Le jeune externe
Le nouveau venu fit craquer les articulations de ses doigts, poussant la provocation jusqu’à en tirer également un en penchant le cou sur le côté. Corentin tâcha de ne pas imprimer sur son visage toute l’expression de son dégoût. Il avait toujours détesté ce bruit, et ne supportait pas les personnes qui se laissaient aller à ce petit rituel devant ses yeux. Pour lui, ce son représentait quelque chose d’aussi désagréable que des ongles crissant sur un tableau noir.
Néanmoins, d’autres préoccupations, autrement plus importantes, l’attendaient.
Il étudia la situation sous toutes ses facettes, le coeur trépidant, se contractant si fort qu’il percevait les battements du sang dans ses tempes. Bien que fervent pratiquant de boxe thaïlandaise, il préférait trouver un compromis plus courtois, d’autant qu’il doutait pouvoir maitriser deux adversaires à la fois.
Il leva ses paumes, en un signe d’apaisement.
-Ok, ok, ne nous énervons pas…
Il cherchait vainement un scénario où il sortirait indemne, exempt de toute écorchure et, de surcroît, non dépouillé de son sac. Les chances pour que ces deux conditions réunies se réalisent semblaient bien dérisoires.
Tout, dans l’attitude des voleurs, indiquaient leur envie d’en découdre; pire encore, de le mettre à tabac. Leurs regards alertes étaient posés sur lui, toute leur attention accaparée à 200%, sans aucune once d’intérêt pour le pauvre sac à bandoulière usé par le temps que Corentin portait. Il faut dire qu’il trimballait cette fidèle sacoche depuis la cinquième.
La supposition de Corentin se confirma lorsque le motard éructa:
-On va te régler ton compte, mon mignon.
-On est payé pour ça, approuva le mec au sweat. Tu crois vraiment que ton foutu sac nous intéresse?
Alors que Corentin tournait la tête pour faire face au type qu’il avait coursé, il ne sut éviter la formidable droite qui lui percuta le menton. Sa tête rebondit contre le mur; mille moucherons noirs voletèrent un instant devant ses yeux; il vacilla, la lèvre fendue, éberlué. Du sang lui barbouillait le menton; il sentait pulser son coeur dans sa mâchoire. Il n’eut pas le temps de se demander dans quel roncier il venait de tomber, car la douleur annihilait toute pensée et toute émotion, se déversant sur lui comme une boue visqueuse. Il songea vaguement que le sang risquait de tâcher sa chemise blanche, et qu’il serait difficile de la récupérer au lavage. Cependant, seule la lutte méritait son attention à présent, et l’instinct qui s’était manifesté tout à l’heure surgit soudain. Le côté animal de lui même. Animal et… certainement un peu plus que ça.
Avec une détente prodigieuse, il balança à son tour son poing dans la face de son adversaire, feintant au dernier moment pour éviter le bras que l’autre levait en guise de protection. L’homme cria. Corentin enchaîna. Ses phalanges s’écrasèrent contre ses pommettes, puis sa tempe, puis sa gorge. Il feinta et son tibia défonça les côtes de son adversaire. Le jeune externe avait adopté instinctivement l’attitude de boxeur que son professeur lui avait inculqué. Finalement, peut être que son père n’avait pas eu tort de l’inscrire à ce cours de combat auquel il avait tant rechigné à aller.
Il n’eut pas le temps d’achever son adversaire, et recula pour éviter le poing monstrueux que le motard tenta de lui assener. D’un habile mouvement du poignet, Corentin lui tordit le coude et balança son genou dans son entrejambe, le laissant couiner de douleur pour s’occuper du type au sweat qui revenait à la charge. Même si le jeune homme lui était supérieur en technique et en force, l’autre savait également se battre, bien que d’une manière moins conventionnelle. En hurlant, il se jeta sur lui, et les deux combattants roulèrent au sol dans un fracas de coups et de cris. Corentin savait que sa chemise pouvait définitivement rejoindre la benne. Il hurla lorsque le type planta ses dents dans son bras, et riposta presque avec autant de violence, heurtant son front contre le nez de son adversaire. Un craquement s’éleva, lugubre. Le mec au sweat hurla, tandis que des rigoles de sang gouttaient sur le bitume caillouteux de l’allée.
Tout à coup, une poigne terriblement puissante souleva Corentin de terre, lui arrachant les cheveux. Pris par derrière par le motard, le jeune homme tenta de se glisser comme une anguille pour échapper aux bras étouffants de son agresseur, mais ses efforts restèrent vains. Avec une rudesse purement criminelle, le motard le plaqua contre le mur, son avant bras sur sa nuque, lui tordant le bras selon un angle douloureux.
Le joue écrasée sur le froid béton où la peinture terne s’écaillait de partout, il n’opposa aucune résistance. L’homme pouvait lui casser le bras à tout moment, et il ne souhaitait pas précipiter cet instant. Une luxation d’épaule, merci mais non merci… Il devait conserver toutes ses capacités, dans l’hypothèse où il se libérerait.
Une froide terreur s’infiltra cependant dans ses tripes lorsqu’il aperçut tout à coup l’éclat métallique dans le poing déchiré de l’homme au sweat. Il s’agita malgré l’horrible pression exercée sur son bras tordu; il sentait la fin proche, très proche, un peu trop proche à son goût. Il pouvait presque sentir par procuration la douleur éprouvante qu’il ne manquerait pas de ressentir lorsque l’arme s’enfoncerait entre ses côtes.
Ce n’étaient pas des voleurs.
C’étaient des assassins.
La peur qui le malmenait, frôlant l’indécence par son intensité, le réduisit à moins qu’un animal, libéra son instinct, le laissa toucher du bout des doigts un élément en sommeil dans son esprit. Comme une digue qui tout à coup se rompt sous l’afflux de sentiments trop profonds et trop déchaînés, l’eau coula comme une cascade dans son esprit, lui procurant une force pleine de courroux; la force d’un homme qui sait qu’il n’a plus rien à perdre. A cet instant ne comptait plus que la survie; de tout son être, la chose qu’il désirait le plus au monde résidait dans la mort de cet homme, de ce voleur de vie.
Il projeta toute sa volonté contre son agresseur, tout son désir de mort. Toute cette eau tumultueuse qui rugissait avec l’énergie d’un ouragan, il la dirigea contre l’homme, désirant du plus profond de son être voir disparaitre ce couteau sournois que son poing renfermait. Il éprouvait la sensation absurde que sa volonté se matérialisait par la seule force de la pensée; que son psychisme pouvait agir directement sur le corps de son agresseur sans le toucher.
Il resta figé par ce qui se passa alors.
Il sentit brusquement son esprit filer comme une flèche claire et limpide, mortelle, vers son ennemi pour le blesser. Une violente douleur le parcourut lorsque ce pan d’esprit déchira son enveloppe corporelle, comme un ongle brusquement arraché, une inspiration désespérée dans l’eau écumante. Plus étrange encore, la flèche mentale percuta l’homme au sweat avec aisance, entrant dans son corps avec une horrible facilité. Corentin faillit suffoquer devant les innombrables images qui s’offrirent alors à lui, devant cette proximité atypique avec tous les éléments composants le bras de l’homme. Il palpait du bout de sa conscience les muscles, les tendons, les nerfs, les artères, les os. Il palpait, et mieux, il agissait dessus. Des milliards d’informations lui fondaient dessus, alors même que son esprit rentrait plus profondément encore dans l’homme au sweat, passant d’un niveau macroscopique à cellulaire. Le tendon du long biceps, l’artère brachiale… puis les hématies dans les vaisseaux, les mitoses des cellules… Une alarme rouge sonna dans son esprit, lui interdisant d’explorer plus loin, jusqu’au niveau moléculaire, sous peine de perdre son esprit dans l’infiniment petit.
Il ne pouvait plus absorber davantage d’information… Il ne savait plus… qui il était… Il… partait à la dérive…
Dans un sursaut de détermination pure, il domina le pouvoir qui cherchait à le détruire, endiguant soudain les informations inutiles pour se concentrer sur l’essentiel, refusant de laisser cet instinct brûlant de rage mener la danse à sa place.
Un lointain souvenir s’imposa soudain à lui, malgré l’engourdissement général dont il souffrait. Il devait faire lâcher l’arme à l’homme… C’était quelque chose d’important, il s’en souvenait… L’embarras du choix se présentait à lui, et il fit le tour des possibilités avec difficulté, comme quelqu’un qui lutte contre la chaleur dans un désert sans pouvoir enlever la polaire qui le recouvre, comme quelqu’un qui, pour se réchauffer, ne trouve rien de mieux que des glaçons à lécher. Ses cours de sémiologie orthopédique lui revinrent péniblement à l’esprit, surgissant d’un passé lointain. Rupture de la coiffe des rotateurs? Luxation de l’épaule? Fracture de l’humérus? Alors qu’il se décidait soudain sur la blessure qu’il allait infliger au voleur, son esprit devint une lame dans le corps de l’homme au sweat.
Une lame qui coupait et désarticulait selon son bon plaisir. Une euphorie presque malsaine le submergea alors. Une euphorie qui en redemandait. Son pouvoir s’accentua, et la joie déplacée qu’il éprouvait avec. Il sentit qu’il s’égarait de nouveau. Une voix timide lui intimait de renoncer séance tenante à ce plaisir trop vif, si vif qu’il aurait aimé y rester pour l’éternité.
Pour l’éternité.
Une peur panique l’éreinta.
Corentin réintégra brusquement son corps, soudain si consumé de fatigue qu’il n’aurait pas été étonné de s’effondrer en un tas de cendre. Le souffle court, encore sous le choc de ce qu’il venait de vivre, il remarqua qu’une poignée de secondes à peine venait de s’écouler.
Et c’est là qu’il l’entendit. Dans ce terrible moment suivant le retour à la réalité. Sa réalité.
Un craquement inattendu retentit. L’homme au sweat émit un cri de souffrance presque inhumain, et, sous ses yeux ahuris, le bras tenant l’arme tomba brusquement sur son flanc, comme brisé, incapable de mouvement, aussi flasque qu’une outre vide. La lame tomba à terre dans un bref tintement. La main valide de l’homme soutint son bras blessé, tandis que ses mâchoires serrées laissait entrevoir la douleur qui le subjuguait. Corentin restait pétrifié, soudain vidé de toute énergie. Il restait stupéfait de se savoir responsable de cette impotence fonctionnelle soudaine, cependant, les réflexions concernant ce pouvoir qu’il n’avait jamais soupçonné viendraient plus tard. Il était trop pressé de se dépêtrer de cet enfer.
Le motard jura lorsque son complice tomba à terre, le visage crispé par la douleur, haletant, le teint blême.
-Mec! s’exclama t-il. Qu’est-ce qu’il se passe ?
Au début de l’impasse, quelques passants s’amassaient, alertés par les cris. Bien que Corentin, en règle générale, n’aimait pas se trouver au centre de l’attention, il priait à présent pour que l’un des badauds se décide à appeler la police. Il ne pourrait plus tenir les deux assassins en échec bien longtemps.
Il se sentait flotter dans un état second. Une douce hébétude le saisissait.
Hébétude qui trouva un terme face à la violence du motard.
-Sale petit con ! rugit-il, avant d’éclater sa tête contre le mur.
Un instant infime s’écoula, le temps que s’écoule la douleur la plus abrupte. Puis, dans un rugissement muet de rage pure, Corentin laissa de nouveau les puissantes émotions qui gonflaient dans sa poitrine libérer son étrange pouvoir, qu’il dirigea simultanément vers le jeune dégingandé en sweat, lequel roulait des yeux vitreux en tenant son bras blessé, et le motard qui ne cessait de lui marteler le dos de coups de poing. L’instinct sauvage et indomptable le domina de nouveau alors même que ses flèches mentales atteignaient leurs cibles.
Cet instinct sauvage édictait la mort, le fil coupé, le trait définitif.
Un spasme parcourut alors les deux hommes. Le motard diminua aussitôt sa pression sur la nuque du jeune homme, la respiration soudain sifflante. Comme poussé par un poing invisible, il lâcha complètement Corentin, et recula assez pour se retrouver dos au mur, avachi, roulant des yeux effarés tout en portant les mains à sa gorge dans un geste si humainement communicatif que Corentin comprit sur le champ ce qu’il se tramait. Un langage corporel universellement compréhensible, toute culture et langage confondus.
De blafard, le teint des deux agresseurs passa au bleu, alors même qu’une salive écumante moussait au coin de leurs lèvres tordues en un rictus muet; les yeux si exorbités que le jeune homme, totalement détaché des événements par une torpeur paranormale, songeait vaguement que les meurtriers souffraient peut-être d’un Basedow.
Trop ahuri pour parvenir une nouvelle fois à maîtriser ce pouvoir d’une violence inouïe, Corentin échoua à diriger les opérations de façon à seulement blesser ses agresseurs, tel un cavalier impuissant devant la fougue de son cheval. Soumis à son propre pouvoir, il laissa faire les choses, s’abandonnant complètement. Une joie étrange l’envahissait, une joie qu’il n’aurait pas dû éprouver, une joie qui ne lui appartenait pas, et pourtant viscéralement lié à lui.
Une joie qu’il n’avait pas envie d’arrêter.
Son coeur palpitait, des ondes violentes déferlaient dans son corps, et son sentiment de plénitude se poursuivait alors que son pouvoir exerçait sur les voleurs son lent travail de mort. Depuis longtemps, il ne s’était pas senti aussi vivant.
Tout à coup, une dernière convulsion raidit les corps des agresseurs, tandis qu’un borborygme s’échappait de la bouche écumante de l’homme en cuir, ouverte sur le vide. Leurs yeux s’éteignirent à quelques secondes d’intervalles, le motard précédant son complice dans la mort. Des marbrures sombres étiraient leurs couleurs violentes sur la peau de leur cou, seules preuves externes de l’expression dévastatrice du pouvoir de Corentin.
La joie malsaine qui irradiait dans l’esprit du jeune homme s’éteignit soudain, dès lors que la vie quitta les deux corps, disparaissant comme un brasier rugissant soudain mouché par un simple coup de vent. Corentin tomba de haut, tomba dans le vide. Un sentiment de déprime intense l’envahit alors que son esprit réintégrait son corps avec la même violence que lorsqu’il en était sorti. Le jeune homme se jeta par terre, se recroquevilla en boule pour récupérer son identité. Son pouvoir réclamait de nouvelles proies sur lesquelles s’exercer. Avec horreur, le jeune homme se surprit à penser que ce ne serait pas une mauvaise chose, tant la joie qu’il venait d’éprouver lui donnait satisfaction.
Son poing crispé en seule preuve de son combat mental, le jeune homme parvint finalement, à force de détermination, à calmer la faim non assouvie. Le pouvoir torrentiel dans son corps devint ruisseau, puis se tarit, effaçant toute trace de sa présence, laissant Corentin dans un état d’esprit proche du désert du Sahara. Il se sentait dans les vapes, nauséeux, l’esprit brouillé. Vide.
La joue éraflée, la lèvre en sang, le pantalon déchiré, il contempla les deux cadavres qui s’étendaient à ses pieds.
Un mot s’imposa à lui.
Fuir.
Ce passage m'a bien fait rire : Une luxation d’épaule, merci mais non merci…