Chapitre 4

Par Elka

4.

— Vous vous êtes toujours aussi bien entendus ?

Après un silence de dégustation, Paul avait allongé le coude sur la table, regardé le frère et la sœur avec tendresse, puis posé sa question.

— Je crois ? Répondit Roxanne en interrogeant Callinoé du regard. Sauf quand tu planquais mes petites voitures, bien sûr.

Mes petites voitures, corrigea-t-il avec malice. Et je le faisais pour que tu arrêtes de mettre des miettes dans mon lait.

— Tu m’avais mis la tête dans le linge sale !

— Parce que tu me mettais tes pieds dans la figure pour me réveiller.

— Moi au moins je jouais pas à mettre du caca de chien en bas du toboggan, dans le parc.

— Par contre tu faisais des boules de boue et de brindilles en t’en foutant partout.

— C’était des nids d’hirondelle ! s’exclama-t-elle, offusquée.

Le déclic de l’appareil les arracha à leur joute. Amusé, Callinoé conclut pour Paul :

— Globalement, oui, on s’aime.

Roxanne fit mine de vomir et Paul pouffa.

— Plus sérieusement, on fait partie des fratries chanceuses. Ma meilleure amie a deux grandes sœurs, et ça a longtemps été conflictuel. Même maintenant on la considère encore souvent comme « la petite dernière ».

Elle mima les guillemets pour exprimer que Justine ne se définissait plus vraiment ainsi depuis ses quatorze ans.

— Techniquement elle l’est, bien sûr, mais elle a dix-neuf ans maintenant, et on lui rappelle encore de pas parler aux inconnus.

— Ses sœurs ne l’ont pas vus grandir ? demanda Paul.

Le sujet semblait l’intéresser sincèrement. Elle, fille unique, couvait-elle depuis longtemps une curiosité face aux familles nombreuses ?

N’avait-elle pas d’amis avec qui elle aurait pu déjà avoir ce genre de conversation ? Comme Callinoé, était-elle solitaire ? C’était vrai qu’il ne l’avait pas encore vu téléphoner à quiconque. Sa famille lui faisait manifestement confiance pour les rejoindre. Ou alors ils ne savaient pas qu’elle faisait du stop.

— C’est ce qu’elle me dit, oui. Y a trop d’écart entre elles, alors elles la considèrent encore comme une chose fragile à protéger. Après, nos parents font un peu pareil avec moi.

Elle soupira. Callinoé haussa un sourcil et la contredit :

— Ils ne te voient pas comme ça. Au contraire, ils te savent adulte et responsable.

Roxanne eut l’air franchement surprise. Elle ramena ses cheveux en arrière et croisa les bras, le regard sérieux, une moue perplexe tirant un côté de sa lèvre vers le bas.

— Sois pas naïf, frérot. Tu dois me chaperonner au bar à chaque fois !

— Je le vois plus comme ça, maintenant.

— Comment tu veux le voir ?

Paul suivait leur échange comme un match de tennis.

— Ils doivent penser que ça me fait sortir, lâcha Callinoé.

Ce fut en le disant qu’il se convainquit de la véracité de cette théorie. Parce que leurs parents jugeaient réellement que Roxanne était responsable, alors il n’était pas logique que Callinoé doive encore veiller sur elle à ce point-là.

Par contre, lui était le canard boiteux de la famille au niveau social. Ce n’était plus à lui de protéger Roxanne, mais à elle de l’introduire auprès des gens.

— Mais… n’importe quoi.

Elle leva un sourcil.

— Tu crois vraiment ça ? demanda-t-elle, incrédule.

Sa surprise étonna Callinoé.

— Plutôt, oui, argua-t-il, ils n’arrêtent pas de dire à quel point tu es joyeuse et pleine d’énergie, que tu iras loin. Maman raconte souvent que quand t’avais quatre ans, elle t’a regardé joué et qu’elle s’est dit « elle, ç’aurait été dommage de pas la faire ».

Roxanne l’empêcha de poursuivre d’un geste agacé, comme si elle chassait une mouche. Le regard de Paul resta fixé sur Callinoé, plissé comme pour lire à travers lui, mais aussi chargé d’une certaine peine. Il se sentit rougir de gêne en même temps que ses entrailles se tordaient : il n’aimait pas inspirer la pitié.

— Ça c’est des anecdotes à la con que maman et papa radotent à chaque repas de famille ! s’énerva-t-elle. Ils en ont à la pelle. Je sais plus combien de fois j’ai entendu que « le médecin était impressionné quand il a vu que Callinoé tenait assis tout seul très jeune » ou que tu savais « réciter les voyelles à trois ans ».

— Le génie de mes jeunes années s’est essoufflé avec le temps.

Il avait voulu insuffler de l’humour à cette réplique, mais il y avait mis trop de force, trop de ressentiments. C’était quelque chose qui le travaillait beaucoup, et l’exprimer rendit les battements de son cœur plus lourds. Il craignait la réponse de Roxanne qui le regardait trop fixement. Il craignait les mots qui allait sortir de ses lèvres. Il craignait le réconfort qu’elle allait essayé de lui transmettre et qui le chargerait de honte.

Il n’aurait pas dû être aussi franc. La sincérité avait du bon tant qu’elle ne gâchait rien.

— Si je puis me permettre…

Apolline avait dit ça tout doucement, s’immisçant à pas de loup dans une discussion qui tournait à la tempête. Mais sa voix parut soulager Roxanne. Callinoé remarqua que les yeux de sa sœur brillaient un peu trop. Il l’avait fait pleurer. L’idée de s’enfuir aux toilettes avant que Paul ne reprenne sa phrase le traversa.

Mais la gentillesse peinte sur ses traits anguleux le cloua sur sa chaise.

— Je crois que tu ne vois pas que c’est la même chose. Vos parents vous complimentent tous les deux.

— Je préférerais quand même être la personne « responsable et sérieuse et profondément digne de confiance » de la famille, plutôt que la clown de service.

C’était le monde à l’envers. Depuis quand correspondait-il à cette description ? Et, surtout, depuis quand leurs parents le voyaient ainsi ?

— Tu m’as écouté ? reprocha gentiment Paul.

— Mais c’est vrai !

— Ah mais vous êtes cons ! s’emporta quelqu’un.

C’était leur voisin, qui avait délaissé son téléphone pour les regarder d’un air fâché que Callinoé ne s’expliquait pas. Des miettes de cookies constellaient son costume malmené par son embonpoint.

— Je ne vous permet pas, répliqua froidement Roxanne.

— Na mais j’voulais pas vous insulter.

— C’est raté, ironisa Callinoé avec acidité.

— Pardon, mais vous m’faites penser à moi et mon frère, Maurice.

Mon frère et moi, marmonna Callinoé dans son gobelet de café.

Roxanne lui fit un clin d’œil de connivence.

— Une vraie tête de nœud, poursuivit Serge d’un ton plus calme, comme s’il cherchait à excuser sa brusquerie précédente. On s’aimait bien mais… Bah z’avez d’la chance, c’tout.

— Comment ça ? demanda Roxanne.

Le sourire de Paul prouvait qu’elle avait voulu poser la même question. Callinoé trouvait leur franchise louable. Encore une qualité qu’il n’avait pas : ne pas réfréner sa curiosité quand quelqu’un tendait une perche aussi évidente que ce Serge. Callinoé appréciait que la discussion se détourne de leur situation personnelle ; ça lui avait bien remué les méninges.

Passé un temps de silence, Serge changea son assise pour leur faire face. Une expression de surprise teintée de plaisir apparut sur ses traits tombant ; qu’on s’intéresse à lui le galvanisait. Il en devenait bizarrement touchant en dépit de son physique disgracieux et de sa cinquantaine bien tassée.

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Dédé
Posté le 10/11/2019
Qu'est-ce que j'ai aimé cet "affrontement" Calli/Roxanne !! Tellement de choses en sont ressorties… Des choses qui font la richesse de ce chapitre et qui les rendent encore plus attachants.

Une chose qui ne change pas : l'identification à Callinoé est tellement forte… Le vilain petit canard qu'on a besoin de faire sortir de temps en temps, c'est tellement comme ça qu'on me voit. Enfin bref…

J'ai un peu peur que le silence autour de l'histoire de Paul cache quelque chose de super triste qui va me dévaster… Serge n'a pas l'air bien non plus… Il a l'air quand même sympathique et j'ai hâte d'apprendre à le connaître par la suite !

A bientôt pour la suite !

PS : j'ai vu que Rachael avait relevé les coquillettes alors je ne vais pas répéter.
Elka
Posté le 10/11/2019
Ah cool j'ai aimé l'écrire cet "affrontement", ça me permettait d'avoir enfin un peu plus le point de vue de Roxanne et de lui brosser davantage de personnalité !
Mow mais non Dé, tu n'es pas un vilain petit canard. Calli ne l'est pas non plus, c'est juste l'image qu'on a de soi ;)
Renarde
Posté le 08/10/2019
Oh, un nouveau personnage intéressant ! Ce voyage est décidément plein de surprises.

Tu décris bien les fratries, notamment les petits derniers qui restent les petits derniers à vie. Je dis toujours "ma petite sœur", et elle a 33 ans XD. Et dans vingt ans, ce sera toujours "ma petite sœur".

Paul a l'ai bien seule, je reste sur ma première impression. On verra quel éclairage Serge donne au trio !
Elka
Posté le 09/10/2019
C'est fou ce voyage, ils croisent des gens de façon bien pratique xD
Etant une petite dernière, je compatis à la situation de ta soeur (même si, soyons honnête, le statut de petit dernier a aussi ses avantages)
Merci de ta lecture Renarde !
Sorryf
Posté le 04/10/2019
Olala je sens que l'histoire de ce pauvre Serge va être triste.
Et je pense que l'histoire de Paul est triste aussi.
Encore une fois j'aime beaucoup la finesse des émotions, toutes en pudeur. Surtout dans ce chap ou Calli formule ses angoisses.

Petite remarque sur le chapitre précédent : quand ils entrent dans le starbucks il me semble que tu dis qu'il est presque vide, mais dans ce cas pourquoi s'asseoir à portée de voix de quelqu'un ? A un moment tu écris "il y avait une table a côté du type" (de mémoire), mais si le strabucks est presque vide il devrait y avoir plein d'autres tables vide, cette phrase donne l'impression que le starbucks est plutôt rempli.
Elka
Posté le 05/10/2019
Mais non voyons, Serge était funambule dans un cirque et tout va bien dans le meilleur des mondes.
Bon, je ne suis pas convaincante.
Excellente remarque ! Merci, je vais remplir davantage ce Starbucks !

Merci pour ta lecture Sorryf <3
Keina
Posté le 03/10/2019
Hop, je me suis enfilée les chapitres que j'avais pas lus, et je n'arrive toujours pas à décider où tu comptes nous emmener...
Mais plus ça va, plus je me dis que cette histoire risque de déraper à tout moment, et j'aime cette prise de risque ! Notamment du côté de Paul, elle a l'air chouette comme ça mais peut-être qu'elle cache des choses pas claires, j'ai eu d'ailleurs l'impression à certains moments qu'elle avait un comportement bizarre, mais je ne saurais plus dire quand... Mais je crois que Callinoé l'a relevé aussi !
Et puis l'arrivée de ce nouveau personnage, qui s'incruste comme ça dans la conversation, c'est louche, c'est louche...
Elka
Posté le 03/10/2019
Ne dit-on pas que c'est le voyage qui compte ? 8D Ils vont peut-être tout simplement arriver à bon port, partager une assiette de crustacés et repartir chacun vivre sa vie.
Comment ça je ne suis pas crédible ?
Merci de ta lecture Keina !
Rachael
Posté le 02/10/2019
Ca le décoince, Callinoé, de parler de son enfance. Il laisse sortir des trucs qui le tracassent et qui visiblement ne sont perceptibles que pour lui, puisque sa sœur comprend les choses très différemment. Il se reproche beaucoup de choses, avec une certaine tendance à l’autoflagellation…
Il y a une phrase qui m’a gênée : Encore une qualité qu’il n’avait pas : ne pas réfréner sa curiosité quand quelqu’un tendait une perche aussi évidente que ce Serge.
Ce m’a paru un peu étrange que « réfréner sa curiosité » soi un défaut, puisque c’est quelque chose qu’on fait avec un effort (réfréner quelque chose, c’est un effort). Dans ce sens, c’est assez contradictoire de penser comme un défaut à quelque chose qu’on fait avec effort
Détails
Ses sœurs ne l’ont pas vus grandir : vue
elle t’a regardé joué : jouer
l craignait les mots qui allait sortir : allaient
Il craignait le réconfort qu’elle allait essayé de lui transmettre : essayer
Je ne vous permet pas : permets
sur ses traits tombant : tombants
en dépit de son physique disgracieux et de sa cinquantaine bien tassée : cette phrase m’a fait tiquer, parce que pour moi, on peut être touchant à tout âge et avec n’importe quel physique
Elka
Posté le 03/10/2019
Je commence par la fin, je suis parfaitement d'accord avec ta dernière remarque, et je ne voulais pas du tout insinuer le contraire. Je reprendrai cette phrase !
Merci de toujours souligner les coquilles et les phrases bancales, c'est précieux <3
Je voulais montrer que la subjectivité ça peut être retord, Callinoé est en plus du genre à s'apitoyer sur son sort.... qui n'a rien de terrible finalement ! Mais à garder ses angoisses pour soi comme ça, tout se coince
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