Chapitre 3

Calée sur mon strapontin, je regardais défiler les arrêts et réfléchissais nerveusement. Comment les tueurs avaient-ils repéré Anchise ? la seule possibilité qui me venait à l’esprit était qu’ils m’avaient géolocalisée lorsque j’avais appelé Tessa. M’avait-elle trahie volontairement ou bien ne savait-elle même pas ce qui s’était passé ? Je ne pouvais plus tenter de la joindre par téléphone, c’était beaucoup trop risqué si elle était sur écoute. Le plus simple était de lui envoyer une lettre et de lui donner rendez-vous quelque part où je pourrais vérifier avant de la rencontrer qu’elle n’était pas suivie. Le courrier postal ne devait pas être surveillé par ceux qui me cherchaient, c’était bien trop lent et archaïque pour les intéresser. Je trouverai son adresse sur internet.

 

Mais où aller maintenant ? il me fallait un point de chute où je pourrais m’abriter, me reposer et préparer un plan d’action. J’avais une envie irrésistible d’aller nager dans une piscine. En fermant les yeux, bercée par le roulis du train, je me sentais presque plonger dans l’eau fraîche, j’étais enveloppée et caressée par le fluide miroitant, j’avançais sous la surface en retenant mon souffle aussi longtemps que possible, sortais la tête, m’ébrouais pour éliminer les gouttelettes, et me purifiais de toutes les vicissitudes par des longueurs de crawl harassantes. Mais ce n’était pas le moment de divaguer, je concentrai toutes mes forces pour relever les paupières et serrer les poings, je devais agir. Et tout d’abord, changer de look, c'était un début de plan.

 

Après avoir changé plusieurs fois de ligne, je sortis du métro dans un quartier bohème où personne dans la rue ne dévisageait personne. On y voyait les êtres les plus extravagants et les habitations les plus improbables sans être choqué par leur excentricité. Chacun se sentait libre de s’habiller et de vivre à sa guise, les créatures les plus originales défilaient sur la chaussée sans provocation et n’attiraient pas les regards. C’était le quartier idéal pour passer inaperçue au milieu de la foule. 

 

Parcourant les ruelles et les places, j’entrai d’abord dans un petit salon de coiffure étroit, à peine visible entre les vitrines surchargées de deux grands magasins. Un arbre sur le trottoir plongeait ses branches feuillues sur l’enseigne, et la porte était grande ouverte. A l’intérieur, des chaises étaient alignées tout le long du mur devant une rangée de miroirs baroques, au milieu de plantes vertes exubérantes. Une dizaine de jeunes filles coiffaient une dizaine de clientes dans un bourdonnement de ruche en plein travail, où l’on distinguait les bavardages futiles au milieu du ronronnement des séchoirs. Je me glissai sur le premier siège vide et demandai une coupe courte à une étrange adolescente dont les cheveux presque blancs très raides étaient coupés en brosse. Avec tristesse je la vis s’emparer d’une paire de ciseaux et faire tomber sans un mot mes boucles châtain sur le sol. Tout était noisette en moi, mes cheveux, mes yeux et mon prénom. Mais devant moi le miroir reflétait un visage hâve, des yeux cernés et fatigués, et une peau presque grise, rien qui rappelât la couleur mordorée des avelines. Je me fis peur. Je n’étais plus moi.

 

Je me sentais déshabillée, nue sans mes cheveux, c’était tout le contraire de ce que j’aurais voulu, c’est à dire me dissimuler sous des épaisseurs de perruques, de chapeaux et de vêtements, me faire oublier. Mais la coupe changeait totalement mon visage, elle mettait en valeur les oreilles et révélait gracieusement la forme arrondie du crâne et la nuque. La coiffeuse me donna un coup de brosse énergique et passa ses doigts sur les tempes pour donner un peu de volume aux mèches en regardant le résultat. Elle jaugeait son travail et fis un petit hochement de tête approbateur. 

 

Quand je sortis du salon de coiffure, je me regardais en marchant du coin de l’oeil dans toutes les vitrines des magasins, je ne me reconnaissais pas. Avais-je obtenu si facilement l’effet escompté par une simple coupe de cheveux ? Peut-être pas, je n’étais pas bon juge, je n’avais pas l’habitude de me voir sans mes boucles derrière lesquelles je me cachais souvent. Ce subterfuge n’était pas suffisant. Je devais aussi trouver des vêtements et des chaussures qui changeraient mon apparence physique. J’avisai à ma droite un grand magasin où je pénétrai prestement pour acheter de quoi compléter ma nouvelle allure.

 

Il me fallait pouvoir alterner les silhouettes et avoir plusieurs choix d’habits et d’accessoires. Et ne pas tout sélectionner dans la même boutique pour varier les styles. Devant moi, les rayons de produits de beauté et de parfums s’étiraient à l’infini au rez de chaussée du magasin, toutes les marques rivalisaient de chic et de glamour pour attirer la clientèle. J’aperçus un présentoir de lunettes fantaisie et mes yeux furent attirés par une paire de grosses solaires rondes dont les verres étaient bombés. Je n’aurais jamais acheté un pareil modèle avant, mais je les essayai et me regardai dans un miroir. Elles allaient parfaitement avec ma nouvelle coupe. Excitée par ce constat, je testai une dizaine de paires mais aucune d’elles ne me plaisait plus que les premières. Elles n’étaient pas discrètes, c’était un coup de cœur ridicule car je n’oserais jamais les porter, et pourtant j’étais certaine de les regretter si je ne les achetais pas ... Je regardai d’un œil distrait le prix et sursautai. Impossible d’acheter ces lunettes sophistiquées, j’aurais pratiquement épuisé l’argent que j’avais retiré au distributeur automatique ! Ce constat tua net tout regret en moi, je reposai les lunettes sur le présentoir et m’éloignai. Je devais mieux sélectionner les boutiques où j’entrais, celle-ci visiblement était au-dessus de mes moyens et je perdais mon temps. Passant une main sur les tissus légers et soyeux d’un portant, je me dirigeai vers la sortie en baissant la tête à chaque passage de caméra. Un foulard noué sur un buste souriant me fit tourner les yeux mais je ne cédai pas à la tentation de le regarder de plus près.

 

Me retrouvant dans la rue, je cherchai désespérément de plus petites enseignes moins luxueuses. Je finis par apercevoir dans une cour, au bout d’une impasse un peu perdue et cachée, un magasin vintage qui vendait des articles d’occasion très peu chers. Cela me correspondait tout à fait, et en plus il y avait la diversité de styles qu’il me fallait. Je fouillais dans les bacs et sur les rayonnages pour trouver quelque chose qui me plairait et à ma taille. Fallait-il que je choisisse des vêtements simples comme j’aimais les porter habituellement, ou bien devais-je oser la couleur et l’originalité ? je n’aimais pas me faire remarquer, aussi finis-je par opter pour des vêtements neutres, du noir, du gris, du brun, du bleu marine, un peu de blanc et des formes passe partout. Je fis mes emplettes rapidement, sans essayer les vêtements. Je payais en liquide pour ne pas laisser de traces de mon passage, mais je ne dépensais pas tout pour garder un peu d’argent sur moi par sécurité. Je trouvai aussi des chaussures et deux paires de lunettes, des solaires et une monture avec des verres transparents qui pourrait être utile pour rapidement transformer mon look. Chemisiers, tee shirts, pulls, jeans et ballerines furent remisés dans le sac à dos d’Anchise et je repris le chemin du métro. Dans une échoppe en bas dans la station, avant d’accéder aux quais, j’achetai un téléphone portable jetable.  

 

Je devais maintenant trouver où aller. Une idée commençait à prendre forme dans ma tête. Pourquoi ne pas occuper un appartement vide ? Si les habitants étaient absents, en vacances où à l’étranger, je pourrais pénétrer facilement en désarmant l’alarme, et qui aurait l’idée de venir me chercher dans un endroit où je n’aurai aucune raison d’être ? Je pris la première rame de métro qui passait et me laissai transporter rêveusement. Je changeai à nouveau de quartier après un court trajet et sortis à une station qui desservait un quartier huppé. Les avenues n’étaient pas encombrées, peu de passants déambulaient sur les trottoirs. J’errais au gré des rues ou des contre allées, tournant par ici ou par là, cherchant l’intuition qui me ferait choisir le bon endroit et confiante en mon instinct. 

 

A la suite de gens qui rentraient chez eux, je pénétrai dans les halls de plusieurs immeubles mais ne vis aucune preuve flagrante que l’un de leurs appartements était inhabité. Je croisai même un agent immobilier qui faisait visiter un duplex mais comme il avoua à ses clients venir souvent, je ressortis discrètement dans la rue sans insister davantage.

 

Après un certain temps et beaucoup d’hésitations, je vis devant moi une femme pénétrer dans un petit jardinet desséché fermé par une grille et s’avancer vers le porche du bâtiment qui le dominait. Mes yeux captèrent aussitôt et mémorisèrent le code qu’elle tapa pour ouvrir la porte. Je fis le tour du pâté d’immeubles et passai à nouveau devant l’entrée de la bâtisse. M’enhardissant, je poussai la grille et m’approchai du clavier où je saisis le code. La porte se débloqua. Dans le hall, je regardai les boîtes aux lettres et vis l’une d’elle pleine à ras bord de journaux et de courriers. Je réussis à attraper une poignée de ceux-ci et repérai les numéros de l’étage et de la porte des habitants. Ils ne devaient pas être là depuis longtemps, certaines lettres dataient de plusieurs mois. Je décidai de tenter ma chance. 

 

Je ne pris pas l’ascenseur et pour explorer l’endroit gravis les quatre étages à pied en courant presque et en baissant la tête sous la capuche du manteau d’Anchise. A chaque palier il n’y avait que deux portes, les appartements devaient être vastes. Je jetais un rapide coup d’oeil à la caméra au plafond, et continuai à monter les marches jusqu’en haut. Puis je redescendis en me plaquant au mur et écoutai tous les sons alentour. Aucun bruit ne parvenait de l’appartement au premier étage qui était celui où je voulais entrer, ni de l’autre situé en face sur le même palier. Passant sous le faisceau de la caméra, je regagnai le rez de chaussée, puis descendis au sous sol accessible sans code, où se trouvaient les caves et les garages. Je fis une rapide exploration des voitures luxueuses entreposées dans des boxes ouverts. Rien de particulier, et chose intéressante, il n’y avait aucun véhicule sur l’emplacement de l’appartement du premier étage. Je ressortis de l’immeuble sans croiser personne et me dirigeai vers une rue animée. J’achetai une enveloppe, une carte et un timbre chez un marchand de journaux et allai m’asseoir dans un square pour écrire à Tessa. 

 

Je lui donnais rendez-vous le surlendemain soir, sur une place dans le centre où il y avait toujours beaucoup de monde et où je pourrais aisément me cacher et observer son arrivée. Je restai jusqu’à la tombée de la nuit sur le banc à regarder les gens promener leurs poussettes ou leurs chiens sans faire attention à moi. Je penchai la tête vers un magazine que je ne lisais pas et que j’avais ramassé sur le banc, attentive à tout ce qui se passait autour de moi, essayant de repérer tous les détails qui m’entouraient et de détecter si quelque chose ne me semblait pas normal. Le banc était couvert de crottes de pigeons, aussi aucun passant ne s’y arrêtait, ce qui me convenait parfaitement.

 

Mais un vieux monsieur plus entreprenant que les autres s’approcha et vint s’asseoir à l’autre bout du banc. Évidemment il allait engager la conversation et je n’avais aucune envie de parler. Aussi je pliai mon journal et m’éloignai en faisant un signe de tête poli. Déçu d’avoir perdu une interlocutrice, l’homme se renfrogna et se renfonça sur le banc en m’ignorant totalement. Quelques instants plus tard, un gardien passa dans les allées pour faire sortir les promeneurs, car c’était l’heure de fermeture. Je me dirigeai vers les grilles du petit parc . Un peu plus loin dans la rue, j’achetai dans une épicerie quelques victuailles pour dîner plus tard, quand je serai installée dans l’appartement. 

 

Je revins lentement vers l’immeuble. La nuit tombait vite et l’obscurité commençait à noyer les rues plantées de hauts arbres. Je marchai rapidement entre les voitures pour éviter de croiser les regards des passants qui rentraient chez eux, profitant de l’ombre pour devenir transparente. Surveillant pendant quelques minutes l’entrée de l’immeuble, je pénétrai à nouveau dans le hall et vérifiai que le témoin que j’avais coincé sur la boîte aux lettres n’avait pas bougé. Je visitai une seconde fois le garage, il n’y avait toujours pas de voiture garée sur la place réservée. Je ressortis dans le jardin en faisant attention que personne ne me voie, et me faufilant entre les buissons, je fis le tour du jardinet et vint me poster sous les fenêtres de l’appartement du premier étage. Aucune lumière ne filtrait sous les volets baissés. J’attendis que la nuit fut plus noire, cachée derrière un fourré. Quand je fus bien certaine d’être totalement seule et invisible, je bondis et escaladai le mur jusqu’au balcon du premier étage qui s'étendait sur presque toute la largeur du bâtiment. J’enjambai la balustrade, sautai sur le sol et m’accroupis. Je rampai le long du balcon jusqu’à une baie vitrée dont le volet n’était pas totalement baissé. 

 

Du bout du pied j’essayai d’atteindre la porte fenêtre et la poussai. A ma grande surprise elle s'entrebâilla sans effort. J’avançai et l’ouvrit suffisamment pour me glisser dans la pièce. Pourquoi la porte fenêtre était-elle ouverte, invitant presque les cambrioleurs à venir se servir sans risque ? Il n’y avait peut être rien à voler. Je ne comprenais pas. Je me redressai et me déplaçai avec précaution, repérant les capteurs d’alarme pour éviter leur faisceau et cherchant le boitier de désamorçage. Les détecteurs de mouvement fonctionnaient et émettaient une étrange lueur bleue. Arrivant dans l’entrée je vis enfin le clavier mural à côté de la porte, mais il n’était pas armé, les voyants étaient au vert et le message qui défilait sur l’écran indiquait que la sécurité n’était pas activée. Les habitants avaient quitté leur appartement sans mettre l’alarme et sans fermer la porte fenêtre. Des étourdis ou des inconscients ? C’était ma chance. Mais c’était aussi un signe. Ou alors était-ce un piège pour tromper les intrus ? Une sonnerie distante était-elle en train de prévenir la police qu’une personne était entrée par effraction ? 

 

J’étais fatiguée et décidai de rester quoi qu’il advienne, je n’avais pas le courage de repartir tout de suite, j’avais besoin de laisser retomber les émotions des derniers jours. Je retournai dans le salon, baissai le store, et tirai les doubles rideaux avant d’allumer la lumière. Je fis le tour de l’appartement. Il était évidemment très confortable et très propre. Dans la pièce principale, deux sofas énormes étaient disposés à angle droit, dont l’un faisait face à un écran géant qui occupait tout un mur. Une cheminée occupait un autre mur au dessus de laquelle trônait le portrait en pied d’une femme jeune et jolie en robe longue, qui ressemblait à une princesse de dessin animé. Je visitai toutes les pièces, il y avait quatre chambres, chacune avait sa propre salle de bains en marbre. La cuisine était gigantesque, toute de bois laqué noir et d’acier brossé. J’ouvris la porte d’un réfrigérateur deux fois plus haut que moi. Il ne contenait que quelques boissons fraîches. J’y déposai mes achats de victuailles. Sur le plan de travail se trouvait un carnet ouvert et un stylo, je lus rapidement les lignes et compris tout. La femme de ménage venait régulièrement entretenir la maison, et elle inscrivait sur le carnet les dates de ses visites et le nombre d’heures de travail. Pour se faire payer ses prestations, même si elle ne venait pas réellement … C’était elle qui ne mettait pas l’alarme et laissait les fenêtres ouvertes. Elle était imprudente, à moins qu’elle ne soit mal intentionnée. Elle était passée la veille et ne venait qu’une fois par semaine, d’après les dates sur le carnet, j’avais quelques jours devant moi pour réfléchir et passer à l’action. 

 

Je repris mon sac à dos posé sur le plan de travail de la cuisine et me dirigeai vers les chambres. Je choisis la plus grande, celle dont les fenêtres donnaient sur le jardin à l’arrière. Je fermais soigneusement les doubles rideaux et pénétrant dans la salle de bain immaculée, je me glissai dans la vaste cabine de douche et fis couler tous les jets en même temps. La vapeur d’eau brûlante envahit bientôt l’habitacle qui devint opaque. 

 

Tous les produits de soins étaient luxueux, savons parfumés, shampooings bio qui rendaient les cheveux brillants et souples, crèmes et laits haute couture pour le corps et le visage. Je sortis de la douche régénérée, m’enveloppai dans un épais peignoir ultra doux et séchai mes cheveux avec un drap de bain tout aussi moelleux. 

 

Je dînai rapidement d’une petite collation et un verre d’eau minérale et coinçant une casserole à la poignée de la porte de ma chambre, je roulai sous la couette couverte d’une housse de percale blanche et m’endormis aussitôt.

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