19 ans plus tôt
Le soleil brillait dans le ciel. La journée était étonnement chaude pour un début de printemps. Glenda Telonska était assise dehors les yeux fermés, écoutant avec bonheur les bruits de la forêt de Leinne. Sa fille jouait à quelques pas d’elle, en silence. Kaoline était une enfant sage. Elle savait qu’elle ne devait pas déranger sa mère quand elle surveillait les alentours.
Car c’est ce que Glenda faisait : elle guettait. Tout en somnolant au soleil, elle prêtait attention à ce qui se passait dans la forêt. Son esprit vagabondait librement, visitant un oiseau, s’attardant quelques instants auprès d’un renard. Elle surveillait les ours ; mais aussi les êtres humains. Lequel était le plus dangereux ? Elle n’aurait su le dire.
Il y eut un frémissement, quelque part, puis des craquements de branches. Glenda focalisa son esprit à cet endroit, cherchant un animal pouvant lui servir d’yeux. Elle trouva un petit colibri, posé sur une branche et observant les deux humains qui s’avançaient difficilement dans la forêt : un homme aux cheveux noirs soutenant une femme plutôt âgée. Elle paraissait souffrante. Glenda se détacha de l’animal, et chercha l’esprit des voyageurs. Ils étaient introuvables : possédaient-ils le charme, eux-aussi ? Ou étaient-ils nobles et avaient-ils l’esprit scellé par la fameuse potion qu’on distribuait aux riches, l’aria ?
« Kaoline, fit-elle. Va prévenir papa qu’on a des visiteurs. Je vais à leur rencontre. »
La petite fille fila aussitôt. Elle n’était pas charmée, contrairement à ses deux parents, et Glenda refusait de l’envoyer au-devant des voyageurs.
Elle s’aida de l’oiseau pour les trouver. A force d’écouter les bêtes, elle connaissait les bois parfaitement, et savait d’où ils arrivaient. Ils ne suivaient pas de chemin précis, se frayant un passage parmi les buissons. La forêt de Leinne était claire, les grands arbres éloignés les uns des autres. Mais hors des chemins, les arbustes touffus bloquaient la route. Pourquoi évitaient-ils les sentiers ?
Glenda s’enfonça dans les bois, l’esprit toujours à l’affût. Au bout de quelques minutes, elle quitta le chemin. Elle les vit bien avant qu’ils ne la remarquent.
« Bonjour, fit-elle prudemment.
- Bonjour, répondit l’homme en sursautant. Etes-vous une Telonska ? »
Il avait les yeux bleus, une allure altière. Sa chemise blanche était fendue au niveau de la poitrine, et rougie par du sang. La femme avait les mêmes yeux que lui, de fins cheveux blancs et un visage marqué par la fatigue.
« Qui êtes-vous ? rétorqua Glenda.
- Deux voyageurs pourchassés qui cherchent un passage. »
Elle se figea. Parlait-il réellement du passage ? Comment était-il au courant ? Cela devait bien faire dix ans que personne n’était venu les voir pour traverser.
« Si vous voulez traverser la forêt, rejoignez le grand chemin. »
Elle avait envie de leur dire de venir se reposer et se soigner chez elle, mais la question de l’homme l’avait rendue méfiante.
« Inutile de mentir, Glenda. Nous savons qu’il y a un passage près de chez vous, et nous avons besoin de le traverser.
- Menez-nous à Gregor », souffla la femme.
Glenda tressaillit. Comment connaissaient-ils leurs prénoms ? Et pourquoi réclamer Gregor ?
En une seconde, elle contacta son époux par la pensée.
Gregor, c’est moi.
Elle lui partagea la scène, et il réagit aussitôt.
Amène-les.
Elle obtempéra et les ramena sur le chemin principal. Il leur fallut du temps pour rejoindre la maison, car la femme boitait. Glenda percevait sa souffrance, et ses doutes s’envolèrent malgré elle, remplacé par de la compassion.
Gregor attendait sous le porche, les bras croisés et les sourcils froncés. Quand il les vit, son visage s’adoucit. Il sauta presque au bas des marches.
« Je n’aurais jamais cru vous revoir un jour, fit-il en souriant.
- Je suis contente moi aussi, mon vieil ami, répondit la vieille femme. J’aurais préféré que les circonstances soient différentes. »
Glenda les regarda tour à tour, abasourdie. Son mari se tourna alors vers elle et lui déclara :
« Ma chérie, tu as l’honneur de te tenir face à Camilla Tan’o’legan et son fils, le prince Jack. »
La surprise fut telle qu’elle fit quelques pas en arrière. Elle était si confuse qu’elle bredouilla :
« Ma reine, mon prince, je ne… j’ai…
- Ce n’est rien », la rassura le prince.
Glenda savait qu’il avait environ vingt-cinq ans. Pourtant, l’homme qui lui faisait face semblait en avoir quarante.
« Puis-je m’asseoir ? » demanda la reine Camilla faiblement.
Glenda se précipita vers elle, et lui tendit la main.
« Bien sûr, venez ! Appuyez-vous sur moi, ma reine. »
Elle prit la main frêle de la femme, et la guida jusqu’au fauteuil à bascule du porche.
« Que vous est-il arrivé ? interrogea Gregor.
- Nous nous sommes fait attaquer sur la route depuis Kaltane », répondit le jeune homme.
Gregor n’osa pas poser plus de questions. Les Telonska avaient entendu parler des révoltes des régions du sud, bien sûr. La forêt de Leinne était un endroit éloigné des conflits. Ce n’est qu’en se rendant au village le plus proche pour acheter du matériel de bricolage que la famille avait appris les nouvelles. Gregor et Glenda échangèrent un regard sombre.
« Kaoline ! cria la femme. Apporte de l’eau à nos visiteurs. Ma reine, où souffrez-vous ?
- Ce n’est rien, répondit Camilla. J’ai pris un coup dans les côtes, j’aurai mal quelques jours.
- J’ai des graines de sinot, pour apaiser la douleur. Je vais vous en préparer une tisane.
- Nous n’avons pas le temps », intervint Jack.
Il posa une main sur l’épaule de sa mère.
« Je suis désolé, mère, mais nous devons traverser au plus vite. Ceux qui nous cherchent vont vite retrouver nos traces, et elles les mèneront jusqu’ici.
- Je vais vous y emmener, répondit Gregor.
- Merci, Gregor, souffla la reine. Merci d’être toujours là, après toutes ces années. Tu as pleinement rempli la mission que mon époux t’avait confiée.
- Ma dette ne sera jamais entièrement remboursée, ma reine. »
Ils échangèrent un regard lourd de sous-entendus. Pour la première fois depuis qu’ils étaient mariés, Glenda se rendit compte que Gregor lui cachait quelque chose. Son époux lui avait expliqué pour quelle raison le roi Phelps avait confié la garde de ce passage à un simple paysan. Mais elle comprenait à présent qu’il ne lui avait pas raconté toute l’histoire.
* * *
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« Le prof de géo abuse vraiment avec les devoirs.
− De fou ! Il croit qu’il est le seul à nous en donner. On a déjà un contrôle de maths vendredi, c’est relou !
− Ils étaient comme ça aux US, Léana ? »
La jeune fille sursauta, cligna des yeux et se tourna vers le garçon qui venait de lui adressait la parole. Il avait des cheveux bruns coupés courts, portait un sweat à capuche gris sur un jean bleu passé. Elle le compara mentalement à Morgan, sa tenue classe et décontractée, son sourire si craquant.
« Léana ?
− Euh, non. Ils s’en foutaient. De toute façon, j’avais cours à distance.
− Ah oui, c’est vrai. »
La discussion retourna sur le professeur d’histoire-géographie, et Léana cessa de nouveau de s’y intéresser. Elle s’était assise à la cantine auprès de quelques personnes de sa classe, mais elle n’arrivait pas à faire semblant de les écouter.
Cela faisait deux semaines qu’elle n’avait été contactée ni par sa grand-mère, ni par Morgan. Elle-même avait évité de retourner chez Claire, toujours blessée. Elle refusait de se confronter à elle. Les questions bouillonnaient pourtant dans sa tête : Morgan était-il venu en France pour la rencontrer, bien qu’il ait affirmé le contraire ? Son père était-il en vie ? Que savait Claire de l’autre monde, et pourquoi un univers se cachait aux yeux de tous les humains dans la cave de sa grand-mère ?
Contre toute attente, la relation entre sa mère et elle s’était améliorée : Léana ne lui en voulait presque plus de lui avoir menti, à présent qu’elle connaissait une vérité que Carmen, elle, ignorait. Garder cela pour elle était comme une revanche.
« Mais d’ailleurs, comment tu as fait pour rattraper nos cours ? Tu as fait les trois-quarts de l’année là-bas ! »
Léana mit quelques secondes avant de comprendre que le garçon s’adressait encore à elle. Comment s’appelait-il, déjà ?
« On a pris contact avec le lycée en décembre, expliqua-t-elle. Dès qu’on a su que mon beau-père était renvoyé en France. Et j’ai pu récupérer vos cours. »
Il hocha vigoureusement la tête, et elle comprit qu’il allait continuer de lui parler. Elle retint un soupir. En revenant dans ce lycée, elle avait retrouvé d’anciens camarades de classe, mais la majorité des personnes de sa classe étaient des inconnus.
« Ah oui, c’est vrai que tu étais là-bas pour ça. Dommage que tu ne sois pas venue dès septembre. »
Elle regretta de s’être assise à cette table. Avant d’aller aux Etats-Unis, elle était capable de discuter gaiement avec n’importe qui. Depuis son retour, c’était bien plus difficile pour elle.
« N’empêche, ça a dû te faire une aventure sympa, continua le garçon sans se soucier de son mutisme. C’est génial de découvrir un nouveau pays. »
Le cœur de Léana se mit à battre plus vite, et elle le regarda. Elle avait découvert un nouveau monde. Tout ce qui se trouvait sur cette terre, elle pouvait le connaître grâce à Internet. Mais qu’y avait-il dans cet autre univers ?
« Ouais, acquiesça-t-elle finalement. C’est assez excitant, c’est vrai. »
Elle se leva, prit son plateau et s’en alla, avec un sourire d’excuse pour son interlocuteur. Elle n’arrivait plus à faire semblant. Comment pourrait-elle se plaindre bêtement de quelques devoirs de géographie, quand elle venait de faire une découverte sensationnelle ?
Pour la millième fois depuis qu’elle avait quitté la maison de sa grand-mère, elle songea à y retourner pour poser enfin ses questions. Mais elle était encore trop blessée. Elle voulait que ce soit Claire qui la recontacte. Au fond d’elle, Léana savait que ça n’arriverait pas. Elle connaissait sa grand-mère : celle-ci attendrait que Léana se calme et fasse le premier pas. Mais la jeune fille refusait de céder.
Le soir-même, Léana était assise dans sa chambre, les yeux dans le vague. Elle avait sorti son livre de géographie, dans l’espoir de s’atteler au fameux devoir que leur avait imposé leur professeur pour le lundi suivant. On était vendredi soir, mais la jeune fille avait prévu un week-end assez occupé, et préférait s’y mettre au plus tôt. Elle avait donc préparé feuille, stylo, et venait de passer dix minutes à fixer le sujet sans en comprendre une ligne.
Ses pensées ne cessaient de tourbillonner. Elle repassait en boucle son excursion en Aélie, les propos de Morgan. Elle songeait au mot laissé par son père. Était-il en vie ? S’il avait quitté l’Aélie, après avoir échoué à reprendre le pouvoir à son père, pourquoi ne pas revenir auprès d’elle ? Finalement, elle soupira. Elle n’arriverait à rien : il valait mieux qu’elle aille se changer les idées.
Léana sortit de sa chambre pour se rendre dans le salon, et se figea à l’entrée de la pièce. Sa mère, Benjamin et Maxence regardaient un film. Le garçon était blotti entre ses parents, et cette vision la choqua plus que de raison. Elle resta sur le palier, à observer le visage heureux de sa mère. La gorge nouée, elle se retourna et se dirigea vers le hall d’entrée. Le trio formait une bulle de bonheur familial où elle n’avait pas sa place. Benjamin n’était pas son père, et ne le serait jamais. Il avait toujours été gentil avec elle, l’avait élevée comme si elle était sa fille. Mais l’année précédente avait rompu cet équilibre. Et après ce qu’elle avait appris sur son père… Pourquoi Maxence avait-il le droit d’être serein, dans les bras de ses deux parents ?
La jeune fille saisit ses clefs, et sortit sans faire de bruit. Elle se dirigea vers les quais de Seine pour marcher lentement au bord de l’eau. Ses pensées s’attardaient sur l’année qui venait de passer, cherchant le moment où tout avait basculé. Elle avait cru être arrachée de son monde, lorsque ses parents l’avaient trainée en Amérique. A présent, elle ne savait même plus où était sa place.
Léana marchait sans but, le souffle du vent lui caressant la joue. Elle traversait une rue déserte. Le rouge du soleil couchant se reflétait sur les fenêtres des immeubles, plongeant l’endroit dans une lueur ocre. Léana observait avec ravissement cet effet quand un mouvement attira son attention. Un homme avançait vers elle sur le trottoir. Il avait un long manteau beige, une casquette noire et une barbe drue. Et il la fixait. Léana jeta un coup d’œil de l’autre côté de la route, et s’apprêta à traverser. Mais en quittant l’homme des yeux, elle se rendit compte qu’elle le percevait toujours. Elle sentait qu’il la regardait, qu’il la visait. Il était tendu, mais prêt à l’action. Leurs regards se croisèrent alors qu’il n’était qu’à quelques pas d’elle.
« Mademoiselle… ? »
Tandis qu’elle s’apprêtait à bondir pour traverser la rue, l’intonation de l’homme la retint. Ce ton flûté, cet accent…
Elle recula de quelques pas. L’homme avait des yeux gris, un petit visage et très peu de cheveux sous sa casquette. Il ne lui inspirait pas du tout confiance.
« Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?
− Je ne vous veux pas de mal, princesse Léana. »
Elle sentit son cœur s’arrêter. Il avait le même accent que Morgan. Elle sentait émaner de l’homme un flux qui l’entourait, comme si ses pensées vibraient autour de lui. Mais elle n’entendait rien.
« Je veux simplement vous parler. De l’Aélie. »
Soudain méfiante, elle recula d’un pas.
« Qui vous envoie ?
− Le roi.
− Où est Morgan ? »
Il y eut un court silence. Elle ne savait peut-être pas ce qu’il pensait, mais elle percevait en partie ses émotions. Et il se mit aussitôt sur la défensive.
« Eh bien, parlez.
− Il faut que vous me suiviez, princesse, insista l’homme. S’il vous plaît, faites-moi confiance. »
Mais tout ce qu’elle sentait de lui, c’était du mensonge. Lentement, elle recula.
« Je ne partirai qu’avec Morgan. Au revoir. »
Elle fit volte-face, et se mit à courir sur le trottoir. Un autre homme sortit du porche d’un immeuble, et elle dut freiner pour ne pas le percuter. Paniquée, elle voulut descendre sur la route, mais il lui saisit le bras.
« Suivez-nous, gronda-t-il.
− Lâchez-moi ! Lâchez-moi où je hurle ! »
L’autre homme les avait rejoints. Il ouvrait la bouche pour parler lorsqu’un cri retentit au bout de la rue.
« Eh, vous ! Laissez cette jeune fille tranquille ! »
Tous trois tournèrent la tête vers l’inconnu qui venait d’apparaître au bout de la rue. Les sourcils froncés, il courait dans leur direction. Les agresseurs de Léana échangèrent un regard hésitant. Léana en profita pour s’arracher à leurs mains et bondir vers son sauveur. Elle s’arrêta près de lui, le cœur tambourinant, et se retourna. Les deux aéliens avaient disparu.
« Vous allez bien ? »
Léana regarda l’homme.
« Oui… je crois. Merci.
− Vous ne devriez pas vous promener dans ces rues aussi tard. Vous habitez loin ? Vous voulez que je vous ramène, ou appeler quelqu’un ? »
La jeune fille regarda autour d’elle. Elle constata avec surprise qu’elle était dans le quartier de sa grand-mère.
« Ça va, murmura-t-elle. Ma mamie habite à quelques pas d’ici. Merci pour votre aide.
− Vous ne voulez pas appeler les flics, ou… ?
− Non, vraiment, ça va aller. Merci. »
Elle lui sourit et s’éloigna d’un pas vif.
Qui étaient donc ces deux hommes ? Comment l’avaient-ils trouvée ?
La frayeur l’envahit alors. S’ils venaient d’Aélie, et étaient arrivés si près de la maison de Claire… étaient-ils passés par le passage du sous-sol ?
« Mamie », murmura Léana.
Elle se mit à courir.
La jeune fille était en nage lorsqu’elle dérapa dans le jardin de sa grand-mère, quelques instants après. Elle tambourina contre la porte.
« Mamie ! Mamie ! Ouvre ! »
La porte disparut sous ses coups et elle bascula en avant. Des mains fermes, bien différentes de celles de Claire, la retinrent. Elle releva des yeux éberlués sur le garçon aux cheveux blonds mi-longs qui l’avait rattrapée. Morgan. La gorge nouée, Léana regarda derrière lui.
« Mamie !
− Je suis là ! Enfin, pourquoi fais-tu tout ce tapage ? »
Un soulagement intense envahit Léana en voyant sa grand-mère descendre les dernières marches de l’escalier. Elle bouscula Morgan et se jeta dans les bras de la vieille femme.
« J’ai eu si peur !
− Léana, mais que t’arrive-t-il ? »
Claire repoussa gentiment sa petite-fille et la dévisagea, l’air inquiet. Léana tâcha de reprendre son souffle, puis se tourna vers Morgan.
« C’est toi qui les as envoyés ? C’était stupide !
− Envoyés ? Qui ça ? »
Elle fit un grand geste vers l’extérieur.
« Les deux types, aéliens, qui viennent d’essayer de m’enlever en pleine rue ! »
Morgan et Claire échangèrent un regard stupéfait. Le jeune homme fit mine de sortir de la maison, mais s’arrêta au bout de quelques pas.
« Ils doivent être loin depuis longtemps, marmonna Léana.
− Tu vas bien ? s’inquiéta Claire.
− Oui, oui… Un type m’a secourue.
− Tu es sûre qu’ils venaient d’Aélie ? interrogea Morgan.
− L’un d’eux me l’a dit. Ils disaient qu’ils voulaient me parler, que le roi les avait envoyés.
− A quoi ressemblaient-ils ? Tu pouvais lire leurs pensées ? »
Tandis que Claire refermait la porte à double tour, Léana leur raconta la scène. Morgan secoua la tête.
« Ça ne me dit rien. Comment ont-ils su où te trouver ?
− Et ils parlaient assez bien français, ajouta-t-elle. Beaucoup d’aéliens apprennent le français ?
− Pas beaucoup, non. J’ignore comment ils ont pu arriver ici…
− Alors vous n’êtes pas venus ensemble ? »
Elle trouvait la coïncidence trop grosse. Mais Morgan regarda Claire. Celle-ci secoua fermement la tête.
« Non. Personne ne peut passer par ici sans que je le sache. Le miroir est enfermé dans une pièce secrète, comme tu l’as constaté. J’y descends tous les jours, au cas où j’aurais un visiteur. »
Léana la dévisagea. Une foule d’interrogations se bousculait en elle.
« Alors tous les jours depuis dix-huit ans, tu vas à la cave ? Et tu n’as jamais traversé ?
− Je ne peux pas. J’ai déjà essayé, crois-moi.
− Mais pourquoi… et que fais-tu là, Morgan ? Ça fait deux semaines qu’aucun de vous deux ne m’a adressé la parole ! »
Claire leva la main avant que le garçon n’ait pu répondre.
« Nous voulions te parler demain matin, Léana. Il est tard, tes parents vont s’inquiéter.
− Oh, je crois que mon père se fiche bien de mon cas, rétorqua la jeune fille d’un ton acerbe. Et ma mère est trop occupée avec son mari et son enfant. »
La vieille femme soupira.
« Bon. Alors montons. Mais je vais quand même l’appeler pour lui dire que tu es ici. »
Léana haussa les épaules. Sa mère n’avait probablement même pas remarqué qu’elle était partie.
Ils s’installèrent autour de la table de la salle à manger. Du café encore fumant y était posé. Léana comprit que Morgan n’était pas simplement passé par le sous-sol de sa grand-mère : il s’était aussi arrêté pour discuter avec elle.
« Depuis combien de temps es-tu là ? lui demanda-t-elle d’un ton acerbe. Où étais-tu, depuis deux semaines, et pourquoi boire le café chez ma grand-mère ? »
Le garçon ne parut pas être vexé par son ton. Il la regarda d’un air grave.
« Je suis revenu te voir. Ce qui t’est arrivé confirme mon instinct : je dois te mettre en lieu sûr. J’ignore comment ces hommes ont su que tu existais.
− Que j’existais ? »
Morgan hocha la tête.
« A l’heure actuelle, très peu de personnes sont au courant de ton... identité. Il y a donc deux hypothèses : ou bien les Telonska sont des traîtres, ce qui m'étonnerait étant donné ce qu'ils font pour la famille royale, ou bien… »
Il se tut. Claire eut un sourire.
« Ou bien je suis une traîtresse », conclut-elle.
Morgan parut gêné.
« N’importe quoi, gronda Léana. Mamie n’aurait jamais cherché à me faire enlever. »
Elle vit le regard surpris et ravi de sa grand-mère, et ajouta donc :
« Même si c’est une menteuse et une cachottière.
− Je ne fais que présenter les possibilités, expliqua Morgan.
− Tu n’as pas dit l’hypothèse comme quoi tu serais un traître. Je ne sais toujours pas si ce roi existe vraiment, si tu ne me mens pas depuis le début.
− Il existe, Léana », souffla doucement Claire.
La jeune fille se tourna vers elle. Sa grand-mère portait un foulard jaune, ses courts cheveux étaient noués en chignon. Ses yeux bordés de rides n’avaient jamais été aussi sérieux et emplis de secrets. Les mots sortirent avant qu’elle n’ait pu les retenir :
« Comment tu le sais ? Comment connais-tu l’Aélie ? Pourquoi as-tu ce miroir dans ta cave ? Pourquoi m’avoir menti toute ma vie ? Sais-tu où est mon père ? »
Claire sourit.
« J’ai attendu tes questions deux semaines, ma chérie. Vous voyez, Morgan. Je vous avait dit qu’elle cesserait de bouder si vous étiez là pour provoquer les questions. »
Ébahie, Léana les regarda tour à tour.
« Alors vous êtes vraiment de mèche ? Vous m’avez fait poireauter tout ce temps ?
− Non, répondit Morgan.
− Je croyais que tu étais venu en France pour me parler. Tu ne m’as toujours pas répondu : où étais-tu, depuis la dernière fois ?
− J’ai été occupé. Je suis allé prévenir le roi Phelps qu’il avait une petite-fille. Il doit être en train de préparer ton arrivée à l’heure qu’il est. »
Sa déclaration fit oublier à Léana que sa grand-mère avait esquivé ses questions. Bouche bée, elle le dévisagea.
« Le roi Phelps ? Mon arrivée ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
− Je veux dire que, si tu l’acceptes, je t’emmène dans mon monde. Demain soir, tu seras à la cour du roi Tan’o’legan.
− Tu déconnes ? »
Il soutint son regard, et elle se mit à rire.
« C’est ridicule. Je veux vous parler, comprendre un peu mieux toute cette histoire. Je n’ai pas prévu de voyager dans un univers parallèle ce week-end.
− Tu es la princesse d'Aélie, Léana. Ton père venait d’un autre monde, tu as une famille et un peuple à rencontrer. N’as-tu pas envie de découvrir ce qu’il y a de l’autre côté ? »
Elle ne put répondre, la gorge sèche. Au fond d’elle-même, elle sentait qu’il avait raison. L’heure passée dans l’autre monde lui avait laissé entrevoir une infinité de nouvelles possibilités. Mais le faire maintenant, aussi précipitamment ? Elle avait tellement de questions à poser d’abord ! Elle jeta un regard désespéré vers sa grand-mère.
« Tu y es allée ?
− Non. Mais…
− Alors explique-moi ! Comment ce miroir s’est-il retrouvé dans ta cave ? »
Cette fois, Claire ne changea pas le sujet. Elle fixa son regard profond sur sa petite-fille.
« Je l’ai acheté dans une brocante, il y a très longtemps. Pour moi, c’était un simple miroir, installé dans ma chambre, jusqu’à ce qu’un jour je voie deux personnes en sortir. Ton père et ta grand-mère. Voilà comment je les ai rencontrés, et comment j’ai découvert la vérité sur l’autre monde. »
Elle ne laissa pas Léana poser plus de questions.
« Et si tu veux en savoir plus sur ton père et sur l’Aélie… c’est l’occasion d’avoir les réponses que tu attends. De prendre les rênes de ta vie. »
Ces mots et le ton de Claire provoquèrent une vague de colère en Léana.
« Bien sûr ! D’un coup, comme ça, c’est à moi de prendre toutes les décisions ! Il y a encore deux semaines, tu me traitais comme un bébé, tu gardais pour toi ce secret énorme ! Tu ne vas pas m’en dire plus, hein ? Je te connais, mamie ! Je sais quand tu me caches des choses. Si tu en sais tant, pourquoi refuser de me raconter ? »
Morgan avait les yeux écarquillés. Le visage de Claire s’assombrit.
« Il y a bien trop de choses à assimiler, Léana. Je ne peux pas tout te raconter maintenant. Morgan est venu pour…
− Je m’en fiche ! Je ne veux pas aller en Aélie, je veux savoir la vérité sur mon père ! »
Elle se leva brusquement, hors d’elle. Tous ces mensonges, toutes ces cachotteries ! Léana lança un regard assassin à sa grand-mère. Comment arrivait-elle toujours à rester si calme ?
« Tu la découvriras en suivant Morgan », lâcha Claire d’un ton catégorique.
Cette réponse fut la goutte d’eau. Léana poussa un cri exaspéré. Elle se dirigea à grands pas vers l’escalier.
« Où vas-tu ? s’affola Morgan.
− Je m’en vais ! Je reviendrai quand ma grand-mère aura enfin décidé de me parler ! »
Elle dévala les escaliers.
« Attends, Léana ! »
Elle l’ignora. Le garçon courut à sa suite et la rattrapa sur la pelouse.
« Calme-toi ! Je peux te dire tout ce que je sais, moi ! Léana, si tu me suis…
− Je ne peux pas te suivre, Morgan ! Tu te rends compte de ce que tu dis ? J’ai une vie, ici, je ne peux pas la quitter comme ça ! »
Elle se tut, essoufflée. Morgan en profita :
« Je ne te demande que quelques jours. Pas plus. Un long week-end, pour découvrir le royaume. Pour rencontrer ton grand-père. »
Le cœur de Léna battait la chamade. Les mots acérés se coincèrent dans sa gorge. Le garçon enchaîna :
« Je serai auprès de toi, du début à la fin. Ça sera l’occasion de découvrir d’où venait ton père. »
Mais ses mots n’atteignirent pas le cerveau de Léana. Elle vit, à la fenêtre derrière lui, Claire qui les observait. Elle s’était souvent dit que sa grand-mère avait l’allure d’une diseuse de bonne aventure. A présent, elle trouvait surtout qu’elle ressemblait à une sorcière. Une vieille femme gardant impassiblement la clef du plus gros secret de sa vie. Cette vision renflamma la colère en elle.
« Désolée, cracha-t-elle. Je rentre chez ma mère.
− Je ne peux pas te laisser repartir seule, avec ces hommes qui rôdent ! Je t’accompagne.
− Hors de question. Tu es si bien chez ma grand-mère, restes-y. Vous pourrez parler de moi, comme ça.
− Alors commande un taxi.
− J’ai pas l’argent de prendre un taxi ! »
Elle fit mine de s’éloigner, mais Morgan lui saisit le bras. Sa main était brûlante et son regard, plus que sérieux.
« Je ne rigole pas, Léana. Prends un taxi, ou je te suis jusqu’à chez toi pour m’assurer que tu vas bien. Tu es ma princesse, je dois veiller sur toi.
− C’est ridicule », grogna la jeune fille.
Elle sortit son téléphone.
« C’est bon, j’appelle un Uber.
− Un quoi ?
− Un taxi. »
Il hocha la tête.
« Reviens demain matin, s’il-te-plaît. Reviens nous parler, calmement.
− Je verrai. »
Par chance, un chauffeur se trouvait à quelques rues de là. Léana le commanda, puis tourna le dos à la maison. Elle sentait le regard de Morgan sur elle.
« Tu sais, murmura-t-il, nous n’avons pas eu de nouvelles de ton père depuis des années. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’est plus dans le royaume. Qui sait, peut-être que si tu viens avec moi en Aélie, il réapparaîtra ? »
Le cœur de Léana bondit dans sa poitrine, mais sa fureur était encore trop grande pour qu’elle lui accorde un regard.
Le jeune homme n’ajouta rien, patientant en silence avec elle. Le Uber s’arrêta quelques instants plus tard devant la propriété. Elle s’avança vers le taxi sans un seul regard en arrière.