Chapitre 3

Le crâne adossé contre le repose-tête du siège arrière, j’écoute ma musique les yeux fermés. Avec les embouteillages, traverser Montréal devient d’un ennui mortel. J’aurais pu monter dans le métro puis le bus, mais mes parents ont signé un contrat inexistant, celui de me conduire au centre tous les week-ends. Ils aiment ça, eux, les petits voyages en famille. Ils devraient prendre une belle photo souvenir qu’ils pourront coller dans l’album photo. Le portrait pourrait s’intituler : « Notre déception à son premier jour au CHR. »

Je retire mes écouteurs en relevant la tête lorsqu’on me tapote le genou. Assis derrière le volant, mon père tourné vers moi me déclare :

- On est arrivé. Tu n’as pas besoin qu’on t’accompagne à l’intérieur, hein ?

Ma mère ne me laisse pas le temps de parler qu’elle choisit de répondre à ma place.

- Allons, Arthur, le personnel n’aimera pas qu’on le dépose ici et qu’on parte sans l'accompagner.

Mon père la dévisage. On croirait lire dans son regard qu’il pense qu’elle cherche à me protéger inutilement. En réalité, j’opterais plutôt pour l’option qu’elle se protège elle-même. Cela la rassurerait d’être certaine que j’entre dans le bâtiment sans encombre et sans en créer.

- Il a 18 ans, rétorque mon père pour contredire.

Elle fronce les sourcils.

- Et alors ?

Je roule les yeux. Je commence à comprendre le sentiment qu’a mon père quand il roule les yeux à cause de moi. Je détache ma ceinture, glisse vers la place du milieu et j’ouvre mon téléphone. En quelques secondes, je suis dans l’appareil photo. Cliquant sur le bouton pour renverser l’image, lorsque je me vois dans l’écran, je me contorsionne pour capturer mes parents qui se regardent en chiens de faïence.

- Allez, souriez !

D’un commun accord, ils tournent leur attention vers moi. Clic. Photo surprise. Mon père s’apprêtait encore à lever les yeux au ciel et ma mère semble constipée d’appréhension. Puis, il y a moi, qui souris faussement de toutes mes dents.

- Je la ferai développer et vous pourrez la coller dans l’album photo avec une jolie citation.

Roulant d’abord mon fil autour de mon téléphone, je le range ensuite dans ma poche de jeans puis j’embrasse d’un coup rapide les joues de mes parents.

- Je vous promets, je vais bien faire ça, déclaré-je, en faisant un clin d’œil.

J’attrape ma valise à mes côtés. Je me dépêche de sortir de la voiture avant que mon père ne cherche à s’énerver contre moi et que ma mère veuille m’accompagner jusqu’à l’entrée. Sans regarder mes parents, j’avance vers la porte en levant la main. Je la secoue pour leur intimer de partir. D’ailleurs, au moment où je m'introduis dans le bâtiment, le moteur vrombit.

La lourde porte se referme d’elle-même. Une femme un peu rondelette est vautrée derrière son bureau. Elle lève les yeux vers moi et sourit.

- Bonjour, puis-je avoir votre nom ?

Je m’avance vers le bureau pour ne pas rester dans l’entrée comme un pantin.

- Han-sol Desrosier.

La secrétaire attrape une pile de documents qui reposaient dans le coin de son bureau. Elle fouille rapidement avant d’en ouvrir un et de délaisser les autres.

- Hansel…

- Han-sol, rectifié-je en accentuant la finale.

Elle hoche la tête avec incertitude comme si elle n’avait pas saisi sa faute. J’aurais dû changer de prénom quand j’ai changé de nom de famille. Personne ne comprend parfaitement les prénoms coréens. C’est énervant de toujours devoir se répéter ou d’épeler son prénom.

- Alors… fit-elle en scrutant ce qui semble être mon dossier. Votre numéro de dortoir est le 204. Vous avez 20 week-ends de travaux communautaires à accomplir.

Génial, merci de me fournir une information que je connais déjà très bien. Elle lève son regard puis pointe derrière moi avec son index.

-  Vous voyez la porte de couleur verte ? Derrière c’est la salle d’attente. Allez vous asseoir. Un intervenant va bientôt venir vous rencontrer.

J’opine de la tête avant de lui tourner le dos. Je pénètre dans la pièce. La salle d’attente ressemble à celle d’un hôpital, mais elle est condensée en un petit espace. Des mecs et des filles sont déjà assis sur certaines chaises en plastique reliées les unes aux autres. Je vais poser mon fessier entre deux personnes et je dépose ma valise à mes pieds. J’aurais bien voulu faire comme tout le monde en m'assoyant de manière à laisser une place vide entre celle à ma droite et celle à ma gauche, mais puisque ça représente la chose que chacun a faite, je n’ai plus cette possibilité.

En comptant rapidement, j’arrive au nombre de cinq personnes si je m’exclus. On est plutôt nombreux à être délinquant comme dirait le chérubin du poste de police.

La fille à ma gauche s’amuse à faire une tresse dans ses cheveux bleus. Son accoutrement est un peu sombre pour un visage angélique comme le sien. Elle doit être une adolescente dans sa phase emo à l’âme douloureusement brisée jusqu’à ce qu’elle découvre qu’elle aime bien le vert et le rose. Lorgnant du coin de l’œil le gars à la couleur de peau chocolat de l’autre côté, je devine qu'il semble vraiment s’emmerder à fixer un point invisible. Ses longues jambes sont étendues tandis que ses bras sont croisés sur son torse. La rangée de chaises en face de la mienne est constituée d’une blonde aux petits iris marron. Même avec son expression impassible, ses yeux paraissent naturellement rieurs. Elle ne cesse d’observer l’environnement qui l’entoure pendant qu’elle gigote un pied. Est-elle TDAH, peut-être ? Elle semble jeune, elle aussi. Un peu décalée, une dernière fille probablement au début de sa vingtaine est assise avec les jambes croisées. Un seul écouteur d'une oreille, elle écoute discrètement de la musique. C’est ce que j'en déduis, puisque l’appareil auquel est lié le fil disparait dans sa veste. Elle relève subitement ses yeux verts à mon égard. Sa chevelure noire en une coupe carrée arrêtant à la bordure de sa mâchoire et sa frange sur son front lui donne un air féroce à son visage plutôt fin. Mon attention se dirige vers le mec qui se hisse debout et qui étire majestueusement ses bras dans un cri gênant.

- Wow, moi qui croyais que les roux n’avaient pas d’âme. Cet étirement vient direct de là, se moque la fille aux cheveux ébène.

Le mec qui doit avoir environ le même âge que la fille, tourne la tête vers celle-ci puis explose d’un rire effrayant et complètement forcé.

- Et ça, ça vient des profondeurs de mon âme qui se trouve carrément ennuyée par ta blague.

L’entrée d’une nouvelle personne dans la pièce attire l’intérêt de tout le monde, mettant fin à l’échange ambigu entre l’arrogante et l’exorcisme. Le gars qui pénètre dans la salle paraît le plus normal d’entre nous. Cheveux brun foncé, yeux brun clair, habillement décontracté. Rien d’alarmant. Même son expression semble hurler : « Mais qu’est-ce que je fais ici ? » Il coule un regard sur les places qui sont libres. Constatant qu’il doit s’asseoir entre deux personnes, il hésite. D’ailleurs, il décide d’aller se choir sur le rebord de la baie vitrée.

La porte s’ouvre de nouveau, mais sur un homme dans la trentaine. Ses vêtements propres, ses mèches châtaines bien coiffées et son air sérieux indiquent clairement qu’il doit être l’intervenant.

- Commençons par les présentations. Je m’appelle Cédric et je vais être votre intervenant personnel. Je vais citer vos noms pour prendre vos présences. Veuillez lever la main.

J’apprends donc que la fille aux cheveux bleus s’appelle Betony Bédard. Carlie Lessard pour la petite blonde. Le mignon qui est assis où la fenêtre c’est Edson Fortier. Quant au mec près de moi il se nomme Elessan Clive. L’effrontée c’est Farah Lefebvre. Puis le roux s’appelle Louis-Thomas Gauvin.

- Le fonctionnement est simple. Vous vous levez entre 6h30 et 7h pour vous préparer ainsi que déjeuner. À 8h vous commencez le travail communautaire, vous avez une pause dîner de midi à 13h, vous reprenez le travail et vous terminez à 16h. À l’exception de vos effets personnels, on fournit le strict nécessaire. Chambre, lit, couvertures, repas, endroit pour vous doucher, etcétéra. On demande à ce que les chambres restent propres, vous n’êtes pas dans une colonie de vacances. L’étage des dortoirs est au deuxième et troisième étage. Le deuxième pour les femmes et le troisième pour les hommes. Interdiction de vous promener sur l’étage qui n’est pas le vôtre. Deux lits superposés sont placés dans chaque chambre. Votre dortoir peut donc contenir un maximum de 4 personnes. D’ailleurs, dit-il en nous pointant tous, tous ceux que vous voyez ici formeront une équipe permanente pour le travail communautaire.

Instinctivement, j’observe la réaction des autres. Louis-Thomas jette un mauvais regard à Farah qui l’accueil d’un rictus. Elessan soupire bruyamment. Betony laisse échapper un petit rire. Tandis que ceux qui restent ne laissent pas filtrer leur sentiment. En ce qui me concerne, je suis un peu sceptique de l’ambiance.

- Évidemment, reprend-il d’un ton plus las, le respect et le savoir-vivre est de mise. L’alcool et les drogues sont interdites. Les fumeurs, c’est à l’extérieur. Les téléphones portables peuvent être confisqués s’ils posent problème. Des questions ?

Un moment de silence plombe la pièce avant qu’Elessan s'octroie le droit de parole.

- Je croyais qu’on devait se présenter le week-end, on fout quoi, ici, un vendredi après-midi ?

- C’est une exception. C’est pour qu’on puisse discuter, vous expliquer la procédure et vous préparer sans vous presser. Pour les week-ends à venir, on demande votre présence entre 19h et 20h le vendredi. Ça évite, rendu au lendemain, de devoir gérer les retardataires.

- Est-ce qu’on peut sortir après notre travail ? s’intéresse Carlie.

- Dans la cour, oui. Autrement, vous devez rester dans un périmètre où l’on vous voit. Il y a aussi un couvre-feu à 22h.

La blonde grimace de dégoût. Les grognements et soupires des autres expriment leur mécontentement face à cette réponse.

- Je vous l’ai dit, vous n’êtes pas dans une colonie de vacances.

- On n’est pas en prison non plus à ce que je sache, rétorque Elessan.

Il a de la gueule, celui-là.

- Effectivement, mais certains d’entre vous auraient pu s’y retrouver. Alors, considérez-vous chanceux.

Ma mâchoire se serre. Je roule les yeux. Mais qu'est-ce qu'ils ont tous à parler de chance ?

- Je suppose que l’on n’a pas toute la même définition du mot « chance ».

Je tourne ma tête vers celui qui a osé se prononcer à ce sujet. Edson. Apparence trompeuse, il est moins timide que ce qu’il paraît. Son regard exprime une certaine curiosité face à ce que Cédric l’intervenant a à répondre. Malheureusement, sa curiosité va rester inassouvie, car Cédric nous invite à rejoindre notre dortoir.

J’arrive devant le dortoir 204 talonné par les autres gars. Mon espoir qu’on ne soit pas quatre se volatilise pendant que j’entre dans la petite chambre avec eux. Elessan me dépasse puis balance son sac sur le lit du haut de droite. Il grimpe sur celui-ci par l’échelle et s’étend. Louis-Thomas décide de s’approprier le dernier lit du haut. Alors, est-ce que je préfère dormir sous la panthère noire ou sous l’exorcisme ? Aucun des deux. Je prendrai donc celui qui restera. Je tourne mon regard vers Edson. Ce dernier me jauge de la tête au pied. Je hausse les sourcils devant cet examen corporel inattendu.

- Ça va, je te dérange pas trop ? T’as jamais vu un Asiatique de ta vie, peut-être ?

Edson a un mouvement de recul. Mon commentaire semble l’avoir mis mal à l’aise, puisque son visage devient subitement un peu plus rouge qu’à son naturel. La proximité d’autant d’individus rend ma patience plus fragile et aiguise mon mauvais tempérament. L’aspect social n’a jamais été ma force.

- Tu devrais te contenter de te choisir un lit, vaut mieux éviter de contrarier les petits ninjas dans son genre, déclare Elessan en se redressant dans son lit.

Je le fixe durement. Pour qui se prend-il cet abruti ? Depuis le début, son attitude est désagréable. J’espère qu’il a l’intention de changer de vitesse et de se calmer.

- Il ne faudrait pas te pousser trop fort, tu tomberais de haut de ton pied d’estrade, rétorqué-je.

Ma phrase le fait rire.

- Et comment tu penses t’y prendre pour me faire tomber de mon pied d’estrade ? En me frappant à coup de bat de baseball et en brisant mon genou ?

J’esquisse un sourire qui renferme le contrôle dont je fais preuve pour ne pas grimper et rejoindre cette grande gueule dans le but de la lui faire fermer.

- Vous vous connaissez ? interroge le roux.

Non. Et je ne souhaite pas apprendre à connaître cet effronté.

- Pas vraiment, mais mon cousin le connaît bien.

Puisqu’il semble vouloir m’énerver, je crois que je vais opter pour le lit en dessous de l’exorcisme. Je m’avance et je glisse, sous la base de lit, ma valise. Edson décide enfin de suivre le mouvement et de prendre le dernier lit qui reste. Le mien craque sous mon poids. Extrayant mon téléphone de ma poche, je déroule mon fil.

- Anthony Clive, ça te dit quelque chose ? rajoute-t-il, cherchant encore à me provoquer.

Je l’ignore sans lever mon regard vers Elessan. De toute façon, il est seulement un ignorant de plus qui ne connaît absolument rien à toute cette histoire. Ça ne m’étonne pas que ces deux-là soient de la même famille. Deux grandes gueules qui ne savent pas se taire et qui sont téméraires là où ils ne devraient pas l’être.

Les écouteurs dans les oreilles, j’active ma musique puis je tourne le dos à la chambre pour me coucher face au mur. Heureusement, Elessan ne vient pas me déranger. Son cousin aurait été le type de personne à me balancer son oreiller pour chercher davantage les embrouilles et attirer mon attention.

Le manque de sommeil criant de mes autres nuits fait surface. Je m’endors sans le vouloir.

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