Chapitre 4

Notes de l’auteur : Pour tout ceux qui souhaiterais voir une carte de Meeryn, voici le lien de mon site où vous pourrez la trouver : https://sites.google.com/view/meeryns-tales/accueil

Une fois l’entrevue terminée, Marta Keppler le prit de nouveau sous son aile pour l’emmener voir son “tuteur”, autrement dit le matelot qui allait s’occuper de lui et le former jusqu’à ce qu’il puisse se gérer seul à bord du navire.

Ils montèrent au pont-batterie, le niveau le plus haut. Il était constitué de deux rangées de canons, sans doute armés des poudres les plus efficaces de Meeryn. L’air ici était plus frais, malgré les quelques trappes ouvertes sur l’extérieur au niveau des pièces d’artillerie. L’odeur âcre de la poudre donna un sourire nostalgique à Thomas : cela faisait des mois qu’il n’en avait plus sentit. 

— Suivez-moi, annonça la capitaine en contournant une malle à boulets.

Elle déambula entre le matériel d’artillerie accroché aux différents éléments de la charpente du navire et les malles de boulets. Contrairement à ce qu’il s’était imaginé, le Liberate ne possédait pas une centaine de canons comme les navires royaux, mais seulement une vingtaine. C’était très peu pour un bateau d’une telle renommée. Thomas se demanda donc grâce à quoi les Keppler tenaient leurs exploits si cela ne venait pas de leur puissance de frappe.

Tandis qu’ils approchaient du fond du niveau, Thomas aperçut un matelot de dos, assis à califourchon sur l’un des canons. Il était penché vers une trappe ouverte, concentré sur un carnet qu’il tenait entre ses mains. Les boucles brunes de ses cheveux touchaient à peine ses épaules couvertes d’une chemise trop grande.

Malgré le grincement de leurs pas sur le plancher, l’inconnu ne bougea pas d’un poil, même lorsque Thomas trébucha contre un sac de cordages. Marta Keppler s’arrêta d’un coup pour se poster devant lui avant qu’ils n’atteignent le matelot. La faible luminosité ne l’empêcha pas de distinguer son regard hostile : 

– Je vous préviens, Moore. Nous vous avons accepté sur le Liberate, aux côtés du plus puissant équipage de Meeryn. Rien ne nous empêche de vous jeter par-dessus bord au moindre écart, que ce soit avec l’équipage, ou elle. Me suis-je faite comprendre ? 

Son regard s’ancra dans celui du blond avec hostilité. Les capitaines avaient le droit de vie ou de mort sur leur équipage, c’est pourquoi les paroles de Marta Keppler n’étaient pas discutables. Il fut tant déstabilisé par sa menace, que le blond en oublia presque l’usage de sa voix et hocha la tête en guise de réponse.

La capitaine le toisa une nouvelle fois, comme pour s’assurer qu’il avait bien saisi le message, puis tourna les talons pour rejoindre la silhouette assise sur un canon :

– Thaalya, je t’avais demandé de nous rejoindre sur le pont supérieur.

Ce fut à cet instant précis que le blond eut le déclic. Il fronça les sourcils et posa immédiatement son regard sur la jeune femme – et non le moussaillon – qui était assise devant eux. La large chemise qu’elle portait ainsi que ses cheveux courts l’avaient porté à confusion.

La jeune brune se retourna enfin face à eux, en repassant agilement une jambe par-dessus le canon. C’est à cet instant précis que leurs regards se croisèrent pour la toute première fois, avec méfiance. 

Perplexe, Thomas fronça davantage les sourcils en étudiant le visage de la jeune femme. Une peau mate, un regard noisette brillant de curiosité, un nez parsemé de tâches de rousseurs, mais surtout une impression de déjà-vu à bord du navire.

C’était du délire. La légende était donc vraie ?

Thomas eut l’impression de voir un personnage mythique prendre vie sous ses yeux ébahis. Les Keppler avaient réellement un enfant, une fille comme certaines rumeurs le supposaient depuis des années. Il reconnut au premier coup d’œil les tâches de rousseurs si particulières du capitaine Orel et le regard noisette de Marta, bien qu’illuminé d’une lueur plus paternelle.

Personne ne l'avait jamais aperçu, elle n'existait qu’à travers les rumeurs dont les clients des tavernes édimériennes se délectaient après chaque consommation. Sur la V’île, l’enfant des Keppler était élevé au rang de légende. On murmurait à son propos dans les bars, on faisait des paris, des suppositions, des théories sur son existence. 

– Tu sais quoi faire à présent, annonça la capitaine en plantant son regard dans celui de sa fille, qui venait tout juste de fermer son calepin sur sa cuisse.

Elle hocha la tête et attendit que sa mère tourne les talons pour relever les yeux vers Thomas qui venait tout juste de se remettre de sa surprise. Sans perdre un instant, il serra son baluchon sous son bras et se présenta :

— Enchanté, je m’appelle Thomas Moore. Ravi d’vous connaître, s’empressa-t-il d’annoncer, sans trop savoir comment il devait s’adresser à elle.

Fallait-il la vouvoyer ou bien la tutoyer ? Elle ne paraissait pas plus vieille que lui. Était-elle comme son père : plutôt complice, ou menaçante comme sa mère ? En tout cas, elle ne répondit pas à sa présentation, et se leva sans un mot pour se placer devant lui. Thaalya Keppler était aussi grande que sa mère : elle le dépassait presque.

La jeune femme planta son regard dans le sien avec curiosité avant de le détailler de la tête aux pieds sans même faire un effort de discretion. L’instant d’après, elle fit un pas de côté pour l’observer de profil, avant de revenir en face de lui.

Que faisait-elle ? Il avait l’impression d’être observé comme une bête de foire. Pris au dépourvu, Thomas resta immobile en la suivant du regard, attendant une réaction de sa part. 

– Wahou, lâcha-t-elle finalement. 

Ce fut le premier mot qu’elle lui adressa. 

Un rire nerveux s’échappa de ses lèvres, lorsqu’il réalisa pourquoi elle le jaugeait ainsi : elle s’attendait sûrement à mieux.

Il n’avait rien d’un matelot très expérimenté : son teint n’était pas bronzé par le soleil de la Mer de Crys, ses épaules n’étaient pas aussi musclées qu’elles devraient l’être et ses mains ne portaient encore aucun stigmates des années en mer qu’il aurait du passer.  

Thomas grimaça légèrement, mal à l’aise. Lui-même se demandait encore pourquoi il avait été choisi, et pas un autre, alors la jeune femme n’avait pas intêret à lui poser la question.

En tout cas, avant de le dévisager ainsi, la moindre des choses serait peut-être de se présenter ?

Comme il n’observa pas le moindre mépris dans son regard et seulement une profonde curiosité, il garda son sang froid et tenta de lancer un semblant de dialogue :

— Donc, je…

– Je ne m’attendais pas à un nouveau comme toi. C’est surprenant, dit-elle avec hésitation en glissant son carnet dans la ceinture de cuir qui encerclait sa taille. 

Elle pivota pour refermer la trappe du canon, puis se redressa face à lui en replaçant quelques boucles brunes derrière ses oreilles percées.

— Bref, ne t’embête pas avec toutes ces formalités Thomas, c’est ça ?

— Oui, c’est…

— Tu peux me tutoyer, ça sera plus naturel. Moi c’est Thaalya, comme la capitaine te l’as dit, se présenta-t-elle. Enchantée, et bienvenue à bord du Liberate.

  Elle ajusta machinalement le bandeau kaki qui maintenait ses cheveux à l’arrière de sa tête. Sa mine détendue rassura Thomas : au moins, elle n’était pas aussi stricte que sa mère. 

Alors qu’il allait la remercier, Thaalya prit de nouveau la parole :

– Comment as-tu fait pour avoir des cheveux et une peau si claires ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils.

– Hein ?

— Tes cheveux et…

— Non, ça va, j’ai compris la question, la rassura-t-il en se frottant l’arcade sourcilière avec étonnement.

Il avait devant lui une drôle de femme. 

— Ma mère avait les mêmes cheveux à mon âge j’crois.  

Thaalya Keppler écouta son explication avec attention, très intéressée par cette dernière. Elle commença à ouvrir la bouche pour poser une autre question, mais jugea au dernier moment qu’elle en avait assez posé et se pinça les lèvres en joignant ses mains l’une contre l’autre. Thomas trouva cette réaction amusante et lâcha un petit rire. 

C’était tout ce qui préoccupait la jeune femme, alors ? La teinte de ses cheveux ? Thomas haussa simplement les épaules en lui partageant un large sourire aux dents à peine jaunies :

– Tu sais, y a plein d’autres personnes comme ça avec les mêmes cheveux. Y en a des comme toi, des comme moi, il y a de tout partout.

En parlant, il fit le rapprochement entre le fait qu’elle soit surprise de son teint si pâle et qu’elle soit la fille des Keppler, pour comprendre qu’elle n’avait pas dû quitter très souvent le navire familial.

– Et donc toi, t’es la fille des Keppler c’est ça ?

– Oui, enchantée. Tu as devant toi l’unique et impressionnante fille du célèbre couple de pirates, Thaalya Keppler, annonça-t-elle sur un ton amusé en s’inclinant telle une reine devant lui.

– Ta légende a bercé mon enfance, ne plaisante pas sur ça ! 

En effet, les rumeurs la concernant étaient nombreuses. A Edimas, comme sur les continents. On imaginait souvent un enfant violent et sauvage, aussi puissant que ses parents. Un enfant qui n’aurait jamais vu le monde extérieur, enfermé dans son propre univers. En réalité, Thaalya semblait bien loin de tous ces stéréotypes. A première vue, il s’agissait seulement d’une jeune femme curieuse, ayant hérité du physique des deux capitaines.

Intrigué par la jeune pousse de pirate qui se trouvait devant lui, Thomas l’interrogea :

– Alors t’as toujours vécu en mer ? 

– Exactement. C’est sur ce navire que j’ai grandi. Pour tout te dire, j’ai même rarement mis les pieds sur la terre ferme. C’est pour ça que je n’ai pas l’habitude de croiser des inconnus, tu vois ? Toute ma vie, j’ai seulement côtoyé les hommes de l’équipage, et autant dire que tu ne leur ressemble pas du tout, avoua-t-elle avec un petit sourire discret, comme pour se faire pardonner d’avoir été si curieuse.

Ceci expliquait donc cela. Le jeune aux cheveux dorés la détailla un instant, l’air amusé. Il comprenait un peu mieux pourquoi elle avait été si surprise en le voyant débarquer ainsi, avec ses grands yeux verts et sa peau blanche. Il ne ressemblait en rien au portrait typique qu’on se faisait des bons matelots, contrairement à elle. Thaalya avait déjà une carrure musclée pour son jeune âge, des mains sans doute très agiles et une aisance affirmée en mer.

Bercés par le remous constant des vagues, les deux plus jeunes du navire restèrent un court instant les yeux dans les yeux, avant que la brune ne s’active de nouveau. Elle tourna sur elle-même, sans raison apparente, avant de faire un pas sur le côté en regardant autour d’eux.

– Bon alors, maintenant, on fait quoi ? demanda-t-elle en cherchant quelque chose du regard.

– Ça, c’est toi qui est censée me le dire. 

Mais avant que la brune ne puisse lui répondre, une force puissante les entraina tous les deux sur le côté droit du navire. L’embarcation venait de lever l’ancre. La force avec laquelle le vent avait pris les voiles était impressionnante ! Thaalya, pour qui ces perturbations n’étaient plus qu’une habitude, s'agrippa sans mal à l’un des cordages suspendus aux poutres. Son regard s’était alors ancré sur le blond, qui tituba un instant avant de se rattraper à une pile de caisses solidement amarrées.

Ce type de réflexe ne pouvait s'acquérir qu’en mer, avec un peu d’expérience. Dans le cas inverse, Thomas serait déjà étalé au sol, la tête dans l’une des réserves de poudre. Il remercia donc Sorath de ne pas le ridiculiser ainsi devant la fille des Keppler, et attendit la fin des secousses avant de la questionner, le coeur battant : 

— On lève l’ancre ? 

— Tu rigoles ? On est déjà à trois lieux d’Edimas ! 

Thomas fronça les sourcils. Trois lieues de la v’île ? Le bateau venait pourtant tout juste d’avoir ses premières secousses.

— Je t’assures, confia la jeune femme en se baissant vers l’une des trappes à canon pour l’ouvrir et lui fit signe d’approcher. Regarde.

Il lâcha son point d’accroche et la rejoignit contre la pièce d’artillerie pour se baisser face à la petite trappe. Son visage fut légèrement mouillé par les gouttelettes d’eau salée de la Mer de Crys. Son regard émeraude se porta à l’horizon et… 

— Sans déconner ! 

Il se frotta les yeux pour vérifier que sa vision ne lui jouait pas de mauvais tours, puis reposa son regard sur l’étendue d’eau. Rien ne changea : il ne rêvait pas. La v’île n’était déjà plus qu’une toute petite tâche au fond de l’horizon.

Il leva immédiatement les yeux vers Thaalya, impressionné, mais cette dernière lui décocha seulement un sourire mystérieux rempli de malice sans lui accorder la moindre réponse.

 – Tu as déjà été sur un navire je suppose ? demanda-t-elle en refermant la trappe.

– Ouais. Deux, plus exactement, répondit-il en se relevant.

– Bon, alors pour commencer, tu vas me raconter tout ça. Qu’est-ce que tu as fait de ta vie jusque-là, d’où tu viens et tout ce qui te semble utile de partager pendant que je te fais visiter le Liberate. Je vais aussi t’expliquer tes premières tâches et te présenter quelques membres de l’équipage. Ça devrait nous prendre tout l’après-midi. Tu commenceras à bosser demain de toute manière. Ça te convient ? 

Le blond hocha vigoureusement la tête en replaçant son baluchon sur son épaule à la manière d’un vulgaire sac de marchandise. De toute manière, pouvait-il contester la parole de la fille des Keppler ? Sans doute pas. 

Sans même lui laisser le temps de répondre, la jeune femme tourna les talons pour s’éloigner en direction de l’escalier, menant aux autres niveaux du navire :

– Tu verras, le Liberate est un navire époustouflant, lança-t-elle d’un air réjoui en s’élançant dans les marches. 

Thomas souffla alors un petit rire. Thaalya n’avait pas l’air de saisir à quel point le Liberate était mystifié par la population. Évidemment que le navire était époustouflant, aucun meerynien n’oserait dire le contraire.

Enfin, vous voilà chers voyageurs. Votre périple va pouvoir commencer. 

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