Neil Keating se trouve être un garçon complètement désastreux en terme de rédaction. Quand vient la fin du cours, je rends ma synthèse au prof en même temps que lui et en jettant un rapide coup d’œil à sa fiche je vois qu’il a à peine écrit 4 lignes. Au cours suivant, je vais m’asseoir à côté de lui et il me sourit.
Peut être est il un peu bête mais je ne parle jamais et il est très bavard ; il peut tenir la conversation à lui seul, ce qui m’arrange fortement.
En cours d’Art Moderne, il commence à parler de ce qu’il a fait hier soir, et explique le souci qu’il a eu à retrouver sa pantoufle après l’avoir lancé par une fenêtre du 3éme étage. Je n’ai qu’à hocher la tête toutes les 30 secondes.
Il ne me demande jamais mon avis et ne me pose pas de questions. Il est le camarade de classe idéal. Je décide que dorénavant, j’irais m’asseoir à côté de lui. De plus ses quelques amis ne sont pas dans sa classe et ça semble l’arranger que je sois là.
- Ensuite, je suis allée voir Mme Popkins, qui m’a simplement suggéré d’aller chercher une corde pour rattraper la pantoufle tombée dans le buisson, me dit il en écrivant dans son cahier en même temps.
- Hmm.
- Tu dois te demander ce que j’ai fait, hein ? Eh bien figure toi que j’ai répondu à ce vautour que je préférais me pendre avec que l’utiliser pour attraper ma pantoufle. Elle a fait une drôle de tête, ça je te l’assure.
Je n’écoute qu’a moitié à et regarde sa main écrire toute seule. Les mots sont penchés et son écriture est brouillonne, mais pas étonnant puisqu’il me regarde en écrivant.
- Mr Keating, ceci est un cours d’Art Moderne, pas un salon de thé, le rappelle à l’ordre Mme Valentour.
Il rougit et se tait deux minutes avant de reprendre le cours de son récit, la voix plus basse. Sa voix accélère comme si il me comptait une histoire avec particulièrement d’action et de suspens.
Lorsque nous sortons du cours et que nous prenons la direction du réfectoire pour le repas du midi, l’air s’est alourdit, et un orage semble se préparer. Je pressens les gouttes de pluies dans l’atmosphère et l’ambiance un peu plus froide que d’habitude.
- Tu sais, Alex… Je peux t’appeller Alex ?
Je ne réponds pas mais il poursuit.
- Tu n’es pas très bavard. Depuis ce matin, je te raconte ma vie en long et en large, tu sais même que j’ai un chat du nom de Nougat et que je possède une grande sœur qui m’a un jour cassée le petit doigt, mais tu n’as pas ouvert la bouche.
Tiens ? J’ignorais qu’il avait un chat et une sœur. Il faut dire que je n’étais pas particulièrement attentif à ce qu’il me disait.
Alors que je ne lui ai même pas répondu, il pose sa main sur mon épaule et se tourne vers moi. Etonné, je m’immobilise.
- Tu sais, tu n’es pas obligé de parler. Je ne t’obligerais pas à m’expliquer ce qui a causé ton mutisme et ton renfermement. Je veux simplement te dire que…, continue t-il avec un air exagéré, comme si il y mettait sa vie ou que cette réplique sortait d’une pièce de théâtre, que moi je suis assez bavard pour nous deux.
- Je ne suis pas muet… Et je ne suis pas renfermé, dis – je en m’asseyant à ma table, serrant mon sac contre moi.
Il me fait un clin d’œil, comme si c’était un secret qu’il garderait pour lui. Exaspéré, je regarde d’un œil vide l’assiette devant moi, hésitant à me noyer dans le surplus de sauce qu’ils ont mis. Neil, lui, s’est déjà jeté sur la nourriture. Je me mets donc à manger moi aussi, sans joie. Du coin de l’œil, j’aperçois le groupe d’amis de Julian, qui paraissent si heureux et épanouis. Un goût acide que je reconnais comme celui de la jalousie me chatouille désagréablement la langue.
Deux jours plus tard, tout le monde semble déjà m’avoir oublié. Je ne suis plus le nouveau qui les intriguait tant. Et la routine morne du pensionnat, je semble la connaitre par cœur. Le matin, je me lève avant tout le monde, vais discrètement me doucher seul et évite de le faire avec les autres le soir. Puis commence ma journée de cours, si longue. Je mange au réfectoire avec Neil Keating, que je commence à apprécier un peu. Il ne m’a posé aucunes questions sur ma vie et cela me soulage vraiment. Lui semble être content d’avoir quelqu’un à qui parler de sa vie. Il me raconte que sa sœur s’est mariée l’été dernier avec un certain « Arthur Mennel » qu’il a hâte de rencontrer. Quand il en a marre de parler de sa famille et de lui, il parle du temps, des rumeurs qui trainent au pensionnat, des professeurs. Quand c’est enfin le soir, Neil va retrouver ses amis pendant la pause, et je suis à nouveau seul.
J’aime le silence. Je monte au dortoir, personne n’y est. Tout les autres sont dehors, à profiter du léger vent frais. Je sors un cahier reluisant à la couverture noir et épaisse. Dedans, je compose des partitions, écris les notes que j’entends dans mon casque audio. Ça passe le temps, et j’apprécie voir ma main former les signes avec le crayon, de voir les lignes s’arrondir ou en barrer d’autres pour devenir des notes. Parfois, je lis juste. Mais j’essaie de le faire le moins souvent pour avoir encore de la lecture. Mon livre est bientôt fini et je n’en ai aucuns autre.
Il m’arrive de sortir dans les jardins du pensionnat, parfois. Les autres sont regroupés, parlent bruyamment, et j’essaie de m’écarter d’eux. J’écoute le bruit du vent dans les feuilles et la musique des oiseaux. Je m’étends dans l’herbe, m’allonge juste en gardant les yeux rivés sur le ciel. Dés que j’entends quelqu’un approcher, je me relève brusquement et pars aussitôt. Grâce à ça, les pensionnaires m’ignorent complètement, ce qui n’est pas le cas des professeurs. Plusieurs veulent me parler, disent que je devrais participer plus en classe et être moins discret. Mais ceux – là ne se plaignent pas plus, car ils savent que je suis leur meilleur élève. Quand je croise le proviseur dans les couloirs du pensionnat, ce qui arrive rarement, il me jette des regards amicales. Un jour, Neil l’a vu.
- J’y crois pas que tu sois le chouchou du proviseur.
- Je ne le suis pas.
Il a levé les yeux au ciel.
- Evidemment, alors pourquoi te regarde t-il comme si tu avais sauvé sa famille d’un incendie ?
J’ai juste haussé les épaules, mais Neil n’en a pas démordu. Peut être avais je réellement sauvé sa famille.
- Tu es son chouchou. Peut être même que tu es plus que ça, oh oui je sais, j’ai compris ! S’est il exclamé.
Ses yeux ont affichés une lueur de malice et il a rigolé.
- Alex, petit coquin ! Toi et le proviseur ? Tu m’en caches des choses, toi. Je ne savais pas que vous étiez si proches.
- Quoi ?! Me suis- je insurgé, les joues rouges et la voix soudain très basse.
Je ne comprenais pas qu’il puisse faire de tels sous entendus.
- Hé, je plaisantais. Je sais bien que t’es pas pédé.
Mon teint est passé de rouge vif à pâle comme le linge, et je n’ai rien ajouté. On est juste entrés en cours et on s’est installé à nos places habituelles. Neil avait tout dit.
Ce matin, je me réveille avec un mal de tête insupportable. Je m’habille dans l’ombre du dortoir, rapidement avant que les autres s’éveillent eux aussi, puis vais voir l’infirmier du pensionnat. Il doit bien avoir 50 ans, et il parle si lentement que ça me donne sur le moment envie de lui arracher la tête. Une envie sûrement amplifiée par mes maux de tête.
- Hum, eh bien, hum, c’est peut être… He bien une insolation, hein…
- Mais nous sommes en Automne.
- Oui, oui je sais… Tu as simplement un peu de fièvre alors.
Il me donne un doliprane et je jure en mon fort intérieur contre la capacité de cet infirmier. J’avale le médicament avec un verre d’eau puis vais prendre mon petit déjeuner. En entrant dans la pièce, je croise le regard de Julian qui est assis à une table, seul. C’est rare qu’il soit seul. D’habitude il est toujours entouré de ses amis que j’ai du mal à apprécier.
J’arrête de marcher quelques secondes, puis détourne le regard et vais m’asseoir en essayant de paraitre détacher. Pourquoi est ce qu’il me fixe comme ça ? N’est ce pas impoli ? Je croise les bras devant mon bol et risque un regard dans sa direction. Il me regarde toujours mais n’a pas l’air de s’apercevoir qu’il me dévisage. Peut être réfléchit il juste et que ses yeux sont dans le vide. Un peu mal à l’aise, alors qu’il ne devrait pas y avoir de mal, je mords dans mon bout de pain et fait absolument tout pour avoir le regard occupé, car je sais très bien que sinon il déviera vers Julian.
Cette situation me fait me sentir un peu mal.
A la fin du petit déjeuner, je me lève et lui jette enfin un coup d’œil. Il est toujours là mais ses amis l’ont rejoint.
Comme j’ai une heure devant moi avant que mon cours de Science Sociale commence, je décide de me rendre dans le salon communautaire du pensionnat. Comme il est souvent plein de monde, je n’y vais jamais, mais c’est le seul endroit ou il fait chaud le matin lorsque le vent souffle dans les jardins.
Quand j’arrive là bas, un groupe de garçons plus âgés que moi sont en train de réviser prés de la cheminée et quelques autres sont éparpillés autour d’une table ou prés de la haute fenêtre ou du billard. Je m’assois dans un fauteuil et trouve un livre sur la table basse. Je m’en empare en regardant autour de moi pour vérifier qu’il n’est à aucune personne présente, et le feuillette. La pensée fugace de le voler me prends ; j’ai fini le livre que j’avais apporté et sans lecture je ne vais pas tenir longtemps. Celui-ci est un recueil de poésie.
J’ai lus les deux premières pages quand mon livre est soudainement arraché de mes mains. Je me retourne vivement sur mon fauteuil, étonné, et tombe alors sur Julian. Un peu agacé de le croiser après tous mes efforts pour ne pas le regarder au petit déjeuner, je tends ma main pour qu’il me rende le livre. Mais il fait semblent de lire le résumé au dos et je dois attendre qu’il ait fini.
Quand il a enfin fini, je me dis que c’est bon, il va me le rendre, mais il le garde dans sa main.
- C’est ton livre ?
- Non.
Je dis la vérité. C’est plus fort que moi. Et si le livre était à lui ?
- Tu es un voleur dans ce cas là.
- Pas du tout. Je l’ai simplement emprunté et je le reposerais là ou je l’ai trouvé si tu acceptes de me le rendre…
Ce qui ne sera sûrement pas chose aisée.
- Je vais devoir arrêter de t’appeller le nouveau.
Pourquoi change t-il aussi rapidement de sujet ?! Mon dieu que c’en est rageant.
- Et pourquoi ça ? Non pas que ça me déplaise que tu stoppes cette manie.
- Tu t’es présenté en cours, il y a quelques jours. Tu t’apelles Alex. Je le sais à présent, c’est trop tard…
- Tu es déçu de ne plus pouvoir me donner ce surnom très original ? C’est sur que tu as dû te creuser la tête pour le trouver, dis je sur le ton de l’ironie amer.
Il fronce les sourcils.
- Tu es de mauvaise humeur aujourd’hui.
Je met mes mains dans mes poches, abandonnant, et pousse un soupir. Je ne vois pas ce que je pourrais lui dire. Il ne me comprendrait pas ; pourquoi lui le ferait ?
Il me tend le livre, et j’attends quelques secondes, lèvres pincées, avant de le saisir et de le poser sur la table. Je le remercie doucement et il hausse les épaules. Dire qu’il ma vu pleurer un jour…
- Tu sais qu’on a une bibliothèque ici ?
- Vraiment ? Je ne savais pas, dis je, surpris mais content.
Au moins je pourrais continuer à lire sans devoir « emprunter ».
- Oui. Si tu veux je peux te montrer.
- Ok, je veux bien.
Il sort du salon et je le suis à travers les couloirs. Il passe dans l’aile ouest du pensionnat. Cette fois , il ne va pas aussi vite que la précédente, il m’attend au tournant d’un escalier et cale ses pas sur les miens.
- Tu finis par t’y retrouver ici ?
- Assez bien. Je regrette seulement qu’on ne m’ait pas filé de plan.
- Je comprends. C’est dur pour les nouveaux de se retrouver.
Je me demande comment il était quand il est arrivé pour la première fois, lui. Si il avait déjà cet aplomb et ce trait un peu arrogant. Ou alors était il apeuré et solitaire ? J’ai du mal à l’imaginer ainsi.
- C’est quoi le plus dur pour toi ?
- Sérieusement ?
Je réfléchis. On continue de marcher, un bon mètre sépare nos deux corps, mais nous sommes sur la même horizontale.
- Les dortoirs et les douches communes. J’aime être seul et avoir de l’espace pour moi.
- Vraiment ? Moi ça ne me dérange pas.
Bien sur que ça ne le dérange pas…
- Et toi ?
Il ne semble pas réfléchir à sa réponse. Alors que nous arrivons devant la bibliothèque, il passe sa main dans ses cheveux et se tourne vers moi.
- Ne plus voir ma famille. Je pense.
J’acquiesce en silence et on ne dit plus rien. On entre dans la pièce, très haute et assez vaste ; avec des rangées de livres et des étagères remplis de vieux bouquins ou de BD, une lumière tamisée recouvre la pièce qui est complètement dépourvue de fenêtre. Quelques élèves sont en train de lire, assis sur les canapés ou debout contre un meuble. L’ambiance est calme, apaisante.
- Je dois aller rendre un livre au bibliothécaire. Tu m’attends ici ?
Je fais oui de la tête. Ou irais-je ?
Il part et je poirote quelques secondes à la même place avant de me tourner vers une étagère et je l’observe pour m’occuper, en comptant le nombre de livres qui s’y trouvent. Quand Julian revient, j’en ai compté 27.
- Qu’est ce que tu regardes ? Me demande t-il en s’approchant.
Ses yeux gris brillent à la lumière jaunâtre qui éclaire la fine allée et je détourne la tête rapidement.
- Rien.
Il jette un œil sur l’étagère que je regardais comme si il s’y cache l’objet de mon intérêt mais bien sur il ne peut pas deviner que je me suis juste amusé à compter les livres.
- Je peux te conseiller quelque chose ?
- Ça m’étonnerait que nous lisions les mêmes choses, je soupire en mettant mes mains dans mes poches.
J’écarte une mèche blonde qui traine sur mon front et m’approche de la fenêtre la plus proche. D’ici, on voit l’arrière du pensionnat, une plaine en pente ou se trouve une cabane à outils puis le grillage qui sépare le domaine scolaire du reste du monde. Encore plus loin, j’aperçois la forêt et quelques maisons.
- Pourquoi tu es là ?
Je ne répond pas. Il n’insiste pas et ouvre un livre. Je crois qu’il lit un passage aléatoire, l’air intéressé, mais en réalité ses yeux ne quittent pas la première ligne. En le regardant, je ne peux que noter ses cheveux bruns qui dépassent en dessous de ses oreilles. Il a les cheveux bien trop long ; ça ne lui va pas.
- Pourquoi n’es tu pas avec tes amis ?
- Tu n’es pas mon ami ? Répond il en levant ses yeux du livre.
- Je ne vois pas en quoi on le serait.
Il hausse les épaules.
- Je ne vois pas pourquoi tu es si distant. La première fois que je t’ai vu j’ai cru que tu étais un gars sympa.
- Et moi la première fois que je t’ai vu je ne pensais pas que tu serais ce genre de mec qui se pavane et qui aime attirer l’attention, je réponds sans réfléchir.
Je n’aime pas être blessant. Et ce n’était pas mon intention. J’ai simplement perdu l’habitude de parler à des gens de mon âge. Je ne suis pas retourné au lycée depuis des mois, et j’ai toujours été seul de toute façon.
Mais quand je croise son regard, j’aperçois une lueur dans ses yeux qui est blessée par ce que je viens de dire. Mais c’est une toute petite lueur.
- Tu dis ça parce que toi tu es tout le temps seul dans ton coin, renchérit-il en remettant le livre à la mauvaise place.
J’hausse les épaules, sans chercher à nier. Il a sûrement raison. Je retourne vers la fenêtre en lui tournant le dos.
- Bon, je devrais y aller. Salut, dit – il sombrement.
J’ai du mal à deviner ce qu’il pense, surtout sans le voir. J’aimerais aussi savoir pourquoi il a laissé entendre qu’on serait amis. J’ai hâte d’être à nouveau seul… Ce garçon occupe mes pensées d’une façon contrariante.
- Salut Julian, je murmure en fixant un point à travers la vitre.
J’ignore si il m’a entendu. Quand je me retourne cinq secondes plus tard, il n’est pas là mais un livre a été posé sur le rebord de la fenêtre sans que je m’en aperçoive. Etonné, je le prends et le glisse dans ma poche.
Quand je sors de la bibliothèque, je peux sentir le livre me bruler la peau à travers le tissu de l’uniforme.