Le lendemain, Hestia ne me ménagea pas autant. Le soleil apparaissait à peine au-dessus des arbres qu’elle toquait à ma porte.
— C’est l’heure de nourrir les poules, se contenta-t-elle de dire en réponse à mon regard furieux.
Eh bien elles n’avaient qu’à attendre, les poules !
De toute évidence, non. Je maugréai de plus belle en rentrant de leur enclos en constatant que j’avais marché dans la fiente. Je m’essuyai en douce sur le parquet de la cuisine par vengeance.
Hestia m’attendait avec un solide petit déjeuner. Elle m’ouvrit un pot de miel et il fut aussi bon que je l’avais imaginé ! Ragaillardie, je me frottai les mains, satisfaite du travail de la journée et me mis en quête d’un fauteuil confortable et d’un livre à lire pour commencer la journée en douceur.
— Tu as fini ? Bien, tu peux aller éplucher les légumes pour les conserves.
— Éplucher les…
Travaillait-elle donc toute la journée ?! Je voulus l’envoyer paitre mais elle-même resterait dehors : ce serait l’occasion de fouiller la pièce. Avec un grognement pour la forme – tout de même, quelle plaie ! – j’attirai à moi le seau rempli de haricots verts cueillis la veille, que je repoussai aussitôt seule.
Je ne trouvai rien d’étrange ou qui pourrait m’indiquer quoi que ce soit. La salle de bain subit le même sort sans plus de succès, non plus que ma chambre.
Il restait quatre pièces : le garde-manger, où je doutais fortement de dénicher des réponses, la salle à manger, où je devrai être discrète mais où ma présence pouvait s’expliquer… et le bureau d’Hestia et sa chambre, où je n’avais absolument rien à faire mais la plus grande chance de trouver des indices…
Si fouiller la maison de mon hôtesse pour avancer dans mon enquête ne me rebutait pas, je ne voulais pas exprimer mes doutes à voix haute. J’avais beau lui faire confiance quant à ma sécurité, ça ne signifiait pas qu’elle ne me cachait pas des choses pour décider à ma place, « pour me protéger », comme un certain inconnu qui m’avait laissée au milieu d’un bois. Je devais faire ça sans qu’elle me voie.
Par chance, quand elle était absorbée par ses travaux, elle ne faisait guère attention à moi, mais venait quand même de temps en temps vérifier si je me débrouillais comme il fallait. Et si je fonçais dans son bureau juste après qu’elle était passée me voir ? Ou après qu’elle était passée aux toilettes pour ne pas risquer un retour inattendu ? Devais-je tout fouiller d’un coup quitte à y passer plus de temps ou procéder en plusieurs fois ?
À midi, ces préoccupations passèrent au second plan quand elle m’annonça la suite du programme :
— On va aller au lavoir. Ce sera plus facile à deux.
— Je ne dois pas m’exposer au soleil, j’ai la peau fragile, répondis-je par automatisme.
Était-ce encore une phrase de mon passé ? Certes, j’avais la peau claire et les joues piquetées de taches de son mais je n’avais pas le souvenir de coup de soleil cuisant… ce qui ne voulait rien dire, à la réflexion. Hestia me regarda de travers avant de rétorquer :
— Tu mettras le chapeau d’hier et tout se passera bien.
Ce fut un calvaire et si j’avais pensé la veille que ce genre de vie au grand air pourrait me plaire, aujourd’hui je la maudissais. Les paniers d’osier, déjà lourds à l’aller, le détergent qui abimait mes mains, ma lenteur comparé aux autres personnes occupées à leur lessive… Écouter leurs bavardages et les observer constituaient mes seules distractions. Les femmes et les hommes – depuis sa boutade sur le vêlage, je me gardais bien de faire le moindre commentaire sur le genre supposé des corps de métier – portaient tous le même type de tenues grossières et ternes : un pantalon de toile claire et une sorte de large tunique constituée d’une bande de tissu drapée autour d’une ou des deux épaules. Maintenant que je les voyais de près, certaines étaient peintes ou brodées.
J’avais cru me tromper au premier regard mais non : presque tout le monde autour du lavoir ou dans la rue portait une arme, souvent une lame courte, dans un fourreau à la ceinture.
Le savon m’échappa des mains et tomba au fond du bassin. Bon sang, ça n’en finirait jamais ! Pendant que j’y étais, au retour, j’allais sans doute chuter sous le poids des paniers, glisser dans une flaque d’eau savonneuse et me rompre le cou ou encore–
— Cha, tu as entendu ?
— Quoi ? répondis-je d’un ton peu amène.
Hestia eut un soupir en coin qui me laissa penser qu’elle n’avait rien perdu de mon monologue interne larmoyant et de mon état d’esprit plus bas que terre.
— Le mage devrait passer en fin de semaine. Je suis sûre qu’il aura des informations pour toi.
Les autres me regardaient avec curiosité et la peur me saisit. J’étais censée me cacher, non ? Et si l’un des lavandiers présents répandait le mot que je me trouvais ici et que mes ennemis inconnus me retrouvaient ? Et s’iels me torturaient pour obtenir des informations que j’étais incapable de leur livrer ?
Mon imagination s’emballait. J’aurais cependant préféré qu’Hestia ne m’emmène pas avec elle…
— Ne t’inquiète pas, tenta-t-elle de me rassurer sur le chemin du retour, s’iels parlent de toi à leur famille, tu seras juste mon arrière-cousine timide. Et pas douée pour la lessive, ajouta-t-elle avec un clin d’œil.
Je trouvai la plaisanterie de fort mauvais goût.
Hestia eut pitié de moi et, si elle pinça les lèvres en me voyant étendre le linge, m’accorda un peu de repos. Elle me donna aussi une crème à mettre sur mes mains rougies.
Si je devais être honnête, ma situation me faisait honte. Il était clair que, sans son aide, je me serais très vite retrouvée dans le pétrin. Et j’avais du mal avec les quelques travaux domestiques qu’elle me donnait à faire !
Une autre hypothèse s’ajouta aux autres : et si j’avais fugué ?! J’eus envie de rire de moi-même. Si c’était le cas, la préparation de ma fuite avait été catastrophique et son exécution, déplorable !
Quand Hestia me laissa à mon cafard pour retourner dans le jardin avant le soir, je n’avais envie que d’une chose : m’écrouler dans mon lit et y larver jusqu’au dîner.
Cependant, j’avais un impératif : trouver des indices. Je regardai le lit moelleux avec une grimace. Je savais que si je m’y allongeais, je ne me relèverais pas. Avec un soupir plaintif, je vérifiai les parages et, une fois sûre que j’étais seule, me dirigeai à pas de loup vers le bureau d’Hestia.
La porte n’était pas verrouillée. La pièce était petite, lumineuse – heureusement, la fenêtre donnait sur le poulailler, vide d’humains à cette heure – et bien rangée. Des étagères de livres de compte et autres documents administratifs occupaient un mur entier, sur ma gauche. Un immense bureau en chêne clair trônait sur la droite, dos à un mur couvert de tableaux et d’autres fleurs séchées. Le meuble, dont désordre contrastait avec le reste de la maison, était encombré de feuilles, crayons, carnets, agenda ou encore des verres et des tasses vides qui avaient laissé des marques rondes sur le bois.
Je laissai de côté le fauteuil en osier où siégeait un animal en crochet en cours de fabrication et commençai par déplacer les documents du bureau. Je procédai de gauche à droite en les remuant le moins possible, tout en guettant le bruit de la porte d’entrée. D’autres documents concernant son travail, une lettre d’un proche, rien.
Je passai aux tiroirs. À l’exception d’un paquet de caramels, il n’y avait rien qu’Hestia ait eu l’air de cacher. D’un autre côté, c’était logique, elle ne s’attendait pas à ce que quiconque fouille s–
Mes yeux retombèrent sur le calendrier. Je l’avais écarté sans m’y attarder mais… à la date d’avant-hier figurait le minuscule symbole d’une boussole. Une croix entourée d’un cercle, l’emblème de la déesse tibaraque des voyages. Juste ça, pas de prénom, pas d’indication. Pouvait-il s’agir de moi ? Elle savait que j’allais venir : et si elle avait été prévenue assez à l’avance pour l’écrire ? Elle avait eu le temps de préparer la chambre…
J’inspectai cette fois le calendrier. Il y avait des notes concernant les allées et venues de son mari, des dîners chez des amis, une semaine chez sa mère… à chaque fois, elle précisait qui allait faire quoi. À une exception près : trois semaines auparavant, à nouveau cette boussole.
Oubliant la prudence, je soumis le bureau à une deuxième fouille, cette fois-ci en cherchant le symbole.
Là ! Cette lettre d’un proche que j’avais négligée. Il se trouvait au dos de l’enveloppe et–
La porte d’entrée s’ouvrit et se referma. Mince ! Je fourrai la lettre dans ma poche et tendit l’oreille. Hestia était maintenant dans le couloir. Pourvu qu’elle ne me cherche pas… Non, elle se rendit à la salle de bain. Dès que j’entendis l’huis se refermer, je quittai la pièce en silence et retournai dans ma chambre. Je cachai la lettre sous l’oreiller sans la regarder et m’allongeai sur le lit, feignant le sommeil. Je dus m’endormir pour de bon car quand retentirent des coups discrets à la porte, je me réveillai en sursaut.
— C’est l’heure du dîner ! dit Hestia à travers la cloison.
— J’arrive.
Le repas fut vite expédié. Hestia m’envoya me laver puis me coucher sans attendre. Dans la petite salle de bain carrelée de vert tendre, les odeurs de plantes des savons et dentifrices se mêlaient en douceur. Hestia m’avait même prêté sa pierre chauffante.
La maison comportait peu d’objets Enchantés. D’ordinaire déjà, ceux-ci étaient souvent chers ; d’autant plus avec les troubles qui agitaient le pays. De fait, la pierre perdait sa magie et l’eau du bain était tiède. Mais je fus d’autant plus touchée qu’elle me la prête.
Je me sentis coupable d’avoir violé son intimité.
Pas assez pour remettre la lettre en place sans la lire, cependant, puisqu’elle m’attendait dans ma chambre.
Quand j’aurai retrouvé ma mémoire, mon domaine et donc la fortune qui va avec, je lui enverrai un assortiment des meilleures pierres chauffantes, des bougies éternelles colorées et une plaque en lévitation pour transporter le linge, me promis-je.
Le papier avait été peu manipulé et l’enveloppe reposait sur le dessus du bureau : avec de la chance, la lettre était récente, mais impossible d’en être sûre. L’écriture était hâtive, les mots bousculés. La signature avait éraflé le papier.
*
Ma chère Hestia,
Je ne pourrai pas revenir avant un moment. Il va falloir que je me cache après ce que je viens de faire. C’est décidé, je pars pour de bon ! Et je ne peux la laisser entre leurs mains, elle mérite mieux.
Je m’en veux de ne pas être plus précis, tu comprendras ma prudence, mais je rejoindrai sûrement la caravane de Joan avant qu’elle rejoigne Villépine, quand les miens m’auront un peu oublié. Je te donnerai des nouvelles dans quelques mois.
J’espère que tu seras capable de l’accueillir et qu’elle ne sera pas un fardeau. J’ai peur qu’elle ne reste pas en place mais elle est trop en danger, je ne sais pas quoi faire d’autre…
Merci pour tout,
Eli.
*
Eli. Venais-je de trouver le nom de mon inconnu ? Qui pouvait-il bien être et quel était son lien avec Hestia ?
Une fois la vexation de côté – il m’avait traitée de fardeau ! – je fus envahie par l’optimisme. Cet Eli, l’homme probablement responsable de mes tracas, se trouverait à Villépine dans quelques mois à bord d’une caravane menée par un certain Joan ! Grâce à toutes ces informations, il était impensable que j’échoue à le rejoindre.
Bien au chaud sous la couette, propre et le ventre plein, il m’était facile de l’imaginer. Le matin suivant me trouva moins brave et les questions me tombèrent dessus comme autant de grêlons.
Et si la lettre n’avait rien à voir avec moi ? Et si je tombais « entre leurs mains » et le payais de ma vie ? Villépine était grande, il était impossible qu’une seule caravane y passe. De plus, je ne savais même pas d’où elle partait et si elle continuait sa route plus loin ! Ce « elle » qui allait rejoindre la ville, était-ce la caravane ou son maître ? Joan pouvait être un prénom féminin, après tout. Et si j’attirais mes ennemis sur nous en posant les questions dont les réponses m’amèneraient jusqu’à Eli ?? De quoi avais-je besoin pour faire la route ?
Dans quoi étais-je en train de m’embarquer ?!
Ne serait-il pas plus simple de rester ici, sans mémoire mais en sécurité ?
Non. Je devais savoir. Il était temps de préparer mon départ.