Chapitre 4

A peine Martagon avait-il entrepris son long voyage et disparu en direction du lac que Filoche convoqua Helmus.

 

– Helmus, va chercher Déodat, s’écria-t-elle. Demande lui d’atteler les mules à la carriole et de venir ici tout de suite. Pendant ce temps, je vais tout préparer pour notre départ.

 

Le corbeau poussa son cri discordant et s’envola à tire-d’ailes.

 

Filoche grimpa les marches qui menait aux chambres avec une étonnante souplesse. Elle commença à rassembler les affaires. Elle entassa tous les vêtements qu’elle put trouver dans une grande malle en bois. Elle ajouta quelques ustensiles. Guillemine et les bébés dormaient. Elle s’était arrangée pour qu’ils ne s’aperçoivent de rien. Esmine était adorable dans son sommeil, Barnazon était très laid. Du moins selon son opinion. 

 

Elle descendit la malle qu’elle traîna dehors, tira le fauteuil à bascule à l’extérieur et se précipita en bas dans le laboratoire. Là, elle récupéra tous les grimoires, papyrus et tablettes qu’elle remonta dans des sacs qui vinrent compléter les bagages. A sa dernière visite au sous-sol, elle parcourut d’un regard méprisant les étagères de potions fabriquées par Martagon, sélectionna quelques bouteilles qu’elle mit dans ses manches et jeta les autres par terre. Les fragiles flacons se brisèrent et bientôt le sol fut recouvert de morceaux de verre.  

 

Lorsqu’elle eut regagné la cuisine en ayant pris bien soin de ne pas marcher sur les tessons pointus, Filoche lança un sortilège pour escamoter l’escalier de la cave. Une porte magique masqua l’entrée du laboratoire qui disparut totalement. A cet instant, elle entendit retentir au-dehors les sabots de la mule et les roues de la charrette. Elle s’avança sur le seuil et héla la silhouette qui tenait les rênes et conduisait le véhicule. La carriole vint s’arrêter devant la porte. L’homme sauta à bas du siège à l’avant et salua la sorcière.

 

– Holà Déodat ! Dépêchons-nous, dit Filoche, nous avons du travail. Charge donc les affaires à l’arrière, je vais chercher les passagers. 

 

Et elle courut à l’intérieur de la maison tandis que Déodat empilait les bagages sur les planches disjointes du plateau. Filoche revint presque aussitôt en portant un couffin. C’était celui de Barnazon. Elle le hissa à l’arrière à côté de la malle. 

 

– Viens m’aider à porter Guillemine, je ne peux pas le faire toute seule, et il y a un deuxième berceau. 

 

Ils pénétrèrent dans la maison et en ressortirent quelques minutes plus tard. Déodat transportait Guillemine endormie dans ses bras. Filoche posa le couffin d’Esmine à côté de celui de son frère. Elle était contrariée car il y avait à présent trois bébés qui s’agitaient dans le fin berceau. Cela allait complexifier les choses. Elle étendit une couverture et des coussins sur le plateau où elle allongea Guillemine avec l’aide de Déodat. Puis Filoche lança un sort de transparence. Aussitôt, un voile d’invisibilité recouvrit les passagers et leurs bagages qui disparurent. Comme les fillettes commençaient à pleurer sous le dais, Filoche pointa deux doigts vers le berceau masqué et d’une formule concise endormit tous les bébés. 

 

– Attends-moi deux minutes, jeta-t-elle à Déodat, je vais fermer la chaumière. 

 

Elle s’avança jusqu’à la porte et jeta un dernier regard à l’intérieur. Puis elle tendit la main qu’elle fit tourner sur elle-même en incantant. Tous les aménagements qui avaient été faits depuis l’arrivée de Guillemine disparurent. La maison champignon reprit l’allure triste qu’elle avait quand Martagon y vivait seul. 

 

Surpris dans son sommeil au coin du feu, le chat fila à toute vitesse entre les jambes de Filoche. D’un bond vertigineux, il se percha sur le plateau de la carriole et se glissa sous le voile d’invisibilité. La sorcière referma la porte et rejoignit Déodat sur le siège. 

 

– En route pour Astarax, s’écria Filoche. Nous y emmenons Guillemine et ses enfants pour les faire soigner par leur famille.

 

Déodat secoua les rênes et la mule avança au pas. La charrette brinquebalante roula sur les pierres du chemin et s’éloigna dans la direction opposée à celle qu’avait empruntée Martagon. Autour d’elle, d’arbre en arbre voletait Helmus qui suivait l’équipage. Il donna encore deux coups d’ailes puis disparut.

 

Filoche s’installa aussi confortablement qu’il était possible sur les planches du banc et remercia le conducteur pour sa promptitude. Déodat hocha la tête sans prononcer un mot. C’était un doux rêveur, il avait la tête dans les étoiles et le corps d’un athlète. Tout comme Martagon, il était entré à l'École royale de magie de Phaïssans à la demande de sa famille. Mais il n’avait jamais été capable de suivre l’enseignement. Il avait quitté l’académie sans avoir compris ou retenu ce qu’on lui avait appris pour devenir sorcier. Quand ses parents s’aperçurent qu’il était toujours une bouche à nourrir, ils le mirent à la porte en lui disant d’aller chercher le gîte et le couvert ailleurs. Il serait mort de faim et de froid dans la forêt si Filoche n’avait pas eu pitié de lui. Elle l’avait recueilli et hébergé dans sa pauvre masure. Elle lui avait fait don de sa mule qui était devenue sa seule richesse. En échange, il écrivait des poèmes bucoliques qu’il lisait à son hôtesse au coin du feu et s’acquittait des travaux d’entretien de la maison. Il aurait fait n’importe quoi pour Filoche. Il lui était dévoué corps et âme et ne posa aucune question quand elle lui demanda de l’emmener à Astarax. Quand Helmus était venu le chercher, il avait simplement fermé la bicoque et attelé la mule à la carriole pour se rendre au plus vite chez Martagon.

 

Ils quittèrent rapidement les environs du village de Phaïssans, longèrent la montagne au pied du château du roi Xénon et se retrouvèrent sur la grand route. Nul n’aurait imaginé, en voyant la charrette branlante conduite par deux paysans en haillons, que de précieux passagers étaient dissimulés à l’arrière.

 

Ils croisèrent des cavaliers pressés, d’autres carrioles vétustes, des manants, des fermières et des aubergistes, et même des brigands. Personne ne s’intéressait à eux tant ils semblaient pauvres et démunis. La mule avait l’air si vieille et si fatiguée qu’on avait peur de la voir s’écrouler morte par terre. Et pourtant elle tirait sans faiblir le lourd véhicule chargé de voyageurs et de ballots. Pour protéger l’équipage d’éventuelles convoitises et attaques, Filoche avait accentué l’aspect misérable de leur attelage. 

 

Ils ne fréquentaient pas les auberges. Ils s’arrêtaient le soir pour se reposer dans les sous-bois, à l’abri des regards et des rôdeurs nocturnes. Déodat détachait la mule et l’emmenait paître un peu plus loin. Filoche avait apporté de la nourriture pour Guillemine et les bébés. Déodat et elle se contentaient de galettes moisies et de fromage racorni. Elle donnait à manger aux petits et à leur mère à la nuit tombée, quand personne ne pouvait les voir. Guillemine ouvrait les yeux pendant quelques minutes, sur ordre de Filoche, et avaiait une soupe et de l’eau. Les enfants étaient plus éveillés et souriaient en buvant leur bouteille de lait additionnée de potions de croissance. Pour économiser les provisions, Filoche ne nourrissait qu’Esmine et son frère. Lorsqu’il y avait trois petites filles, Esmine devait patienter et se rassembler en un seul bébé avant de manger. Sasa et Addora ne buvaient jamais une goutte de lait. Dès que Barnazon et Esmine étaient repus, ils s’endormaient à nouveau. 

 

Malgré les divers subterfuges employés par Filoche pour rendre leur équipage insignifiant, la grand route très fréquentée était une source continuelle de dangers et d’inquiétude. Même une pauvre carriole pouvait faire l’objet d’une attaque par des miséreux affamés. Aussi, dès qu’ils purent quitter l’axe principal et continuer sur les petits chemins, ils empruntèrent un itinéraire moins risqué. Pour se diriger plus rapidement vers Astarax. Ils coupaient à travers la campagne dans des chemins de traverse. Personne ne s’étonnait de voir cette charrette de paysans rouler sur des pistes caillouteuses truffées d’ornières. Ils passaient totalement inaperçus tant ils se fondaient dans le paysage. 

 

Après plusieurs jours de voyage, ils aperçurent au loin une ligne bleue sous l’horizon. C’était l’océan. Plus ils approchaient, plus son immensité se révélait à leurs yeux. Il se déployait devant eux comme une masse aux couleurs changeantes, sans cesse en mouvement, hypnotisante. Ils firent quelques détours pour contourner des champs en pente et des bois touffus, avant d'atteindre une route de terre qui longeait le bord de mer. De longues plages de sable arrêtaient les vagues d’écume qui venaient inlassablement se jeter sur la grève. Parfois, des dunes agrémentaient la monotonie du paysage. Enfin, dans la brume de chaleur qui vibrait au bout de la route, ils virent les toits des faubourgs. Ils finirent par approcher des premières maisons du quartier le plus excentré d’Astarax, où se trouvaient les demeures des sorciers. C’était là qu’ils se rendaient. 

 

La charrette tourna bientôt dans une ruelle obscure et vint s’arrêter devant une porte cochère. Filoche sauta à bas du siège, s’avança et souleva le heurtoir qui ornait l’un des battants. Le bruit que fit le métal quand le marteau retomba se propagea de l’autre côté du guichet comme un écho. 

 

Après quelques minutes, le judas s’entrouvrit et un œil interrogateur apparut.

 

– Je suis Filoche, dit la sorcière. Nous ramenons Guillemine et ses enfants à sa famille. 

– Un instant, répondit une voix gutturale en refermant l'œilleton.

 

De nouvelles minutes s’écoulèrent dans un silence total. Filoche et Déodat se tenaient cois et tremblaient d’inquiétude. Enfin, des claquements parvinrent de l’intérieur de la maison, et la porte s’ouvrit en grand. Filoche bondit sur la charrette et Déodat fouetta la mule. Le véhicule s’ébranla et franchit le seuil dans un roulement de tonnerre. Derrière lui, les battants se refermèrent.

 

La carriole s’avança dans une vaste cour carrée pavée. Elle était encastrée entre de hauts murs percés de quelques larges fenêtres et de meurtrières, et bordée d’une galerie à colonnes qui en faisait tout le tour. Il y avait un second porche au fond de l’atrium. Un jardin touffu comme une jungle foisonnante apparaissait de l’autre côté de l’arcade.

 

Dès que la charrette s’immobilisa au milieu de la grande cour, des enfants et des gnomes surgirent de toutes parts et se précipitèrent vers le véhicule. Agiles comme des singes, ils bondissaient sur le siège ou le plateau, ou même sur le dos de la mule, en poussant des cris aigus.

 

– Eloignez-vous ! rugit soudain une voix de femme qui couvrit le vacarme et fit se disperser les minuscules personnages comme une volée de moineaux.

 

Une gigantesque créature d’une grande beauté apparut et s’avança dans l’atrium. Elle était vêtue d’une longue robe rouge cramoisie dont la soie crissait à chacun de ses pas. Son visage austère aux joues creuses était couvert de tâches de rousseur et encadré d’une flamboyante chevelure rousse bouclée. Son nez parfait surmonté d’une bouche fine aux lèvres écarlates faisait ressortir l’or de ses yeux. Elle avait une allure majestueuse et marchait avec raideur, comme une statue qui se serait déplacée en glissant, sans faire bouger un seul muscle de son corps.  

 

Derrière elle, venait une petite sorcière grise des pieds à la tête. Son teint et ses cheveux avaient la même couleur que sa robe. Sa peau était ridée et couverte de pustules. Son nez crochu touchait presque son horrible menton en galoche, pourvu d’un grain de beauté poilu. Ses petits yeux noirs enfoncés dans leurs orbites brillaient d’un éclat diabolique. Tombant du ciel, Helmus croassa et vola lourdement. Filoche ne l’avait plus revu depuis Phaïssans. Il se posa sur l’épaule de l’horrible vieille. L’affreux oiseau avouait enfin qui était son vrai maître, songea Filoche. Elle regretta aussitôt les plaintes qu’elle avait émises à Phaïssans devant le traître.

 

Les deux magiciennes étaient suivies d’une foule de sorciers et sorcières qui sortaient de portes situées sous la galerie. Ils étaient tous plus étranges et excentriques les uns que les autres. Ils s’écartèrent et s’alignèrent autour des deux femmes qui s’approchèrent de la carriole. Filoche se demanda s’il s’agissait de la famille de Guillemine. Elle trouvait qu’ils étaient diablement nombreux. Elle respira profondément et prit son courage à deux mains. Malgré son âge et sa fatigue, elle descendit prestement du siège de la charrette et s’inclina respectueusement. 

 

– Je suis la sorcière Filoche, dit-elle. Je viens de Phaïssans où j’ai eu l’honneur d’accoucher Guillemine. Elle ne va pas bien. Je vous l’ai amenée, car son époux Martagon est incapable de la soigner. Quand j’ai été certaine qu’il ne ferait rien pour améliorer l’état de sa femme et de ses enfants, je l’ai envoyé loin vers le Nord pour me débarrasser de lui. Je suis venue aussi vite que j’ai pu vers vous. Nous avons besoin d’aide. Guillemine ne se remet pas de la naissance de sa fille. Esmine est atteinte d’un trouble du détriplement. Elle est douée d’ubiquité.

– Nous savions que la situation était désespérée, car le corbeau communique avec nous, répondit la femme rousse qui confirmait les soupçons de Filoche quant à la duplicité d’Helmus. Je suis Maggie, la mère de Guillemine, et voici Alix, sa grand-mère.

– J’ai pensé que vous seriez en mesure de guérir votre fille et votre petite-fille, reprit Filoche. Je ne pouvais pas laisser leur santé se détériorer davantage.

– Tu as bien fait, intervint la vieille Alix d’une voix coupante. Nous allons nous occuper de Guillemine et de ses enfants. Tu peux t’en aller à présent. Et ton domestique également. Mais avant de partir, montre-nous la mère et sa progéniture et laisse-nous juger de leur état de santé.

 

Filoche regarda la magicienne d’un œil stupéfait. Elle comprit en un instant que, malgré son âge avancé et sa force déclinante, Alix était la véritable cheffe de famille. C’était elle qui décidait de tout et régnait sur la maisonnée. Tous les magiciens autour d’elle devaient lui obéir sans regimber. Même la géante Maggie se faisait toute petite devant la sorcière grise. Filoche avait espéré qu’on lui accorderait l’hospitalité dans la grande maison où elle pourrait continuer à s’occuper d’Esmine et de son frère. Elle redoutait de retourner à Phaïssans. Car, si par hasard Martagon y revenait un jour, il ne manquerait pas de lui demander des explications sur la disparition de sa famme et de ses enfants. Elle serait bien incapable de les lui donner. Elle l’avait trahi effrontément, convaincue de la nécessité d’agir ainsi. Elle voulait se persuader qu’elle avait simplement suivi son instinct. Mais elle savait qu’elle avait dépossédé un père aimant de ses enfants. Cette responsabilité qu’elle avait prise était un lourd fardeau à supporter. La culpabilité la rongerait peut-être jusqu’à la fin des temps. Et maintenant elle réalisait que la famille de Guillemine n’avait pas besoin d’elle. Ils chassaient aussi Déodat. Ils ne voulaient pas non plus de Guillemine. Ils l’auraient laissé mourir dans la maison champignon sans intervenir. Bien qu’Helmus les ait tenus informés, ils n’avaient fait aucun geste pour venir soigner la mère malade et ses enfants. Ils étaient sans pitié, sans compassion. Qu’allait-il se passer maintenant pour Guillemine ? Filoche n’était plus sûre d’avoir choisi la bonne solution malgré ses bonnes intentions. La détermination qui l’avait soutenue depuis son départ de Phaïssans fut anéantie en quelques secondes. Dépitée, elle baissa la tête en signe de soumission et obtempéra. Puisqu’elle avait semé le chaos, elle devait désormais faire tout son possible pour aider Guillemine et ses enfants à se sortir de leurs difficultés.

 

Elle se dirigea vers l’arrière de la carriole et arracha le voile d’invisibilité, révélant la mère endormie sur les planches et les deux berceaux. Les bébés gazouillaient gaiement en jouant avec leurs pieds. Les trois filles étaient magnifiques dans leurs petits vêtements de poupées. Leurs joues roses et rebondies faisaient plaisir à voir. Barnazon était laid, mais il avait l’air joyeux. Le chat, qui faisait semblant de dormir, ouvrit un œil. Il bâilla, s’étira et sauta à bas de la charrette. Après avoir jeté un regard de mépris à l’assemblée, il s’éloigna d’un pas souple vers l’arcade du fond et disparut dans la végétation du jardin.

 

La diversion apportée par le chat n’avait allégé l’atmosphère que pendant une ou deux minutes. Les regards qui avaient suivi son départ se recentrèrent sur les voyageurs. Filoche était désormais très nerveuse. Elle décida de jouer le tout pour le tout.

 

– Je ne peux pas rentrer à Phaïssans, s’écria-t-elle d’un ton plaintif. Personne ne m’attend là-bas, je n’ai plus rien à y faire.

– Tu n’as rien à faire ici non plus, rétorqua Alix aigrement. Si nous avons laissé partir Guillemine, ou plutôt si nous l’avons chassée de notre maison, ce n’était pas pour l'accueillir à nouveau aujourd’hui. Néanmoins, comme tu la ramènes avec quatre enfants, nous allons la garder, si toutefois elle s’est assagie, et éduquer nous-mêmes les petits magiciens. 

– Je sais m’occuper d’eux, insista Filoche, voyez comme ils sont bien portants ! Vous devriez me garder pour aider à les élever.

 

Sous les yeux de la famille qui s’était approchée de la carriole, Esmine redevint spontanément une seule petite fille. Personne ne regardait le pauvre Barnazon qui faisait toutes sortes de grimaces pour attirer l’attention. Esmine était adorable. Les tantes et cousines autour d’elle s’exclamaient et louaient avec emphase sa beauté et ses sourires. Seule Alix avait pâli mortellement en voyant la transformation de la petite fille. Il sembla à Filoche qu’une colère sourde avait jailli du plus profond de la sorcière. Elle était remontée jusqu’à son visage qui de blanc devint rouge, presque violet.

 

– Silence ! s’écria brutalement Alix pour faire taire les bavardes et évacuer son propre courroux. Puisque tu persistes, tu peux rester ici quelques jours, jusqu’au départ du prochain bateau pour Coloratur. Tu embarqueras pour là-bas avec Primrose et Alberine. Ce sont les cousines d’Esmine, et elles sont aussi insupportables que l’était Guillemine. Nous ne gardons plus les éléments perturbateurs dans cette maison, c’est une trop lourde charge pour notre famille. Une fois arrivée à Coloratur, tu devras trouver une demeure où tu élèveras ces deux écervelées. Je resterai en contact avec elles par télépathie, si toutefois elles sont suffisamment expertes pour communiquer avec moi. J’espère que tu réussiras à en faire des sorcières dignes de ce nom. A ce jour, nul n’a réussi à les dompter. 

 

Filoche sentit son coeur s’alléger d’un poids. La proposition ne lui plaisait guère, mais elle n’aurait pas besoin de retourner à Phaïssans. Elle disposait de quelques jours pour convaincre Alix de la nécessité de la garder. Si elle réussissait à faire ses preuves, le caractère de la sorcière s’adoucirait peut-être et elle pourrait rester. Forte de cette perspective, elle demanda à Déodat de grimper à l’arrière de la charrette, et de lui passer Esmine. Quand l’homme lui tendit le fragile couffin où reposait la petite fille, elle le souleva en tournant pour faire admirer le magnifique bébé à sa famille. Puis elle le remit à Maggie qui était si grande que le berceau semblait une simple coquille de noix entre ses bras. Déodat descendit alors de la carriole avec Barnazon. Personne ne jeta le moindre regard au nourrisson si laid, pas même Filoche qui n’avait d’yeux que pour Alix et son avenir.

 

Déodat déposa le couffin du petit garçon dans les bras de Filoche insensible au charme du bébé, puis il remonta dans la carriole et souleva le corps inerte de Guillemine.

 

La procession s’engagea vers le porche qui donnait sur le jardin. Sous la haute voûte, à gauche, se trouvait une arcade flanquée de deux vantaux. Elle s’ouvrait sur un couloir desservi par de nombreuses portes, et terminé par un vaste escalier de pierre. Maggie portait Esmine, Filoche serrait Barnazon et Déodat fermait la marche avec Guillemine. Filoche suivait les petits pas d’Alix et se taisait. Elle sentait qu’elle ne ferait qu’irriter la vieille sorcière si elle formulait des phrases mielleuses et obséquieuses.

 

Les oncles, tantes, cousins et cousines s’éparpillèrent derrière les différentes portes qui donnaient l’accès aux appartements. Maggie, Alix, Filoche et Déodat montèrent les marches jusqu’au premier étage. Alix poursuivit vers les niveaux supérieurs. Maggie se dirigea vers une large porte ouverte. Derrière les battants, Filoche et Déodat pénétrèrent dans la plus luxueuse maison qu’ils eussent jamais vue. 

 

Une enfilade de pièces se déployait devant eux. La première salle disposait de grandes fenêtres donnant sur la cour, et était vivement éclairée par la lumière extérieure. De somptueux fauteuils entouraient une haute cheminée où brûlait un feu. Une longue table trônait au milieu de la pièce, certainement destinée à l'organisation de réceptions ou de repas de famille.  Elle était recouverte d’un tapis richement brodé et de chaises à haut dossier. 

 

Maggie continua son chemin vers la pièce suivante. Ils traversèrent plusieurs grands salons puis un long couloir dont les portes donnaient sur des chambres. La sorcière géante poussa le battant de l’une d’elles et pénétra dans une nurserie. Tout y était installé pour accueillir des nouveaux nés. Une sorcière avenante vêtue de blanc attendait les voyageurs. 

 

– Voici Charmille, dit Maggie à Filoche. Elle est chargée de s’occuper des enfants. Tu peux rester avec elle en attendant que le bateau t’emmène à Coloratur. Tu lui expliqueras ce qu’il faut savoir.

 

En voyant la nurse apprêtée, le sang de Filoche se glaça. Elle se figea, incapable de faire un mouvement. Tout était joué d’avance. Elle n’avait aucune chance de rester dans la grande maison. Son destin était d’aller croupir dans une tour noire à Coloratur, avec deux gamines stupides et agitées. Elle aurait mieux fait de rester à Phaïssans. Ils savaient tout ici, ils savaient qu’elle allait venir et apporter les enfants et leur mère. Ils avaient tout préparé. La chambre avait été aménagée pour les bébés. Il y avait un luxe inimaginable dans cette pièce. 

 

Percevant un bruit derrière elle, elle se retourna et vit s’approcher un curieux sorcier. Un peu replet et légèrement bossu, il était vêtu d’une robe brun foncé à capuche qui marquait son ventre proéminent. Sa barbe et ses cheveux poivre et sel étaient frisés. Des boucles indomptables retombaient de chaque côté de ses joues rebondies et sur son front. Ses yeux noisette et les rondeurs de son visage lui donnaient une apparente bonhomie. Il attirait la sympathie.

 

– Spyridon, s’exclama Maggie, tu arrives en retard. Viens donc voir tes petits enfants.

 

L’homme s’avança vers les berceaux et regarda les bébés. Il marchait en traînant les pieds,ce qui semblait bizarre pour quelqu'un d’aussi jeune. Mais peut-être était-il vieux en fait. Son âge était indéfinissable. Il était de petite taille, ce qui faisait un contraste étonnant avec sa géante épouse. Il ne s’attarda pas. Après un simple coup d'œil, il sortit de la chambre aussi indifférent à la naissance de ses petits-enfants que s’ils n’avaient pas existé. Il n’avait même pas parlé.

 

Filoche regardait la scène avec détachement, comme si elle n’était pas présente, comme si elle était déjà partie pour Coloratur. Déodat à ses côtés n’était pas non plus à l’aise. Il portait toujours Guilemine évanouie dans ses bras, dont il ne savait que faire. Il se balançait d’un pied sur l’autre, comme s’il cherchait un équilibre qu’il ne pouvait pas trouver. Personne ne se préoccupait de la maman.

 

– Hum, dit Filoche, sentant que Déodat attendait qu’elle intervienne. Que faisons-nous de Guillemine ? Elle a besoin de soins.

– Charmille, indique à ce valet où se trouve la chambre de Guillemine, fit Maggie sans détourner son regard de sa petite fille. Qu’il la dépose sur le lit. Reviens aussitôt après.

 

Se tournant vers Filoche, Maggie ajouta avec un sourire impénétrable :

 

— Ne t’inquiète pas. Nous allons prendre soin d’elle. 

 

La sorcière habillée de blanc pria Déodat de la suivre et ils sortirent de la chambre. Filoche était scandalisée que Maggie se débarrasse ainsi de sa fille, mais n’en laissa rien paraître. Et soudain, alors que leur mère venait de sortir de la nurserie, Esmine se détripla et les quatre bébés se mirent à hurler dans leurs berceaux. Ce fut une cacophonie indescriptible et Maggie quitta la chambre précipitamment en laissant les nouveaux-nés pleurer. Ils restèrent seuls avec Filoche. 

 

– Quelle sorte de grand-mère est Maggie ? se demanda Filoche, époustouflée. Elle ne peut supporter les pleurs de ses petits enfants que quelques secondes ! 

 

Elle se précipita pour s’occuper des petits. Elle sortit les triplées du couffin et se mit à les bercer en chantonnant, puis s’approcha de Barnazon pour que la berceuse le calme lui aussi. En voyant le visage familier se pencher vers lui, le petit garçon s'énerva davantage. Il se tournait dans tous les sens dans son berceau en criant comme si on l’écorchait vif. Filoche fut obligée de reposer Esmine et ses soeurs pour qu’il ne fasse pas basculer son couffin par terre. Elle le souleva et le calina en marchant dans la pièce. Pendant ce temps, les triplées redoublèrent de rage. Elles étaient rouges de colère et agitaient leurs mains et leurs pieds vigoureusement. Avisant sur la table à langer des bouteilles de lait prêtes à être utilisées, Filoche se décida à nourrir les bébés. Charmille ne revenait pas. Filoche ne s’autorisa pas le luxe de réfléchir, elle devait agir.

 

Elle se mit aussitôt au travail. Elle eut le temps de faire manger les quatre enfants (cette fois elle ne privait plus Sasa et Addora), puis de les changer après les avoir délicatement lavés de la poussière du voyage, et enfin de les coucher dans les petits lits disposés dans la chambre avant le retour de Charmille. A peine eut-elle déposé Sasa et Addora dans leurs berceaux respectifs que celles-ci disparurent, laissant les draps blancs froissés vides. Esmine et Barnazon s’endormirent immédiatement.

 

Charmille arriva essoufflée, comme si elle avait couru dans toute la maison pour retrouver la chambre. Filoche évita de poser des questions et se mit à nettoyer et ranger les bouteilles de lait. Charmille ne la remercia pas et ne l’aida pas. Elle se contenta de s’asseoir au milieu des enfants et de jeter un coup d'œil de temps à autre vers les couffins pour vérifier qu’ils dormaient. La pièce était quasiment silencieuse, seuls la respiration des bébés et les chocs de verrerie étaient perceptibles.

 

Quand Filoche eut terminé d’essuyer la vaisselle et de laver les petits vêtements souillés dans une cuvette émaillée, elle se tourna vers Charmille.

 

– Où puis-je pendre la layette pour la faire sécher, demanda-t-elle d’une voix neutre.

– Tu es bien stupide d’avoir tout lessivé, il y a des sorcières qui lancent des sorts pour ça. Elles passent de temps en temps pour faire le ménage, répondit Charmille. Elles ne se salissent pas pour laver le linge.

– Désolée, dit Filoche, je ne savais pas.

– Tu ne connaîs rien au fonctionnement de cette maison, répliqua Charmille, et tu crois tout savoir. Tu ne devrais pas tant t’impliquer, et ne faire que ce qu’on te demande. Ici, on peut être punie pour avoir osé enfreindre les ordres.

– C’est Alix qui donne les instructions ? insista Filoche qui ne voulait pas accepter si vite la règle établie.

– Oui.

– Quel est ton rôle dans cette maison, Charmille ? questionna encore Filoche.  ? Qu’est-ce qu’Alix attend de toi ?

– Je fais partie de la famille, fit Charmille, mais je suis une cousine très éloignée et on m’accorde simplement le privilège d’habiter ici en échange de quelques services. Chacun a une tâche bien définie et doit s’y tenir, sous peine de provoquer la colère d’Alix ou de Maggie. Il y a beaucoup de monde dans la maison, il faut de l’autorité pour maintenir la discipline. Si tu n’es pas d’accord, tu ne restes pas.

– Tu veux dire que ceux qui se rebellent sont expulsés ? s’enquit Filoche.

– Oui.

– C’est ce qui est arrivé à Guillemine ? poursuivit Filoche.

– Pas tout à fait, car il y avait un autre problème avec Guillemine.

– Lequel ? s’étonna Filoche avec curiosité.

– Dès sa naissance, elle n’était pas comme les autres, expliqua Charmille. Alix et Maggie ne voulaient pas qu’elle enfante car elle était trop bizarre, trop indépendante, trop intelligente. Ce qui leur faisait peur, c’est qu’elle mette au monde des être incontrôlables, des magiciens très puissants. Alix voulait garder le pouvoir et ne jamais devenir l’esclave d’un sorcier. Comme Guillemine était la fille de Maggie et sa propre petite fille, elle ne pouvait pas la chasser. Alors pour éviter qu’elle ne soit trop savante, elle l’a fait éduquer par des sorcières et des sorciers tous plus loufoques les uns que les autres, qui ne lui apprenaient rien. Guillemine ne les écoutait pas, elle s’amusait avec eux et riait de leurs bêtises. Elle n’en faisait qu’à sa tête. Elle lisait tous les grimoires qui lui tombaient entre les mains et se cultivait en secret. Elle est très douée. Elle a beaucoup appris par elle-même car elle a une volonté de fer et elle est intelligente. D’une intelligence supérieure à la moyenne des autres sorciers. Elle détestait tout le monde ici. Et un jour, quand elle en a eu assez, elle s’est enfuie.

– Alix et Maggie ont-elles été soulagées ? demanda Filoche qui ne croyait pas tout ce que disait Charmille.

– Bien sûr que non. Elles savaient que Guillemine finirait par trouver un mari. Et qu’elle aurait des enfants. Elles l’ont cherchée partout avec l’aide du corbeau.

– Helmus ? Et le chat ? s'exclama Filoche. Il nous suit toujours partout.

– C’est le chat d’Esmine. Il est originaire d’ici. Elle l’avait emporté avec elle. Il est juste revenu chez lui. Ce n’est pas un animal très intéressant.

– Et Helmus ? C’est le nom du corbeau, précisa Filoche en voyant la surprise de Charmille. Il est très intelligent. Je pensais qu’il s’était habitué à moi quand je vivais dans la maison de Martagon. Il faisait ce que je lui demandais.

– Ce n’est pas son vrai nom, répondit Charmille. Il s’appelle en réalité Hugn. Hugn est la créature d’Alix. Il racontait à sa maîtresse tout ce qui arrivait à Guillemine. Il lui était facile de voler de Phaïssans à Astarax pour faire son rapport. Il devait bien se moquer de toi.

– Je n'ai jamais aimé cette sale bête, rétorqua Filoche. Mais pourquoi Alix et Maggie ont-elles laissé Guillemine avoir des bébés ? Elles n’ont rien fait pour l’en empêcher. Puisqu’elles savaient où elle était, elles auraient pu venir la chercher à Phaïssans. Comment aurions-nous pu nous défendre contre de puissantes sorcières si elles s’étaient réellement liguées contre Guillemine ? Et maintenant il y a deux enfants qui pourraient devenir des magiciens puissants et les détrôner, comme le craignait Alix.

– Je n’en sais rien, dit Charmille. Comment veux-tu que je le sache ?

– Tu es au courant de beaucoup de choses, riposta Filoche. 

– Tout le monde sait ce que je t’ai raconté, fit Charmille en haussant les épaules, ce ne sont pas des secrets.

– Je crois qu’Alix et Maggie ont peur de Guillemine, murmura Filoche.

– C’est ton opinion. Je te répète que je n’en sais rien, rétorqua Charmille.

– Et que dit le père de Guillemine ? reprit Filoche qui commençait à y voir plus clair dans la hiérarchie et l’organisation de la grande maison.

– Spyridon ? répondit Charmille en riant. Il n’a pas voix au chapitre. C’est un sorcier rêveur qui ne finit jamais ce qu’il a commencé. Il ne ferme pas ses tiroirs, ne met qu’une chaussure sur deux, oublie la moitié des sorts, ou ne les récite pas en entier. Comme magicien, il n’est pas fiable du tout. Mais il est aimable et il obéit à Alix et à Maggie. Alors il est toléré. Ce qu’il sait le mieux faire, c’est fabriquer de la bière. Pour ça, il ne se trompe jamais. Ce n’est pas lui qui te causera du tracas. Dis-moi, Filoche, es-tu l’épouse de Déodat ? As-tu enfanté avec lui ? 

– Bien sûr que non ! s’écria Filoche, choquée. C’est juste un pauvre hère qui n’avait plus de maison. Je l’ai recueilli chez moi pour qu’il ne meure pas de faim ni de froid. Il m’est très dévoué, forcément. Et j’avoue que c’est bien agréable de pouvoir compter sur quelqu’un.

– Alors tu pourras peut-être rester, fit Charmille. Alix ne voulait pas d’une sorcière qui ait des bébés, car il y a bien trop de monde ici. Mais puisque tu es célibataire et que tu as l’intention de le rester, du moins si j’ai bien compris, alors si tu peux m’aider pour les enfants, et si Déodat peut travailler, peut-être changera-t-elle d’avis.

– Cela fait beaucoup d’hypothèses, murmura Filoche. 

 

Elle sourit intérieurement. Elle aurait sûrement gain de cause. Charmille devait déjà être au courant des décisions d’Alix. Les choses allaient probablement s’arranger pour elle et pour Déodat, et bien sûr pour Guillemine et ses enfants. Elle sentit renaître en elle la confiance en l’avenir. Elle allait pouvoir essayer de compenser sa grosse bêtise.

 

Quelques journées passèrent. Filoche et Charmille s’occupaient des petits. Elles n’étaient pas trop de deux pour prendre soin des quatre bébés. Car Esmine se rassemblait de moins en moins souvent en une seule petite fille. Filoche habillait les trois soeurs différemment pour les distinguer. Elle se demandait si le soin qu’elle prenait à les différencier avait une quelconque importance. 

 

Charmille n’était pas très active. Elle se reposait beaucoup sur l’implication de Filoche qui se démenait pour réaliser toutes les tâches de front et faire bonne impression. Filoche enrageait de voir que Charmille l’aidait le moins possible. Mais elle était obligée de prouver qu’elle savait bien s’occuper des petits, et qu’en conséquence il était impératif qu’elle reste à la maison pour les élever.

 

Un beau matin, Alix convoqua Filoche. Celle-ci grimpa le petit escalier de bois raide en colimaçon qui menait à l’appartement de la sorcière. Alix vivait dans une mansarde au sommet d’une tour qui s’élevait très haut au-dessus de la maison. A travers la petite fenêtre presque invisible depuis la cour, elle voyait absolument tout ce qui se passait dans la grande maison. Elle avait des yeux perçants, comme ceux d’un aigle, et les oreilles très fines. Elle pouvait voir et entendre à travers les murs. Grâce à ses dons de perception exceptionnels, elle surveillait les allers et venues des habitants sans que personne ne s’en aperçoive. Filoche réalisa aussitôt cette capacité dont personne ne lui avait parlé lorsqu'elle entra  dans la mansarde. Car elle avait elle-même beaucoup d’intuition. Elle comprit qu’elle avait été inspirée de ne jamais exprimer à haute voix ses propres pensées car Alix les aurait alors entendues. La vieille sorcière avait dû constater que Charmille était une paresseuse et qu’elle seule prenait soin des bébés. Elle se réjouit d’avoir su contenir sa colère et fait profil bas.

 

La pièce en haut de la tour était austère, meublée d’un lit de bois recouvert d’un mince matelas, d’une table et d’une chaise à dossier droit. Le siège était positionné à côté de la fenêtre pour l’observation. Des étagères couraient le long des murs. Il s’y entassait pêle-mêle de nombreux grimoires, des boîtes et des objets insolites.

 

– Bonjour, dit Alix lorsque Filoche pénétra dans la chambre.

 

Filoche hocha la tête en signe d’assentiment et de salut. Elle voulait continuer à être modeste et afficher sa soumission vis-à-vis d’Alix.

 

– Je t’ai demandé de venir car j’ai un problème à te soumettre, reprit Alix. 

– Je t’écoute, répondit Filoche qui pensait que son moment était venu.

– Malgré nos soins attentifs, nous ne parvenons pas à guérir Guillemine, ajouta Alix. Elle est toujours apathique. Elle ne parle pas. C’est bien ennuyeux. C’est une bouche à nourrir et elle est incapable de faire quoi que ce soit.

 

Filoche ne dit rien. Elle était révoltée par la froideur d’Alix vis à vis de sa petite fille. Mais elle sentait confusément que la vieille sorcière ne lui demandait pas son avis. Elle s’attendait désormais à ce qu’Alix lui donne l’ordre de repartir pour Phaïssans, avec Guillemine et au plus tôt. C’était un scénario qu’elle n’avait pas envisagé ni même imaginé. Elle se concentra pour ne pas se mettre à trembler. Elle ne savait pas si c’était de la colère, de la peur ou simplement du dépit. Après tous les efforts qu’elle avait déployés pour sauver Guillemine et ses enfants, elle semblait se trouver dans une impasse. Toutes ses tentatives avaient échoué. Son regard se focalisait sur l’extrémité du nez crochu d’Alix qui touchait son menton. Elle évitait ainsi de croiser les yeux cruels de la vieille sorcière qui à coup sûr auraient transpercé ses pensées. 

 

– Je t’ai observée Filoche, poursuivit Alix. Tu n’as pas cessé de t’occuper des enfants de Guillemine depuis ton arrivée, alors que cette paresseuse de Charmille ne se précipitait pas pour t’aider. Elle devait apprendre les bons gestes à tes côtés, mais elle préfère bavarder plutôt que de travailler. Et pourtant elle sait bien que je n’aime pas les inutiles. Que me conseilles-tu de faire à son sujet ? 

 

Filoche n’en revenait pas. Alix lui demandait de juger le comportement de Charmille. Était-ce une nouvelle sorte de test ? Elle ne savait pas sur quel pied danser. Qu’attendait-on d’elle ? Elle avait supposé qu’Alix était d’une intelligence supérieure. Mais peut-être se trompait-elle ? La sorcière ne savait pas comment se tirer de cette situation compliquée et lui demandait son avis. Était-ce cela la véritable raison de son invitation dans la tour ? Filoche réfléchit avant de répondre. Elle présuma que son avenir dépendait de ce qu’elle allait dire à Alix. L’important pour elle était de rester à Astarax. Elle devait prendre soin des bébés mais aussi de Guillemine. Elle avait commis une erreur en venant dans cette maison. Personne ne savait soigner la mère et les enfants. Elle commençait à douter des capacités des magiciens et magiciennes qui habitaient la grande demeure. En prenant du recul, elle voyait que la communauté était bien organisée sous les ordres d’Alix. Mais où était la vraie magie ? Quels réels pouvoirs avaient tous ces gens ? Etait-ce parce qu’elle était d’une essence supérieure que Guillemine s’était enfuie ? Tout se mélangeait dans le cerveau de Filoche. Ces constats provoquèrent soudain en elle une peur vertigineuse. Elle se trouvait au bord d’un précipice dont elle ne mesurait pas le fond. Elle avait besoin de rassembler ses idées pour savoir quelle décision prendre. Rester ou partir ? La vérité n’était-elle pas dans tous les cas la meilleure des réponses ?

 

– Comme je te l’ai proposé en arrivant dans cette maison, je souhaite m’occuper des enfants de Guillemine, dit-elle à Alix. Elle est très malade et incapable de les élever. A Phaïssans, je n’ai pas réussi à la soigner. C’est pourquoi nous sommes venus ici pour que vous la guérissiez de ses maux. Car vous êtes sa famille et vous avez de nombreux pouvoirs. Je sais ce dont Esmine et Barnazon ont besoin au quotidien. Il faudra du temps pour que Charmille apprenne ce que je sais. Ces enfants ne sont pas comme les autres. 

– Tu veux que je garde Charmille pour t’aider à t’occuper d’eux ? questionna Alix. C’est bien ce que tu es en train de dire ?

– Deux personnes ne seront pas de trop pour élever deux ou quatre bébés, répondit Filoche. 

– Entendu, murmura Alix. La situation est confuse pour moi. Car comme je te l’ai dit, nous ne parvenons pas à soigner Guillemine. Il nous faut un peu de recul. Tu peux rester ici le temps que nous y voyions un peu plus clair. Après nous déciderons de ton avenir.

 

Mais le dégoût pour cette femme impassible avait changé les sentiments de Filoche. Elle n’avait plus peur d’Alix. Elle n’était plus impressionnée par sa froideur et sa cruauté. Alix voyait et entendait à travers les murs, mais elle était incapable de guérir les malédictions. Ses pouvoirs étaient limités. Ou bien elle ne souhaitait en aucun cas guérir Guillemine du malédictopon. Mais cela revenait au même. Aucun sorcier de sa maisonnée ne pouvait résoudre les problèmes posés par la venue de Filoche et des passagers de la carriole. Régner par la terreur était la seule manière qu’Alix avait trouvée pour maintenir l’organisation de son monde. Levant les yeux vers Alix, Filoche y vit briller une lueur inquiétante. 

 

– Je dois me montrer plus rusée qu’elle, pensa-t-elle. Je ne sais pas à quel jeu elle joue, mais elle se sert de moi.

 

Elle se sentait mal à l’aise. Tout dans cette grande maison sinistre la rebutait. L’autorité, la discipline masquaient quelque chose de sournois.

 

– Ils ont tous peur, se dit Filoche. Sauf peut-être Alix. Ou bien elle est celle qui a le plus peur. Pourquoi suis-je venue à Astarax? Je suis tombée la tête la première dans un piège. Est-ce que j’y ai été incitée par un sortilège maléfique ou bien ai-je été stupide de croire que j’étais plus intelligente que je ne le suis ? Quel a été le rôle d’Helmus dans cette affaire ? Il semblait être l’ami de Guillemine, et puis il s’est posé sur l’épaule d’Alix quand nous sommes arrivés ici. Quel jeu joue-t-il ? Guillemine avait fui ce lieu malsain, elle avait raison. Elle ne voulait pas élever ses enfants ici, c’est évident. Cette gigantesque maison est une vraie prison. Certes on y trouve le gîte et le couvert, mais à quel prix ? Difficile d’en apprendre davantage, ils sont tous ignorants ou font semblant de l’être. Si j’essaie de faire parler Charmille ou tout autre personne, Alix le saura. Je dois me débrouiller seule. J’ai un ami dans la place, Déodat. Mais nous ne pouvons pas communiquer librement. Avec un peu d’imagination, j'arriverai bien à lui faire passer des messages.

 

Elle baissa la tête et accepta la proposition d’Alix.

 

– Elle n’a sûrement jamais eu l’intention de m’envoyer à Coloratur, pensa-t-elle avec amertume. Elle m’a grugée et poussée à travailler dix fois plus tandis que sa créature s’est amusée à mes dépens. Charmille m’a dévoilé deux ou trois informations pour me faire croire que j’étais dans la confidence. Je ne me méfiais pas, idiote que j’étais.   

 

Puis elle eut un instant de panique. Perdue dans ses élucubrations, elle avait oublié Guillemine.

 

– Que lui est-il arrivé ? Qu’en ont-ils fait ? gémit-elle en silence. Depuis le début, ils n’essaient pas de la guérir du malédictopon. Si elle mourait, ce serait exactement ce qu'ils attendent. Ils n’osent pas le faire directement à cause de son ascendance et des conséquences qui pourraient en découler. Ça les arrangerait qu’elle disparaisse définitivement. Et ils font tout pour ça, j’en suis certaine. Guillemine les dérange. Mais pourquoi ? Elle n’est pas comme eux. Cela vient peut-être de son père qui ne ressemble à personne d’autre ici. Je devrais passer un peu de temps avec lui. J’apprendrai des choses si je sais bien m'y prendre. Déodat et Spyridon seront mes alliés, tous les autres seront mes ennemis. 

 

Filoche ne croyait pas si bien dire. Elle fit une petite révérence et quitta la mansarde sous les yeux narquois d’Alix.

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