Ses poings continuaient de frapper la glace, jusqu’à ce que le sang se mette à perler sur sa peau. Elle ne pouvait pas croire ce qu’il y avait sous ses yeux. Son frère ne pouvait pas être parti. Il n’en avait pas le droit.
Les larmes roulaient sur ses joues, mais elle n’abandonna pas, continuant de marteler ce qui le séparait de la seule personne qui comptait pour elle.
— Ça ne sert à rien petite, il ne sortira de là que quand il le voudra.
Talia arrêta son geste, tournant un regard incompréhensif vers Oza-Fynn. Puis la colère l’envahit.
— Allez-vous-en si vous ne voulez pas m’aider ! De toute manière, vous vous en fichez, ça vous fait plaisir qu’il soit mort. Un de moins, non ?
La guerrière arqua un sourcil puis décroisa les bras. Elle sembla se retenir de faire un pas dans sa direction, se murant plutôt dans une attitude distante.
Pendant un instant, elle avait eu envie d’établir un contact avec l’adolescente pour la rassurer, touchée par la détresse dans sa voix.
— Il n’est pas mort, calme-toi s’il-te-plait.
Ce n’était pas son genre de s’attendrir ou de se sentir mal pour ce genre de chose, mais ce qu’elle voyait sur le visage de l’adolescente lui faisait de la peine. L’incompréhension, le désespoir. Peut-être que c’est ce qu’elle ressentirait si elle perdait ceux qui comptaient pour elle. Ils étaient très peu. Et avec la guerre qui approchait, leur avenir à tous était incertain. Les traits de la guerrière se firent plus durs à cette pensée.
— Si c’est un jeu pour vous, vous n’êtes qu’une …
Talia n’eut pas le temps de terminer son insulte, Oza-Fynn la saisit par le bras et la tira à nouveau sur ses pieds. Elle la traîna sur la rive d’une main ferme que la plus jeune n’arrivait pas à se dégager.
— Regarde autour de toi. Tu ne trouves rien d’étrange ?
L’adolescente se força à reprendre sa respiration et s’essuya rageusement les joues. Elle obéit malgré son esprit embrumé. Elle dut admettre que quelque chose clochait. À bien regarder, elle pouvait distinguer des stries glacées non naturelles sur le sol. Les éclats de glace se dirigeaient tous vers le même point.
Non, ils avaient la même origine, plutôt : son frère. Oza reprit la parole, semblant chercher ses mots :
— Ce n’est pas un sujet que je maîtrise réellement. Tout ce que je peux te dire, c’est que ton frère a utilisé ce que vous, les magiciens, appelez Loria. L’aura protectrice, un bouclier instinctif. C’est exécuté de manière plutôt grossière et brutale ici, j’ai déjà vu des mages en action, mais le résultat est là. Il a dû être attaqué par quelque chose.
Des magiciens ? Un bouclier ? Talia sentit ses tympans se mettre à bourdonner et elle perdit pied. C’était trop. Beaucoup trop. Heureusement, sa guide lui tenait toujours le bras et l’empêcha ainsi de tomber. D’une douceur presque surnaturelle, la guerrière l’aida à s’asseoir, malgré la froideur du sol gelé.
— Les portes ne fonctionnent que pour ceux qui sont connectés à la magie. Désolée, je pensais que tu le savais. Que tu savais ce que vous pouviez faire, ton frère et toi. C’est la première fois que je vois des Voyageurs en face, j’ai surtout entendu des histoires.
Elle évita de lui mentionner que le seul qu’elle avait vu dans sa vie avait sa tête plantée sur une pique. Oza n’était pas certaine que la gamine le supporterait en ce moment. Un jour, elle devrait peut-être y faire face.
Talia se passa une main sur le visage, pour faire disparaître les derniers vestiges de sa crise de larmes.
— La magie … La magie n’existe pas chez nous … Enfin … Ce sont des histoires, des contes pour enfants …
La femme arqua un sourcil de surprise, mais elle ne chercha pas à en savoir plus. Le regard de l’adolescente se porta vers la glace.
— On ne peut pas le sortir de là ?
Son interlocutrice haussa les épaules.
— Je ne me mêle pas des affaires des magiciens d’habitude, je n’en sais pas plus, désolée.
Talia serra les dents, son visage passant par toute une gamme d’émotions. Elle se sentait complètement perdue, désemparée. Mais surtout effrayée, et en colère. La situation avait échappé à tout contrôle. Elle ne savait pas comment arranger les choses.
Prudemment, elle retourna sur la glace et, malgré le froid qui transperçait ses maigres vêtements, elle s’allongea à côté de la silhouette immobile de son frère. Elle essayait de se raccrocher à ce que lui avait dit la guerrière. Il n’était pas mort. Il ne pouvait pas l’être. Elle ne voulait pas être seule dans ce monde qui lui était totalement inconnu.
Sa main effleura la surface, et elle essayait de distinguer les traits d’Alaric sous la glace, pour voir s’il souffrait. Ou si elle arriverait à communiquer avec lui, d’une manière ou d’une autre.
— S’il-te-plait, ne me laisse pas, souffla-t-elle, se mettant à grelotter de plus en plus intensément.
Oza l’observait de loin, ses sens en alerte. Même s’il faisait jour, elles pouvaient tomber sur de mauvaises surprises. Elle tenta d’éloigner le sentiment d’inquiétude qui commençait à poindre le bout de son nez, voyant la gamine en proie à la température glaciale. Mais elle n’intervint pas, jugeant qu’il était plus prudent de laisser la petite magicienne en devenir gérer la situation comme elle le souhaitait. Elle avait l’air inoffensive, mais la guerrière gardait dans un coin de sa tête toutes ces histoires qu’on murmurait en frissonnant. Elle restait méfiante envers tous les utilisateurs de magie, qu’ils viennent de leur monde ou non. Ça lui avait sauvé plus d’une fois la vie.
Talia ferma les paupières, se sentant de plus en plus engourdie par le froid. Mais son esprit ardent était tourné vers une seule chose. Elle s’accrochait à la seule famille qui lui restait. Ils avaient promis de ne jamais se laisser, ce n’était pas maintenant qu’ils allaient rompre leur promesse.
Elle sentit une douce chaleur sous ses doigts, mais elle n’y prit pas garde.
— Pourquoi tout ça nous arrive ? souffla-t-elle. Qu’est-ce qu’on a pu faire pour mériter ça ?
La mort de leurs parents, les trop nombreux abandons, puis ce voyage insolite et terrifiant. Elle essayait de se dire qu’ils n’y étaient pour rien. Que la vie jouait de malchance. Alaric était le pessimiste, et elle s’était donné la tâche de ne pas le laisser sombrer dans ses pensées noires. Mais elle restait humaine. Et parfois, quand personne ne regardait, elle se laissait aller à penser qu’elle avait peut-être fait quelque chose pour que le destin s’acharne sur eux.
Elle était peut-être le problème, après tout.
— Non !
La voix de son frère résonna dans son esprit. Ou bien était-ce la sienne ? Elle sursauta et ouvrit les paupières, pour découvrir que sa paume s’était illuminée. Son cœur se mit à battre la chamade, mais une intuition lui souffla de se calmer, voyant qu’à mesure qu’elle paniquait, la lueur s’amenuisait.
Posant sa paume à plat, elle suivit son instinct et lentement, elle traversa la glace, comme si celle-ci n’existait plus. Son regard terrifié se transforma peu à peu en fascination. Elle n’eut pas conscience d’Oza, qui s’était rapprochée.
Sa main toucha la poitrine de son frère, et elle sentit les pulsations de son cœur sous ses doigts. Un sourire soulagé étira ses lèvres mais elle restait concentrée.
Elle pouvait voir, à travers la glace, cette aura autour de lui. Loria.
— Réveille-toi, souffla-t-elle.
Comme s’il l’avait entendu, il ouvrit les paupières. Elle pouvait le voir, maintenant. Son regard désemparé, le soulagement sur ses traits en apercevant sa jumelle …
Un tremblement se fit sentir autour d’eux. Par réflexe, Talia referma son poing sur la veste de son frère, peu désireuse de le voir à nouveau s’éloigner d’elle. Ils n’eurent pas le temps de se poser plus de questions. Un craquement sinistre se fit entendre et ce fut le chaos : la glace autour d’eux explosa. L’eau, libérée, les engloutit brusquement.
Les jumeaux sentirent deux bras puissants les saisir et les tirer sans ménagement hors de l’eau glaciale. Les deux adolescents se retrouvèrent bien vite sur la rive, grelottant, leurs dents claquant violemment. Alaric, confus, regardait Talia.
Que s’était-il passé ? Il avait l’impression d’avoir émergé d’un rêve. Un rêve un peu trop réel. Les derniers événements lui revinrent en mémoire et il regarda autour de lui, nerveux à l’idée d’apercevoir à nouveau ce monstre de l’enfer.
Son regard se posa alors sur la femme inconnue et il se raidit.
— Tout doux, si tu essaies quoi que ce soit, je te tue, c’est clair ? gronda la guerrière, la main sur la garde de son épée courte, les sourcils froncés.
Talia se déplaça légèrement pour se mettre entre eux deux, fusillant sa protectrice du regard. Cette dernière finit par hausser les épaules, relâchant sa prise sur son arme.
— Regardez autour de vous, vous êtes deux bombes à retardement. Je n’ai pas envie de finir glacée à mort ou pire, d’accord ? se justifia-t-elle à contre-cœur, se souvenant qu’ils étaient eux-mêmes peu habitués à leur véritable nature.
Alaric tourna la tête vers Talia.
— Qu’est-ce qui se passe ? Qui c’est ? Est-ce que ça va ?
Il venait de voir les hématomes sur le visage de sa sœur et son regard se fit inquiet. Talia, quant à elle, se tourna vers la guerrière, de plus en plus inquiète. Celle-ci hocha la tête après avoir lu la question muette dans le regard de l’adolescente.
— Il vaut mieux s’éloigner d’ici. Nous ferons un feu pour vous réchauffer et vous reposer, et ensuite je vous mènerai hors d’Argon.
Talia était trop exténuée pour lui poser des questions. La voyant trembler de plus en plus, Alaric s’empressa de se remettre sur ses pieds, chancelant, et l’aida à se relever.
Gardant les questions qui lui brulaient les lèvres pour plus tard, il se contenta de fixer hostilement le dos de la femme qui lui était totalement inconnue, son bras serré autour des épaules de sa sœur. Il n’en menait pas large non plus, les deux étaient trempés jusqu’aux os.
Ils finirent par se retrouver dans une clairière beaucoup plus sympathique que les bois étouffants qu’ils venaient de quitter. La présence de l’équidé, qui semblait les attendre, surprit Alaric mais il ne fit aucun commentaire. Il était beaucoup trop perdu, entre ce qui venait de se produire, la présence de cette femme habillée étrangement, et ce monstre qui l’avait poursuivi.
Ils se retrouvèrent bien vite assis devant un tas de bois secs que leur guide s’empressa d’allumer à l’aide d’un briquet. Cette dernière tendit une couverture à Talia, lui disant qu’elle n’en avait qu’une. L’adolescente chercha à la tendre vers son frère, mais ce dernier lui mit de force autour de ses épaules, un air sévère sur le visage.
— Qu’est-ce qui t’a pris de sortir de la maison aussi peu habillée … fit-il, un bref sourire en coin.
Cette tentative d’humour éclaira le visage de Talia, même si elle savait qu’il cherchait surtout à éviter de penser à tout ce qui venait de se produire, pour ne pas craquer. Elle lui donna un léger coup sur l’épaule. C’était bien parce qu’il avait filé en douce qu’elle l’avait suivi sans prendre le temps de s’habiller convenablement.
La guerrière partit alors leur chasser quelque chose à se mettre sous la dent, et Talia en profita pour expliquer à Alaric tout ce qu’Oza lui avait dit. Le visage de ce dernier blêmit puis verdit. Elle crut pendant un instant qu’il allait être malade.
Tentant de le rassurer en posant sa main tremblante sur son bras, elle ne sut, par contre, pas quoi lui dire. Les mots restaient bloqués dans sa gorge. Maintenant qu’ils étaient posés, ensemble, elle commençait à vraiment réaliser ce qui se passait.
— Tu crois qu’on est coincés ici ? souffla Alaric, d’une voix qu’il cherchait à maîtriser.
Talia garda le silence pendant un moment, se mordant la lèvre. Elle se secoua mentalement. Il fallait qu’elle dise quelque chose, pour ne pas laisser la panique gagner, autant pour elle que pour son frère.
— Je suis certaine qu’on trouvera un moyen pour rentrer. S’il y a une porte pour l’aller, il y en a certainement une pour le retour. Je ne sais juste pas à qui on pourrait demander de l’aide.
Le regard du jeune homme se porta dans la direction qu’avait prise Oza-Fynn mais Talia haussa les épaules en réponse. Elle posa les yeux sur les vêtements déjà en train de sécher de son frère. Ils étaient déchirés à plusieurs endroits. Les paroles de la guerrière lui revinrent et elle se redressa, de l’inquiétude dans les yeux.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Je veux dire … avant ?
L’explosion de magie. C’était trop grotesque pour qu’elle arrive à le dire à voix haute. Elle vit la peur traverser le visage d’Alaric.
— J’ai fait la rencontre du plus gros chat sauvage que j’aie pu voir.
Sa voix s’éteignit sur la fin alors qu’une boule d’angoisse se formait dans sa gorge. Il avait vraiment cru mourir.
— Je ne sais pas ce qui s’est passé, je suis tombé dans l’eau et après, plus rien.
Il fixait ses mains, pensif, se grattant légèrement la peau avec ses ongles, signe qu’il était agité. Talia posa sa tête contre son épaule.
— J’avoue que je ne comprends pas trop comment tout ça fonctionne. Mais on va trouver, d’accord ? fit-elle d’une voix douce, y mettant tout l’optimisme qu’elle pouvait en cet instant.
La guerrière revint avec le dîner. Elle ignora les regards répugnés des deux adolescents lorsqu’elle enleva d’un coup sec la peau du lièvre, laissant ses mains habituées le préparer et le faire cuire.
Talia, dont les tremblements avaient cessé, réchauffée par les flammes, lui demanda alors quel serait le plan, lorsqu’ils seront un peu plus reposés.
— Vous faire sortir d’ici en un seul morceau. (Talia vit les traits de la guerrière s’assombrir mais elle n’osa pas lui demander ce qui pouvait bien inquiéter cette femme armée jusqu’aux dents.) Cette forêt maudite n’est pas loin de Madragore. Mes hommes sont campés là-bas, on verra ce qu’on peut faire quand on y sera, mon commandant en sait plus sur … vous. Plus que moi, du moins.
Alaric sentit Talia se raidir contre lui. Lui non plus ne comptait pas faire confiance en cette femme, même si elle semblait réellement vouloir les sortir de cette forêt.
— Cette forêt est maudite ? demanda alors l’adolescente.
Oza haussa les épaules.
— Il y a bien des chances. Beaucoup ont péri en ces lieux. Ce n’est pas l’endroit le plus dangereux, quand on connaît ses moindres recoins. Mais les moins avertis peuvent faire des rencontres … malheureuses. Et il y a eu quelques rares témoignages de voix qui se font entendre pour désorienter les imprudents. J’étais à la recherche d’un gamin du village qui s’est perdu, mais je suis arrivée trop tard.
Un frisson glacé parcourut de manière simultanée les jumeaux. Ils gardèrent le silence quelques secondes, puis Talia hocha la tête, pensive. Elle se souvenait très bien de la confusion qu’elle avait ressenti à son arrivée. De l’impression que la forêt cherchait à la perdre, comme si elle était munie d’une volonté propre.
Elle jeta un bref regard sur le morceau de viande cuite que lui tendait la guerrière, mais ne fit pas longtemps la fine bouche, engloutissant tout avec avidité. Son frère en fit de même, encore plus affamé qu’elle. Ils connaissaient la faim, ils n’allaient pas cracher sur un repas. Même si ledit repas avait été vivant peu de temps auparavant, ce dont ils n’avaient pas l’habitude.
Leur guide leur annonça alors qu’il était temps de se remettre en route.
— Il faut sortir d’Argon avant la nuit. Je ne pense pas que vous ayez envie de retenter l’expérience, fit-elle, jetant un regard au jeune homme.
Ce dernier frissonna. Il n’était pas près d’oublier ce qu’il avait vu. Il était certain que ce regard jaune, mauvais, allait hanter ses cauchemars un moment. S’ils arrivaient à la prochaine nuit en vie, évidemment.
La guerrière proposa à Talia de monter sur sa monture. Cette dernière voulut refuser, s’insurgeant qu’elle pouvait marcher.
— Avec les coups que tu as reçus à la tête, il est préférable que tu te ménages, renchérit leur guide, d’un ton sec.
— Merci à qui, d’ailleurs ? ne put s’empêcher de répliquer l’adolescente.
— Vous l’avez frappée ? gronda son frère.
Une flambée de colère gonfla ses veines. Il ne sut pas ce qu’il lui prit, d’où provenait cet élan de violence, faisant un pas en direction de la guerrière. Il se retrouva bien vite avec une lame sous la gorge, les yeux incandescents de sa propriétaire en face de lui plantés dans les siens. Se calmant aussitôt, il fit un pas en arrière, levant légèrement les mains, penaud.
D’un geste de sa lame, elle fit signe à Talia de monter, puis la rangea. L’adolescente jeta un regard soutenu à son frère, lui intimant silencieusement d’éviter de se mettre à dos celle qui pouvait les faire sortir de là en un seul morceau. Alaric grogna en réponse, les traits fermés.
Ils reprirent la route. Talia, qui avait regardé avec appréhension le grand équidé, ne put s’empêcher de laisser un éclatant sourire apparaître sur son visage. Elle n’avait jamais fait d’équitation, mais elle se sentit aussitôt à l’aise. Peut-être était-ce sa tête malmenée, ou la pression de la dernière journée qui atteignait un point de rupture, mais elle eut soudainement envie de partir au galop, de filer comme le vent. Heureusement pour elle – elle n’allait certainement pas apprécier de tomber à nouveau sur la tête – la monture n’obéissait qu’à sa maîtresse et garda donc une cadence lente.
Les heures s’égrenaient. Ils firent plusieurs pauses, lorsque les adolescents semblaient sur le point de s’effondrer. Mais Oza les forçait à se remettre en route. Elle n’avait pas besoin de beaucoup d’arguments convaincants. La simple idée de tomber sur d’autres monstres suffisait.
Talia, autant pour se rassurer que pour garder son jumeau hors de ses pensées noires, s’exprimait sur tout ce qu’elle voyait, allant des sortes de plantes qu’elle n’avait jamais vu à ses questionnements sur la présence de cette porte magique dans la cour de leur tuteur.
— Tu as remarqué qu’il semble faire jour plus longtemps ici ? demanda-t-elle à Alaric, ignorant les regards furtifs de la guerrière, qui devait être soit intriguée par les absurdités qu’elle pouvait sortir, soit agacée de son débit de parole.
— Mouais, marmonna l’adolescent, la tête ailleurs.
— Pas de chance pour toi et tes nuits de sommeil à rallonge, ricana gentiment sa jumelle.
Le garçon se retint de lui faire une grimace, ses pensées immanquablement attirées vers ses angoisses. Il gardait une distance méfiante avec la monture, même si voir sa sœur sourire lui réchauffait le cœur. Elle arrivait toujours à voir le positif alors que la situation était désespérée et dangereuse. Voyant qu’elle allait bien, à papoter sans vraiment chercher à avoir de réponse en retour, il laissa prudemment ses pensées vagabonder. Il ne comprenait toujours pas ce qui s’était produit. Talia lui avait fait un résumé de ce que lui avait dit Oza, mais c’était difficile à croire. La magie avait toujours été quelque chose en quoi il n’avait jamais cru.
Comment aurait-il pu ? S’il pouvait vraiment faire de la magie, il aurait depuis longtemps fait quelque chose pour arranger leur situation. Il ne serait pas resté la victime d’une vie qui ne lui faisait que des sales coups. La commissure de ses lèvres tressaillit. Ils auraient pu sauver leurs parents.
Sans pouvoir s’en empêcher, il essaya de se rappeler ce qu’il avait bien pu faire pour provoquer cette … aura de glace. Mais peine perdue. Il avait surtout eu très peur. De mourir, de ne plus jamais revoir Talia, d’être abandonné dans cette forêt démoniaque.
Il ne se rendit pas tout de suite compte qu’il avait commencé à trembler. Sa première pensée fut qu’il avait certainement attrapé froid, mais il ne se sentait pas fiévreux. Serrant de plus en plus la mâchoire, à s’en faire mal, pour empêcher ses dents de s’entrechoquer, il se frotta machinalement les bras. Sa gorge lui faisait mal, comme si on cherchait à l’étouffer. Son cœur s’emballa.
Son pas avait ralenti, de plus en plus incertain. Son pied glissa sur un gros caillou qu’il n’avait pas vu et il perdit l’équilibre. Normalement, il aurait réussi à se rattraper, mais il sentit sa tête tourner, comme s’il manquait d’air. Tombant à genoux, il fut incapable de bouger, ni d’appeler à l’aide. L’aide ne tarda pas, cependant.
— Al !
Talia, inquiète, manqua de tomber en bas de sa monture alors qu’elle cherchait à en descendre à toute vitesse. Elle se retrouva bien vite à genoux en face de son jumeau. Elle tenta de voir où était la blessure qui avait bien pu le faire s’effondrer.
Ne voyant aucune plaie, elle leva son regard vers le visage de son frère, posant ses mains de chaque côté de celui-ci. La froideur de sa peau l’alarma encore plus. Que lui arrivait-il ? L’adolescent chercha à ouvrir la bouche, semblant vouloir lui dire quelque chose, mais elle vit ses dents claquer violemment. Le tressaillement dans ses membres commença à lui faire comprendre ce qui se passait, à lui rappeler une situation familière. Sans hésiter, elle l’entoura de ses bras et le serra très fortement contre lui, attentive à ses réactions.
— Je suis là, ne t’inquiète pas. Ça va passer.
Elle sentait Alaric lutter contre elle, contre lui-même. Il n’était plus maître de son corps ni de son esprit. Elle l’avait déjà vu dans cet état, ces dernières années. Elle avait appris, au fil du temps, à aider son frère à passer à travers les crises d’angoisse.
Patiente, elle continua à lui chuchoter à l’oreille qu’elle était là. Que tout allait bien se passer. Elle ne vit pas Oza dans son dos, qui s’était rapprochée, prudente.
Mais Alaric la vit. Elle et cette méfiance dans son regard, comme s’il allait lui faire du mal. Être le monstre des histoires que les gens d’ici racontaient. Ses tremblements s’intensifièrent et il ferma les paupières pour soustraire à sa vue la présence de la guerrière.
— Ne vous approchez pas, ordonna Talia, devinant que leur guide était derrière elle.
Elle sentit son frère légèrement se détendre entre ses bras en l’entendant. Elle non plus ne voulait pas faire totalement confiance envers cette femme, ils avaient été trop déçus et trahis par le passé. Mais elle avait un bon sentiment envers elle malgré leur rencontre chaotique, et même si elle savait qu’elle pouvait faire confiance en son instinct, elle ne pouvait pas demander à Alaric d’en faire de même.
Passant de temps en temps sa main dans le dos de son frère, elle resta ainsi le temps qu’il fallait. Les tremblements finirent par s’estomper, même si elle le sentait encore fébrile.
— Je … Je suis désolé, entendit-elle faiblement.
Elle prit sa tête entre ses mains, pour le regarder en face.
— Ne t’excuse pas, c’est l’enfer ces derniers temps.
Alaric lui fit un faible sourire épuisé.
— Il faut se remettre en route.
Oza-Fynn avait compris qu’elle ne pouvait intervenir, mais elle gardait en tête qu’ils étaient sur un territoire dangereux. Il fallait vraiment qu’ils sortent d’ici. S’attendant à recevoir un regard colérique de la part de la jeune femme ou de son frère, elle fut surprise de voir ce dernier hocher doucement la tête.
Attrapant la bride de sa fidèle monture, elle prit les devants, laissant les jumeaux trottiner derrière. Talia avait préféré rester aux côtés de son frère, qui restait silencieux.
Elle n’était peut-être pas experte en chevaux, mais l’adolescente finit par remarquer les tressaillements de la bête, au bout d’une autre heure de marche. Elle tourna son regard vers la guerrière, dos à elle, pour finalement la voir jeter des coups d’œil autour d’eux. Talia se raidit instantanément.
Alaric sentit aussitôt le changement d’attitude de sa sœur et lui jeta un coup d’œil inquiet. La voyant se rapprocher de la guerrière, il ne posa pas de question et en fit de même.
La femme finit par ralentir le pas puis s’arrêta complètement. Elle remit la bride de sa monture à Talia. Son regard était impassible.
— Restez ici, c’est compris ?
L’adolescente lui jeta un regard interrogateur mais aussi apeuré, même si elle cherchait à le cacher. Elle voulut ouvrir la bouche pour savoir ce qui se passait mais la guerrière avait déjà disparu.
— Qu’est-ce qui se passe ? souffla Alaric, une fois seuls.
Sa sœur haussa les épaules, sentant la tension dans tous ses membres prendre de l’ampleur. Instinctivement, elle chercha la main de son frère. Celle-ci était glacée et elle leva un regard inquiet vers lui. Elle pouvait voir la panique sur ses traits, son regard alerte. Une lueur bleutée, qu’elle avait cru avoir rêvée lors de sa crise de panique d’un peu plus tôt, se fit doucement voir dans son regard. Elle serra ses doigts un peu plus fortement, ne sachant quoi en penser.
Le robuste destrier s’agita soudainement, piaffant de nervosité. La bride échappa de la main tremblante de la cavalière débutante.
— Calme-toi ! tenta-t-elle de lui ordonner, d’une voix peu assurée.
Rien à faire. Elle sentit soudainement Alaric tirer sur son bras pour la placer derrière lui, alors qu’une plainte mi-surprise mi-effrayée sortait de la gorge du jeune homme. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et son souffle se coupa.
Une créature à l’aspect humanoïde sortit des buissons. Sa peau grisâtre était parsemée de cicatrices et de morceaux de chair qui pendouillaient ici et là. Légèrement plus petite qu’eux, son visage pointu était surmonté de deux grandes oreilles. Ses bras longilignes se terminaient par des mains aux griffes noires qui tenaient deux lames incurvées et sales.