paul. Il ne lui fallu pas plus de trente secondes pour échapper totalement à Morphée. Callinoé, lui, avait envie de se dégourdir les jambes. Ses épaules le pinçaient, preuve de crispation.
— Arrête-toi à la prochaine aire, déclara immédiatement Roxanne quand il eut sous-entendu qu’il se reposerait bien un peu.
Il lui sourit à travers le rétroviseur.
— Prends pas ce ton paniqué.
— T’es du genre à serrer les dents dans ton coin, protesta-t-elle.
— Comment tu peux me dire ça alors que je viens d’avouer que j’étais fatigué ?
— Tu déconnes ? s’exclama-t-elle.
Elle prit une voix grave pour l’imiter, prenant une intonation de mâle viril et sans peur qui aurait eu sa place dans Walker Texas Ranger et qui arracha une grimace vexée à Callinoé.
— « Ohlala Roxxie si seulement tu avais ton permis, moi aussi je pourrais ronfler sur la banquette arrière. Oh et puis tiens tu veux pas me masser pour te faire pardonner ? »
— T’exagère ! se plaignit-il sans pouvoir se retenir de pouffer.
Elle allait répliquer quand Paul éclata de rire.
— On se calme Laurel et Hardy !
— C’est Callie le gros et moi le petit, j’espère !
Elles discutèrent encore un peu, jusqu’à ce que Paul remarque le panneau indiquant une prochaine aire d’autoroute et le fasse remarquer à grands cris. Ils braillèrent pour la forme (« Tu le vois ? » « Oui je le vois ! » « T’es sûr que tu le vois ? ») puis jouèrent à « je vois avec mon petit œil » avant de pouvoir se garer sur le parking d’un starbuck.
Le soleil brillait fort. Tandis que Callinoé détendait sa nuque et ses épaules, il pouvait sentir la chaleur le piquer comme une poignée d’aiguilles. Il tira sur son t-shirt pour tenter de sécher la sueur qui lui collait dans le dos. Sa première pensée fut qu’il était heureux que Camille ne le voit pas comme ça.
Il songea qu’ils se tiendraient peut-être un jour sur un parking, s’octroyant une étape dans un voyage de vacances. Callinoé épierait la façon dont le soleil ferait briller ses cheveux clairs. Ils se prendraient par la main, rigoleraient de leurs paumes rendues moites par la chaleur de la R5. Ils s’embrasseraient peut-être.
— J’ignorais qu’il y avait des Starbuck sur les aires d’autoroute, dit Paul en l’arrachant à ses rêveries.
Il était stupide. Déjà parce que s’il ne parlait pas à Camille, ils ne sortiraient jamais ensemble. Ensuite parce que se perdre dans ce genre d’illusions finirait par rendre la réalité décevante alors qu’il était conscient de tout ce qu’elle avait à offrir.
Et puis, Dumbledore ne disait-il pas qu’il était mauvais de se perdre dans ses rêves en oubliant de vivre ? Et Callinoé n’était pas le genre de personne à douter de la sagesse du sorcier.
— Moi aussi, répondit Roxanne avec un grand sourire, mais c’est parfait. Je vais me payer une grosse part de carrot cake !
— Et un café géant, renchérit Callinoé. Mais si on reste plantés comme des huitres, ça n’arrivera pas.
— Des huîtres ? se marra Paul.
Ils passèrent la porte et la climatisation leur hérissa les poils. Callinoé envisagea de passer les six prochaines heures au frais, à respirer la caféine. Il supporterait même le bruit de la machine qui donnait l’impression de préparer des boissons au karcher.
Il n’y avait presque personne. Ils se placèrent derrière un gros bonhomme en costume sombre. Ses cheveux formaient un amas de boucles brunes écrasées à l’arrière de son crâne, comme s’il avait dormi sur sa tignasse mouillée. Quand il passa commande, il apparut qu’il s’exprimait à la fois d’un ton impérieux et avec un sacré cheveu sur la langue.
— À vous ! déclara la serveuse à Callinoé.
C’était une rouquine aux rondeurs agréables à regarder, avec des lunettes à fine monture et un radieux sourire.
— Un grand café, s’il vous plaît.
— Votre nom ?
— Callinoé.
Il lui fit un sourire d’excuse quand elle leva les yeux sur lui mais, à son expression, il devina qu’elle ne le croyait pas. « Encore un qui change d’identité sur son gobelet » devait-elle se dire. Il paya et alla attendre sa boisson à côté du gros type. Il avait un nez empâté, une moustache fournie et les boutons de sa veste tenaient par la force du Saint Esprit. Il détourna les yeux en entendant Roxanne et Paul décliner leur identité.
— Arya Stark, lança sa sœur avec naturel.
— Tiberius Kirk, dit ensuite Paul.
Là, la rouquine rit franchement.
— Celle-là on me l’avait pas encore faite, admit-elle. Fan de Star trek ?
— « Fan » n’exagérons pas. Mais j’ai regardé les films avec mon père et ils étaient sympas.
— Vous avez vu les tout premiers ?
— Non.
— Ils sont chouettes. Je pourrais vous les filer par dropbox si vous voulez.
Roxanne et Callinoé échangèrent un regard amusé. Il était assez admiratif de la simplicité avec laquelle Paul conversait avec les inconnus.
— Callinoé ? appela quelqu’un derrière le comptoir.
— C’est moi.
Il récupéra sa boisson et vérifia son nom. Il manquait un « l ». Roxanne récupéra la sienne et ils signalèrent à Paul qu’ils partaient à la recherche d’une table. Il y en avait une à côté de celle du monsieur enrobé. Celui-ci vérifiait son portable, les sourcils froncés.
Quand Apolline les rejoignit, Roxanne se pencha immédiatement vers elle pour chuchoter :
— Je rêve ou la fille te draguait ?
— Ah, c’est bien ce qui me semblait.
Elle se tourna brièvement et partagea un sourire complice avec Callinoé.
— Faut reconnaître qu’elle est mignonne.
— T’as pris son mail ou son téléphone ? s’enquit-il.
— Pourquoi faire ? On ne se reverra pas.
Il trouva la conclusion plutôt pessimiste mais n’insista pas. Paul sortit son téléphone pour prendre son latte en photo.
— Oh les cons ! s’exclama une voix qui les fit sursauter.
C’était leur voisin, qui prit conscience qu’il venait d’attirer leur attention sur lui et qui leva son gobelet pour s’expliquer.
— ‘Y s’sont gourés ! J’m’appelle Serge, y pouvaient pas réaliser que j’pouvais pas avoir dit ça ?
Il était noté « seiche » au marqueur noir. Callinoé préféra ne pas répondre, lui-même avait eu du mal à saisir que son prénom était « Serge ».
— Ils voient des blagueurs toute la journée, temporisa Paul avec douceur, ils pouvaient pas deviner.
Elle bascula son regard sur Callinoé et, suffisamment cachée par une longue mèche, roula des yeux pour exprimer son agacement. À ce moment, Callinoé reçut un SMS. Surpris, il sortit son téléphone — Baptiste ? Ses parents ? C’était rare qu’il reçoive un message — mais c’était Roxanne. Il ravala sa déception et lut ce qu’elle avait envoyé pendant que Paul mettait fin à la discussion avec leur voisin :
« Le gars critique avec un tel défaut de prononciation ?? Il donne pas envie qu’on « chinquiète pour lui » »
Callinoé dut s’empêcher de rire. Néanmoins, la pointe de déception restait quelque part au fond de lui. Roxanne, elle, avait de si bons liens avec les autres qu’elle recevait souvent des nouvelles de Justine, et certainement d’autres amis aussi.
Callinoé, quant à lui…
Il avait des copains, des gens avec qui il s’entendait bien. Ses rapports étaient bons avec ses collègues, il déjeunait même quasiment tout le temps avec Baptiste, il parlait aisément avec des gens qu’il rencontrait lors d’une soirée ou à un dîner, les proches de ses parents l’appréciaient… Il n’était pas seul et abandonné.
Malheureux tout de même, parfois. Jaloux de sa sœur qu’il aimait tant. Désappointé par lui-même. Quand il avait pris conscience qu’aucune de ses relations n’avait la force de celle qui unissait Roxanne à Justine, le lycée s’était terminé, la fac avait été abandonnée et le monde du travail lui paraissait hostile et tardif pour commencer.
Une vraie amitié, solide et unique, ne prenait-elle pas racine dans l’enfance ou l’adolescence ? S’il en nouait une maintenant, aurait-elle cette force ?
Il étudia Paul qui rigolait avec Roxanne. Quand ils l’auraient déposée, s’il prenait son téléphone, contacterait-elle Callinoé pour prendre de ses nouvelles ? Il était bien plus probable qu’elle entre en correspondance régulière avec Roxanne.
Vive, énergique et indomptable Roxanne. La Griffondor de la famille.
— Ça va, Callie ? s’enquit-elle soudain, l’air inquiet.
Il sourit. Elle n’avait pas à subir ses états d’âme, hors de question de l’appesantir avec un ressenti sur lequel elle n’avait aucun contrôle.
— Ça va bien, assura-t-il.
Je pense qu'à la fin, les masques de Calli et de Paul vont tomber. Peut-être que Roxanne aussi va se libérer de certaines choses qui la pèsent. Un voyage libérateur qui va leur permettre de tourner la page, aller de l'avant et vers une meilleure version d'eux-mêmes. Ou pas du tout… !
Je vais m'arrêter là pour ce soir mais je continuerai prochainement. Cette histoire continue de me faire beaucoup de bien. Comme si je faisais aussi partie du road trip. Et je crois que j'en ai bien besoin. Donc, go !
A très bientôt !
Coquillettte :
Il ne lui fallu pas plus de trente secondes --> fallut
L'idée c'est de profiter du changement de décors pour lâcher du lest, en effet. Un changement, en général, ça permet de créer des situations propices aux discussions. Enfin, c'est mon avis :)
Détails
un nez empâté : tu ne voulais pas plutôt dire épaté ?
hors de question de l’appesantir : je me demande si on peut dire appesantir quelqu’un…
Je voulais totalement dire un nez "épaté", mais l'erreur me fait bien rigoler maintenant que tu la pointes xD