Chapitre 3

Juliette fut réveillée le lendemain matin par un rayon de soleil qui passait par la fenêtre et lui chauffait la joue. Elle se redressa brusquement et vit s'évaporer l'espoir qu'elle avait nourri la veille, l'espoir de constater à son réveil que tout ceci n'avait été qu'un horrible cauchemar. Paul était exactement dans la position où elle l'avait laissé. Il respirait encore et son regard était toujours vif (elle avait vérifié presque toutes les heures pendant la nuit). Sentant son estomac gargouiller, elle décida de partir en quête de nourriture. Elle n'avait pas mangé depuis presque 24 heures. Elle se dirigea vers le restaurant en espérant que les aliments n'avaient pas disparu avec les employés. Sur le chemin elle vérifia les autres chambres. C'était également le statut quo pour les autres pensionnaires de l'hôtel. Arrivée au rez-de-chaussée, elle sursauta. Il y avait du bruit dans la cuisine. Elle courut et se retrouva nez à nez avec une petite femme brune uniquement vêtue d'une chemise. L'inconnue poussa un cri strident et laissa échapper une assiette remplie d'omelette qui se fracassa sur le sol. Juliette débita alors un flot de paroles avec la vitesse d'une mitraillette.

— Excusez-moi de vous avoir fait peur. Oh mon Dieu, je suis tellement soulagée de vous voir, vous n'imaginez pas à quel point ! Je ne sais pas ce qui s'est passé ici, depuis hier soir mon compagnon est paralysé. Tout le monde est paralysé. Il faut appeler le SAMU, la police...

L'inconnue lui pinça le bras.

— Aie ! Qu’est-ce-que vous faites ?

—Pardon, je devais vérifier que vous êtes bien réelle et non pas un pur produit de mon imagination. Ça fait 3 ans que je n'ai pas parlé à quelqu'un. Enfin quelqu'un qui me réponde, précisa-t-elle avec un petit rire.

Juliette se sentit prise de vertige. Elle dit d'une voix plus forte qu'elle ne l'aurait voulu:

— Comment ça, 3 ans ? Quand nous sommes arrivés ici hier tout était normal.

— Pour vous ça a commencé hier. Pour moi ça fait 3 ans, 2 mois et dix-sept jours.  Mais où sont mes manières ? Je m'appelle Olivia. Enchantée, dit-elle tout sourire en tendant une main que Juliette ne serra pas.

La couleur avait quitté son visage. Olivia lui proposa de s’assoir- ce qu'elle fit, et lui offrit un verre de jus d'orange qu'elle but d'une traite. 

— Je t'aurais bien offert quelque chose de plus fort mais il n'y a pas d'alcool ici. Remarque c'est une chance, sinon je serais morte depuis longtemps. Tu t'appelles comment ? Je peux te tutoyer ?

— Juliette, répondit-elle le regard dans le vide.

— Alors Juliette, tu ferais bien de manger avant que l'ombre arrive.

— L'ombre ? dit-elle d'une voix à peine audible.

— Oui, dit Olivia en s'asseyant face à elle. Il se passe des choses bizarres ici, tu l'as déjà remarqué. Tu verras des choses encore plus bizarres, crois moi. Mais la bonne nouvelle c'est qu'il y a toujours une ombre avant. Il suffit de se cacher et de fermer les yeux. Ça a toujours marché pour moi. D'ailleurs, en parlant de l'ombre, elle pointe le bout de son nez. Vient avec moi, dit-elle se levant.

— Quoi ? Mais je ne vois r...

Juliette ne finit pas sa phrase car la lumière commençait à décliner peu à peu. Des frissons parcoururent son échine. Olivia lui attrapa la main et l'entraîna avec elle derrière le comptoir de la Réception où elle s'accroupit. Juliette l'imita sans poser de questions.  Bientôt elle entendit des bruits de pas et étouffa un cri. Olivia lui fit signe de se taire. Les bruits de pas étaient nombreux et cadencés, comme si une troupe de soldat était en marche. Juliette voulait savoir ce qui se passait. Elle devait savoir ce qui se passait, alors ignorant les signes appeurés d’Olivia, elle passa la tête sur un côté du meuble. Ce qu'elle vit lui coupa le souffle. Surplombés par un nuage noir et flou qui semblait bouillonner, une file de clients de l'hôtel faisait la queue au restaurant, dans le silence. Visages inexpressifs et membres rigides, ils avançaient comme des robots... ou des zombis. Après avoir attendu leurs tours, ils s'asseyaient tandis que des assiettes de nourriture apparaissaient devant eux sur des tables. Et ils mangeaient, buvaient puis se levaient pour laisser la place à d'autres, repartant en sens inverse, en file indienne. Soudain, le nuage se mit à remuer, formant une sorte de tornade en son centre, et deux des clients furent aspirés par le haut. Il ne restait aucune trace d'eux. Juliette se plaqua une main sur la bouche. Toute possibilité d'explication rationnelle venait de s'évanouir. Scrutant le groupe des yeux, elle sentit une pierre tomber dans sa poitrine. Paul était parmi eux. Elle voulut s'élancer vers lui mais Olivia la retint en la ceinturant. Elle cessa de se débattre pour se mettre à sangloter en silence dans ses bras.  Quelques minutes plus tard, les bruits de pas finirent par s'éloigner. Juliette fit un mouvement pour se redresser mais Olivia lui attrapa le bras et elle se rassit. Le spectacle n'était apparemment pas terminé. Les sens en alerte, Juliette retenait sa respiration. Dans quel enfer était-elle tombée ? Elle n'était pas croyante pourtant elle ferma les yeux et se mit à prier. A cet instant, le sol se mit à trembler et des grondements semblables au tonnerre se firent entendre. Tout l'hôtel vibrait. Allait-il s’effondrer sur leurs têtes ? Allaient-ils tous mourir, ici et maintenant ? Juliette ramena ses genoux à sa poitrine et se balança légèrement d'avant en arrière, comme elle le faisait quand elle était enfant. Les tremblements et les grondements s'arrêtèrent, et elles restèrent ainsi, suspendues dans le temps quelques secondes. Une rafale de vent s'engouffra dans l'hôtel, fouettant leurs visages. Tandis qu’Olivia était assise en tailleur les yeux fermés, comme en méditation, Juliette risqua de nouveau un coup d’œil en dehors de sa cachette. C'est alors qu'elle la vit. Au centre d'un tourbillon blanc se tenait une grande femme blonde, vêtue d'un pantalon gris et d'un gilet bordeaux. Elle avait la tête levée vers le plafond et ne semblait pas affectée par les vents. Faisait-elle partie des clients-zombis ? Elle portait l'uniforme de l'hôtel.

— Hé ! cria Juliette en agitant la main.

La femme tourna brusquement la tête vers Juliette et lui décocha un regard bleu fulgurant. Puis, dans un vacarme assourdissant, le tourbillon rétrécit son cercle autour d'elle jusqu'à l'avaler complètement. Elle disparut. Le calme était revenu dans la pièce mais pas dans l'esprit de Juliette. Un sentiment diffus s'était transformé en certitude angoissante. Elle connaissait cette femme. C'était la toute nouvelle cliente de Paul, celle qui avait assisté à ses deux derniers cours de salsa à Paris. 

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