Chapitre 4

Par Ety

Lentement, Sentia se redressait ; elle souriait et dans ses yeux oscillait une lueur étrange. Comme anéantie, elle se leva à grand-peine, sépara le petit parchemin du dessin, l’enroula bien et le cacha dans un pli intérieur de son vêtement.

— Je veux toujours l’avoir auprès de moi, expliqua-t-elle d’une voix aussi abasourdie que son esprit.

Vayne acquiesça, la dévisageant sereinement. Il remarqua bientôt que c’était plutôt elle qui était la plus gênée, d’autant plus qu’elle tournait sur elle-même en gémissant de torture telle une martyre au supplice.

Désirant à tout prix changer de sujet, la mère finit par supplier :

— Va donc chercher ton violon.

 

Le garçon sortit en silence et se dirigea vers sa chambre. Il savait que la musique était un facteur essentiel de la sérénité du treizième étage. En revenant, l’instrument sur son épaule, il ne fut guère étonné de trouver la pièce rose vide, et se dirigea vers un recoin intérieur du domaine, à l’embouchure d’un petit couloir sombre. Le piano attendait, le couvercle sagement relevé et les touches parfaitement alignées sous les mains blanches aux doigts tendus. Vayne observa le petit coffret en cuir de dinosaure posé près de la sortie, et dans lequel Sentia rangeait soigneusement ses documents de musique, il observa les lampes qui chatoyaient et l’absconse clarté de la pièce. Tous le stimulaient et lui souriaient. Alors seulement il déposa ses doigts d’enfant sur le manche de son violon verni et se tourna vers sa mère, avec un calme hochement de tête.

Celle-ci, comme à chaque signal lors de leurs soirées musicales intimes, attendit quelques instants puis appuya successivement sur une, puis trois touches plus aiguës, et la mélodie magique commença. Pour le fils, elle signifiait l’évasion et la liberté. Lorsqu’il écoutait sa mère jouer, il oubliait des minutes durant le pays compliqué où il vivait et qu’il était condamné à diriger, il oubliait ses préjugés blessants et ses problèmes sanglants, il oubliait les réprimandes de Drace et la santé de son père. Il se retrouvait dans la cité perdue aux couleurs éteintes qui ne demandaient qu’à être éveillées de leur long sommeil, et duquel il ne connaissait que l’accès, peint en glorification des talents de Sentia derrière son poème. Il adorait s’imaginer les mystères de ce lieu inconnu de la race humaine, de cette atmosphère lugubre et fabuleuse à la fois, et s’adonnait à cœur joie à l’accompagner en tant qu’apprenti violoniste. Les accords qu’il jouait, avec sa nature, étaient doux et suaves. Ils n’appelaient à rien d’autre qu’au calme et à l’espérance. La musique, régularité harmonieuse qui émanait des soirées du treizième étage, était une des seules échappatoires à la cruauté des jours d’office au Palais, et plus d’une fois Drace ou Zargabaath avait collé son oreille à la porte des appartements de l’Impératrice, en se demandant après un instant de félicité ce qu’ils avaient pu obtenir en échange de la jonction d’une vraie famille.

 

Vayne ne prenait pas la peine de se questionner à propos de son bon sens lorsqu’il se sentait emporté par cette atmosphère singulière. Il désirait seulement se sentir emporté dans son courant sans retour, comme dans une dimension parallèle si prenante que toutes ses sorties étaient condamnées. Il devait pour toujours demeurer dans la cité de tous les mystères, du bonheur et du silence. Quelquefois il songeait à l’éventualité que cette prison enchantée pût, un petit moment, ressembler à Archadès, avec ses hauteurs démesurées, ses habitants aussi stables que le vent, son air fulminant de fougue, de périls et de secrets que cachait farouchement Sentia dans son cœur qu’elle n’avait jamais voulu ouvrir.

Les seuls moments où il sentait qu’elle s’exprimait pleinement étaient ses soirées artistiques, qu’elle passait la plupart du temps dans la grande salle de réception au milieu d’une assemblée d’admirateurs de sa prose, ou plus rarement devant son piano, comme en cet instant précieux où la mère et le fils se répondaient dans une parfaite osmose.

Sa partie préférée était la toute dernière, qui venait après une succession d’accords avides, réguliers, aigus, pour clore la mélodie dans une vague de douceur qui emplissait inexorablement les entrailles de tous les auditeurs, une vague à un ricochet moins aigu. Ce soir-là, les dizaines de mesures passées, et avec elles leurs images de gaieté et d’optimisme, le garçon décida de ponctuer le morceau à la fois abondamment travaillé et totalement étranger par un dernier passage de l’archet sur les cordes du voyage, celles qui le ramenaient à sa dure réalité. Ce passage-là était inconnu de Sentia, inconnu des professeurs de musique d’Archadès, inconnu même de tous les musiciens d’Ivalice. Mais peut-être, au talus d’une montagne, aux sillons d’un champ, au plus profond d’un volcan sous-marin, jaillissait une semblable source d’étincelle vitale, qui rappelait à la fois l’espoir du début d’une vie et sa fragilité. Oui, pensait-il, peut-être la connaissance était dans l’un de ces endroits-là, sans doute quelqu’un en Ivalice entendait cet accord.

 

— Il y a de ces airs qu’on ne se lasse jamais de jouer, fit remarquer Sentia en faisant reculer le tabouret noir sur lequel elle était assise.

Vayne la dévisagea d’un air grave et tenta vainement de se rattacher à ses réflexions et à son dernier accord.

— Je crois qu’il n’aurait pas fallu le faire comme ça. Je parle des derniers accords… Tu n’appuies pas assez sur les cordes, la position par rapport à ton épaule est trop inclinée ; c’est ça qui fait perdre de l’intensité.

Ses mains restaient fixées sur les touches, comme si elle s’apprêtait à rejouer. Elle resta silencieuse un bref instant puis reprit :

— Après tout, ça permet davantage de pureté et d’évasion dans l’oreille, ce qui n’est pas de trop dans cet hymne des Occurias.

Vayne, qui avait momentanément détourné son regard, le fixa de nouveau sur sa mère. Il voulait lui dire que tous les cœurs d’Occurias n’étaient pas aussi purs et légers qu’elle l’imaginait, que c’était le lieu seul qui pouvait faire le charme de leurs songes. Il visa alors les yeux couleur d’océan et voulut lui demander si elle avait déjà médité sur des océans aussi profonds, et si l'ambiance des volcans qu’elle y voyait s’accordait avec la dernière combinaison de notes qu’il venait de jouer, avant de se rappeler que la femme qu’il avait devant lui s’affairait à édifier le premier laboratoire de recherche de la ville, qu’elle était déjà sortie du Palais durant son existence, et qu’enfin elle était femme de l’Empereur ; et, comme elle se taisait, paraissant désireuse d’oublier le dernier son qu’elle venait d’entendre de lui, tel un carillon qui sonnerait bientôt un événement terrible, il s’en alla ranger son instrument.

 

À son retour, il retrouva sa mère à l’entrée du domaine, allongée sur un dos qui ne supportait que difficilement les poids qui lui étaient confiés. Vayne alla docilement s’asseoir à son côté, tête baissée et bras croisés. Il lui semblait qu’il venait de faire vibrer dans son atmosphère l’air obscur de la mort, de la fin de tout ce qui pouvait exister dans sa vie et s’en voulut terriblement. Pourtant, il savait pertinemment que tout début avait une fin, et il se devait de connaître celle-ci le plus vite possible.

— Cela fait longtemps que nous n’avions pas joué celui-ci, n’est-ce pas ? dit Sentia affectueusement.

— Quelques jours, répondit Vayne.

L’Impératrice poussa un long soupir nostalgique, puis se leva et se dirigea vers le grand miroir qui reposait au côté de son lit, symétrique à une petite commode que Vayne n’avait jamais pensé à fouiller. Elle lui parut pensive et triste. Si le fils avait pu trouver le courage de la questionner, il était sûr qu’il se serait senti plus rassuré, quelle qu’eût été la réponse.

Il promena à nouveau son regard sur les objets de cette chambre si familière et chaleureuse, dans laquelle il avait passé la moitié de ses nuits et ses plus précieuses heures d’apprentissage et de tendresse. Il crut que ce soir-là, Sentia n’avait plus rien à lui apprendre et aucune tendresse à lui donner, estimant qu’il avait atteint un âge suffisamment mûr pour recevoir ces choses de sa mère. Elle avait achevé sa mission, dès lors une autre l’attendait, beaucoup plus dure à mesure que son âge à elle avançait : elle recevrait dans les jours qui suivraient un autre enfant, et devrait compenser la générosité de ce don par toutes sortes d’attention, d’instruction, de patience ; recommencer toute une vie avec ce nouveau début. Il savait qu’elle profitait là de ses dernières minutes de calme avec le premier de tous ces dons, qu’elle avait longtemps cherché à protéger, à renforcer, à en faire à son tour une machine d’honneur et de bienfaisance, et d’elle-même la plus gratifiée et la plus fière de toutes les mères.

Sentia revint s’asseoir sur son lit pourpre, repliant contre elle ses jambes encore souples et attirant vers sa poitrine la tête chevelue de son fils.

C’était un autre moment que Vayne adorait : sentir les doigts de sa mère parcourir les courbures de son crâne et son souffle de rose vivifier son esprit et ses cheveux noirs.

— J’ai bien peur que d’autres invités ne viennent ce soir, commença-t-elle d’une voix douce et mélancolique. Bergan communiquait ces derniers jours avec des personnes étranges de la ville… mon esprit n’arrive plus à toutes les retenir, cette cité est si changeante ! Je n’aimerais pas que l’on vienne nous perturber pour nous raconter des futilités, pour espérer encore et encore qu’on leur fasse tomber une pluie de gils… Je ne suis plus un nuage tranquille. J’aimerais que ce peuple comprenne qu’il n’y a pas de plus grande richesse que la tranquillité de l’âme et l’inconcevable munificence que seul un cœur peut apporter. J’ose croire qu’il y a encore des braves sur cette Ivalice, encore des gens modestes et valeureux. Mais ils se font si rares, ou la société où nous vivons sait si bien les cacher, qu’ils ne sont plus que des accessoires sur la scène archadienne.

— La dernière fois que j’ai parlé à Père, déclara le garçon pour la flatter, il m’a révélé que tu étais la plus courageuse des personnes qu’il ait jamais vues, que tout ne t’a pas forcément souri mais que tu as su garder tout cela pour toi pour le redonner ensuite aux autres par ton sourire, par tes actions et tes combats pour élargir la culture et les peuples de l’Empire. J’ai du mal à me l’imaginer mais je sais qu’il dit la vérité car je vois bien qu’il n’existe pas ici de personne plus impliquée que toi dans la vie d’Archadia, ni de sourire plus éclatant. Je regrette seulement comme toi qu’il n’y ait pas davantage d’êtres qui ont les mêmes pensées.

— Il en existe plus que tu ne le crois, et de bien plus grande valeur que moi, répondit Sentia, incapable de faire retentir son rire joyeux. Surtout en ces temps-ci.

— Penses-tu, Maman, qu’en annexant encore plus de pays, la vraie nation archadienne puisse subsister ? Les peuples ne se mélangeront-ils pas, et l’Empire ne sera-t-il plus qu’un ensemble humain hétéroclite ? Est-ce une bonne chose ou au contraire, est-ce un phénomène qui peut nous mettre en péril ?

— Les différentes provinces de l’Empire ont une certaine marge de manœuvre. Elles ont leurs propres institutions, leur propre sénat, ainsi qu’une liberté économique, le but étant de ne pas faire de coupure trop nette avec ce qu’elles étaient il y a plusieurs décennies. Quant à Landis, il a carrément été décidé d’en faire une province autonome. Il y a eu… un incident fort regrettable lors de l’invasion, et j’ai jugé bon de ne pas modifier quoi que ce soit dans leur fonctionnement pour l’instant, mis à part l’allégeance à Archadia. Dans tous les cas, si mes plans sont suivis, chaque région de Valendia gardera sa tradition et sa culture propre ; c’est la clé même de l’unité d’une population, et ça, c’est une chose que nous ne pouvons annihiler, dussions-nous y déployer une puissance jamais vue en Ivalice depuis le Roi-Dynaste. C’est un peu comme si notre famille venait à se diviser, une chose impensable… évidemment que l’Empire deviendra, je l’espère, une mosaïque de peuples, mais chacun constituera un monde à part, une richesse dont chaque Archadien sera fier. Si nous décidons d’imposer aux gens de Landis, Nabradia ou Dalmasca — ce qui serait impossible — d’être cupides, hypocrites, d’épouser des intérêts personnels et de courir après les informations, notre projet n’aura plus aucun sens, mais si nous les laissons tranquilles, entre leurs bœufs, leurs charrues et leurs champs, nous ferons d’une région de notre pays une véritable communauté étrange mais conviviale, c’est bien connu… Les autres nations seront tout étonnées de voir une telle vague d’ordre et de tolérance se propager à Archadia ; j’imagine déjà la tête noyée de ces pauvres Margrace[Famille régnant sur l’empire rival de Rozarria] ! Oui, avec un peu de bonne volonté, nous y parviendrons et nous serons tous satisfaits.

 

Vayne écoutait sans réaction ces vérités s’écouler de la bouche d’une mère trop observatrice, trop ambitieuse. Vérités sur son peuple, celui qu’il obtiendrait un jour sans comprendre, vérités sur son avenir déjà tracé, sur sa famille, et se retenait encore de démentir et de demander « pourquoi ? »…

— Qu’y a-t-il, mon poussin ? le questionna Sentia. Ton silence me surprend. Toi qui jusqu’à il y a quelques jours as toujours été curieux de tout, posant sans cesse des questions insensées mais si amusantes… Tu n’es pas d’accord avec ce que je viens de dire ? Tu n’approuves pas que notre population se multiplie par le bonheur et la discipline ? Il faut savoir t’exprimer, mon petit, si tu veux qu’un matin on t’entende.

— Tout le monde ne peut pas être si obéissant, surtout face à une puissance qu’il déteste, dit alors Vayne.

— Déteste ? Pourquoi tant de haine ? Qu’avons-nous fait ? Si certains ne comprennent pas que nous serons là pour les aider à se développer, à valoir quelque chose sur cette Ivalice, l’armée le leur fera avaler, voilà tout. Ne trouves-tu pas ça formidable, une telle prestance, une telle gloire pour une action humanitaire ? Qui, au final, ne fera de mal à personne…

— Peut-être qu’eux ne pensent pas que ce soit une gloire de perdre partiellement la souveraineté de leur territoire. Peut-être qu’ils le pensent si farouchement qu’ils se défendront bien plus que les juges et toi ne pouvez le croire, et que lorsque vous triompherez, ceux qui avaient attendu leurs guerriers ne penseront qu’à leur défaite et en seront aveuglés, ne pourront jamais voir tout le bien que vous comptez leur faire par la suite.

— Ce bien les dédommagera dix fois des bêtises de la guerre, soutint l’Impératrice en se tournant brièvement vers la croisée. Je suis sûre qu’ils en tiendront compte, va… tu t’occupes trop des détails. Si tu les connaissais, je suis sûre que tu ne souhaiterais rien d’autre que leurs terres et leurs ressources puissent t’appartenir. Ils t’en défendront, mais tu sauras les en convaincre sans faire de dégâts… Je suis si impatiente de te voir à ma place !

 

Elle frotta avec délicatesse son auguste nez contre les mèches sombres rendues plus froides par l’air qui entrait de la grande ouverture ovale.

— Comment peux-tu voir et juger le monde qui t’entoure, toi qui ne connais pas de plus grand bonheur qu’entre ces quatre murs…

Ainsi elle savait ! elle savait depuis toujours ! Mais si elle savait, pourquoi diable s’acharnait-elle à l’en faire sortir ?

Le garçon sentit une bulle humide d’angoisses se blottir au creux de ses paupières. Il sortit alors sa tête de la tiédeur des bras maternels pour tendre les siens vers le cou nu et limpide. Sentia, souriant légèrement, ressentait cette humidité, coulant telle une source d’énigmes le long de sa nuque, tandis que son fils la serrait désespérément contre lui.

Elle déposa ses mains sur ses épaules tremblantes :

— Je t’en prie, ne te mets pas dans cet état… je ne voudrais pas te savoir ennuyé par des sujets pour lesquels tu as toujours une réponse. Il suffit de chercher au fond de toi-même : tu verras que tout ira bien, que tu peux tout accomplir par ta volonté… Personne ne pourra jamais en douter, même le plus vil des ennemis. Ce n’est pas parce qu’on cherchera à te faire du mal que l’on en doutera ; ceux qui oseront te barrer la route ne seront que des lâches, se battront pour du vide. Ils croiront qu’ils réussiront à te déchoir de ta place tout en sachant que ce que tu fais est juste. Ne l’oublie jamais, aie toujours confiance en toi pour t’en sortir. Si le berger n’a pas confiance en lui-même, en qui veux-tu que ses moutons aient confiance ?

 

Sentia observa son fils, immobile d’apparence mais aux intérieurs attisés, et réfléchit plus longuement sur les motivations de son geste.

— Tu voudrais ne jamais sortir d’ici, n’est-ce pas ?

Sur leurs visages passa une lueur éblouissante.

— Tu n’as encore jamais vu les teintes douloureuses et apaisantes qui t’attendent… elles te feront mourir d’extase et de supplices. Et pourtant, tu devras te relever à chaque fois. Chaque jour renaîtra avec une nouvelle composante de ta personnalité, tu ne te reconnaîtras même plus tant ce monde te changera. Pour l’instant j’ai l’impression que tu es resté le même… Je n’ai pas besoin d’un fils différent, j’ai besoin de sentir des âmes stables autour de moi et il n’y a jamais eu que toi pour l’être. Pourtant ta formation ne peut être complète sans un examen par tes propres yeux des lieux et des temps que tu connais mieux que ceux qui les ont vus mille fois. J’ai bien peur que tu ne doives faire preuve d’une certaine dureté face à ce qui t'enclave, afin d’aborder avec plus de liberté les dangers de ce théâtre. Donner des ordres, être intransigeant et concis quant au travail que tu exiges, quant à tout ce que tu jugeras digne d’exister. Me voilà encore avec mes rêveries… mourir enfin en voyant mes soins accomplis, et mon fils mûr et métamorphosé, et tous les cœurs battre pour l’honorer et le servir, lui seul capable de redresser les couleurs d’Archadia après les siennes, un ange parmi les hommes...

— Je ne pourrai jamais être un homme, déclara Vayne en étouffant un sanglot. Ni un ange…

 

À ces mots, la porte s’ouvrit amplement, laissant entrer une courte armure vêtue d’une longue cape rouge et noire. Deux solides bras ôtèrent le casque qui recouvrait entièrement une petite tête ronde aux cheveux châtains sagement décoiffés jusqu’aux larges épaules.

— Enfin, je vous retrouve ! dit fermement sa voix. J’aurais dû me douter dès le début que vous seriez ici à flâner. Il y a des…

Vayne, lâchant doucement le dos de sa mère pour se redresser vers l’endroit d’où provenait cette voix, se crispa à la vue de l’intruse. Ce n’était pas qu’il dépréciait les visites du juge Drace, mais il les craignait par-dessus tout car c’était l’un des principaux motifs de la colère quotidienne de l’Impératrice. Celle-ci, déjà aussi violacée que ses draps, s’assit sur le bord du lit et se mit à crier :

— Depuis quand entrez-vous inopinément quand bon vous semble dans des domaines qui ne vous appartiennent pas ? Je ne vous ai pas appelée, Drace, vous pouvez donc partir.

— Cela valait bien la peine que je vous prévienne ! Je viens de fouiller chaque étage de ce fouillis pour vous annoncer…

— Ce n’est pas possible, vous n’entendez pas ce que je vous dis ? J’en ai assez d’être dérangée sans arrêt par des robots surexcités…

— Vous ne valiez pas mieux que nous il y a quelques années.

— …qui m’empestent la vie, sans un moment de trêve ; je ne sais pas comment me débarrasser de cette agression.

Il contempla la peau claire du juge, ses lèvres closes et les divisions de sa frange, qui lui donnaient ce semblant de quiétude qui lui réchauffait le cœur. Il profita un instant de cette chaleur, qui montait également en Sentia et Drace sous forme d’un flot de courroux. Il supportait atrocement les sautes d’humeur de l’une comme de l’autre.

— C’est incroyable, je n’ai même plus un instant de calme pour caresser mon fils, poursuivait l’Impératrice.

— Encore heureux que ce n’ait été que votre fils, fit Drace.

 

Lorsqu’il leva les yeux vers les siens, il vit qu’elle avait ce regard narquois qu’il lui connaissait si bien, mais qui, en les circonstances, lui paraissait inhabituel. Sa mère dut le remarquer également puisqu’elle se leva sans transition et se plaça face au juge.

 

— Écoute-moi, petite vipère. Il n’y a rien dans mon comportement que tu sois en mesure de contester. Avais-tu vraiment besoin de mettre de telles idées dans la tête de Vayne ?

— Vayne a besoin de connaître votre vraie nature, ne le pensez-vous pas ?

— Tais-toi, tu ne sais pas ce dont mon fils a besoin.

— Serait-ce vous qui le sauriez, alors ? demanda Drace sans quitter son ton moqueur. Certainement, puisque tout ce que vous lui apprenez de la vie est ce magnifique palais, tout ce qu’il sait de l’humanité réside dans les personnes vides qu’il côtoie telles que vous, et tout ce qu’il croit exister comme beauté et malheurs d’Ivalice se trouve dans les tableaux de la noble vie que vous lui montrez chaque jour.

— Je t’ai demandé…

— Non, regarde-moi, regarde ton fils, plus blanc que le chocobo[monstre dans les jeux Final Fantasy, ressemblant à une autruche aux plumes généralement jaunes et faisant office de monture] vengeur[cible de contrat de chasse, rare à trouver, sous la forme d’un chocobo entièrement blanc dans une tempête de neige, non loin d’un sanctuaire religieux (Bur-Omisace)] ! À quoi lui servira cette existence isolée au milieu d’une ville de fourbes et de hasard, à quoi as-tu songé en lui fermant obstinément les yeux sur tout ce qu’il y a à voir et qu’il ne verra jamais à cause d’une poule trop couveuse ? Plus tu attendras et plus le choc lui sera mortel, tu ne peux imaginer quinze ans de jouissances – si seulement elles n’avaient été que jouissances ! – percer la porte de quelque chose de plus sombre que l’Enfer… non, tu n’as pensé qu’à toi en le laissant à l’écart de la vie de ce pays et de ses voisins, tu n’as pensé qu’à ton intérêt : tu es une pure Archadienne.

— Et très fière de l’être ; à présent laisse-moi te dire une chose : si j’avais laissé mon fils à la merci de ce monde, courir les chemins d’Archadia, où serait-il à présent ? Quelle vie immonde l’attendrait ? Et qu’aurais-je récolté de mes beaux soins ? Il aurait vécu au milieu de centaines de déceptions et n’aurait jamais connu un instant de tranquillité.

— Ces déceptions ne feront que s’accroître et s’intensifier à mesure que tu attendras, insista le juge, que tu lui raconteras des mensonges sur l’existence modèle qui n’existera jamais ! Tu es une mère ignoble, tu voulais que je te le dise ? C’est fait. J’ai honte de faire partie de ton entourage, d’un cercle de vicieux commandés par une roturière sournoise qui use de violence pour se faire respecter en tant que noble. Ton fils aussi te dirait toute sa honte, si tu ne lui ôtais le don de la parole par tes regards fallacieux.

— J’ai toujours agi pour son bien, dit Sentia de son ton assuré, ou peut-être est-ce employer de trop grands mots pour une employée du mal. Tu ne peux pas nier cela puisque tu travailles pour nous, pour ce que tu détestes. Tout ce que j’ai voulu éviter à Vayne c’est mon sort. Est-ce clair ? Je n’aurais accepté d’aucune manière qu’il subisse un souffle de ce que j’ai souffert à cause de mes yeux trop ouverts. Mon fils, si les voyages lui manquent, est un garçon sage, courtois, hardi et très intelligent.

— C’est justement le plus grand miracle que tu aies eu à accomplir, s’étonna Drace en haussant ses sourcils bruns. Faire de l’or à partir de boue.

— La boue dont je suis née est moins visqueuse que celle qui réside dans ton corps famélique, riposta Sentia. Va-t-en immédiatement.

 

Drace parut blessée. Son visage devint encore plus rouge. Les deux femmes étaient à présent nez à nez.

— Ce que je suis ne concerne que moi, je m’assume entièrement en tant que telle… ! s’indigna le juge Drace. Ma vie n’a pas été plus facile que la tienne et tu le sais autant que moi. Je ne partirai certainement pas de la chambre d’une vieille ignare insouciante ! Ton fils m’avait fait pitié autrefois, mais il est aujourd’hui devenu si débile que sa vue retire toutes mes espérances de guérison. Si j’avais eu le moyen de le rendre conscient, il le serait depuis bien longtemps, mais il est aujourd’hui perdu… presque autant que toi. Oui, après tout, il ne vaudra pas mieux que toi.

Vayne sentit les larmes de souffrance envahir de nouveau ses yeux, beaucoup plus violemment que les précédentes. C’était la première fois que Drace disait devant lui des mots qui avaient cet effet, et plus encore que les mots, c’était le seul fait que cette femme qu’il croyait si proche pût penser aisément qu’il n’avait aucune valeur, en raison de la seule protection qu’il avait et qu’il adorait, qui l’achevait. Tandis que ses poings se fermaient, il courut vers cette dernière et la retint par son poignet.

— Je ne te permets pas d’insulter mon fils, dit-elle alors après un bref silence. Tu le regretteras.

— Ah oui, il me reste grand-chose à regretter de cette vie, cela est vrai ! approuva Drace en ricanant. Tes mots me font autant de peine qu’il y a de larmes sur les joues de ton pauvre Vayne.

— Mon fils est doté d’une sensibilité exceptionnelle qu’aucun Solidor n’a jamais eue, expliqua Sentia inconsidérément.

— A-t-on besoin de sensibilité dans le siècle où nous sommes ? Si les Solidor qui t’ont précédé ont réussi à s’imposer par leur volonté et leur savoir, de quel droit parviendrais-tu à surpasser leurs dons à Archadia par un tel caractère ?

— Je réussirai tout autant parce que j’ai pensé à chacun de ceux que j’implique dans mes décisions, répondit Sentia en faisant de grands gestes de ses mains. Il n’y a pas de droit spécifique à la bonté dans la tâche, et je vois que j’ai été bien trop indulgente avec toi.

— Il est vrai que ta bonté est réellement exceptionnelle, soupira Drace qui levait les bras au ciel. Si au moins tu savais en user correctement ! Ton faux souci de paix d’âme ne fera que perdre ton temps, et le nôtre avec. Et je te répète que de cet enseignement ton fils ne pourra tirer que des malheurs futurs.

— Ne te mêle plus jamais de cette affaire ! cria l’Impératrice qui, dans un pas en avant, avait piétiné le juge.

Vayne la retint davantage, priant pour qu’elle se calmât le plus rapidement possible.

— Voilà qui est bien lâche pour un esprit si magnanime dans les archives nationales, dit doucement Drace après un court moment. Mais j’en perds la surprise… regarde encore ton fils, Sentia Larse : il n’ose rien dire, il ne peut que se cacher, il ne daigne même pas me regarder en face. Dans ton excès de sensibilité, tu as oublié de montrer à ton fils ses ennemis. J’aurais trop de honte, moi, à promener un fils qui, à quinze ans, est incapable de me défendre.

— Vayne te déteste tellement qu’il serait capable de te tuer, assura Sentia sur un ton de revanche.

Le garçon sentit une nouvelle vague d’effroi secouer son corps.

— Je suis sûre qu’il parlerait, ajouta-t-elle sur le même ton, s’il ne savait d’avance que te parler était inutile.

Vayne sentit alors le regard, lourd d’attentes, de sa mère, se poser sur lui. Il prit une grande inspiration et supplia :

— Je vous interdis de parler à ma mère en usant de ce style-là… vous devez la comprendre, la comprendre et nous laisser.

Les sons avaient été bas, frêles mais compacts. En tout cas assez pour faire apparaître un sourire fier sur le visage de l’Impératrice, qui repoussa le juge vers la porte ouverte.

— Vous avez entendu ? fit-elle en reprenant sa voix douce. Comprenez, taisez-vous et partez.

 

Mais Drace n’apprécia pas le timbre moqueur qu’avait pris à son tour celle qui la commandait, et sans hésiter lui rendit son mouvement brusque.

— Je ne partirai certainement pas de cette façon ! déclara-t-elle très irritée.

— Vous n’avez rien à faire dans cet étage, reprit Sentia en la poussant à nouveau de l’avant-bras. Ici je gère ma famille et mon pays comme bon me semble et je n’ai de conseils à recevoir de personne, sinon de mon expérience chaque jour plus fructueuse !

— Rien d’étonnant, cria Drace en la poussant à son tour, pour une personne qui s’essaie à des jeux trop mûrs pour son âge ; vous êtes antinomique, car pourtant il n’est rien de plus marquant chaque soir que de voir une vieille simulant la vigueur de la jeunesse !

— Il n’empêche, protesta Sentia en repoussant le juge une ultime fois, que tu demeures aujourd’hui plus vieille que moi.

 

Drace avait reculé dans le couloir. Dans ses yeux brillait une flamme qui ne présageait rien d'ordinaire. L’absence de l’épée rassura le garçon qui, pourtant fatigué de courir de l’une à l’autre afin de calmer leurs poussées insensées et de jouer un rôle qu’il n’aimait pas, ne put s’empêcher d’intervenir face à la tempête qui s’annonçait. Pour une raison inconnue, la seule phobie du juge Drace à ce jour était qu’on évoquât son âge, chose que Sentia savait parfaitement et dont elle profitait pour achever la partie.

Cependant, Drace, vers laquelle marchait Vayne pour tenter de la pacifier, s’était avancée vers sa mère avec une vitesse enragée, et tentait d’administrer à celle-ci des coups que l’interposition de son fils faisait – heureusement et non sans incidents – échouer.

Suffoquant entre l’armure et la masse monumentale du ventre de sa mère, le garçon s’égosilla du plus fort qu’il put à l’adresse des servantes et juges qui étaient venus avec Drace :

— Mais aidez-moi !

 

Et malgré le rire qui peu à peu les prenait, chacun et chacune s’appliqua à séparer leurs supérieures, et elles furent à distance l’une de l’autre assez promptement pour que la joute ne laissât pas de trace profonde.

Baissant la tête sous une impulsion d’exaspération – et, Vayne en était sûr, de chagrin –, le juge Drace se dirigea calmement vers la sortie, accompagnée de sa suite, et, atteignant le seuil, se retourna pour terminer sur un air lamenté :

— Je suis venue vous annoncer la venue du docteur Cid.

Les yeux de Sentia s’agrandirent et ses sourcils se froncèrent d’incompréhension.

— Des invités avaient été annoncés il y a quelques minutes mais je sais qu’il s’agit de lui, cela fait plusieurs nuits qu’il essaie de vous joindre.

Et elle quitta les lieux sans autre attitude.

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plumedencre
Posté le 18/03/2024
Hello.
Ton écriture est fluide.
La première partie sur la musique est très enveloppante.
Le lien affectif entre l'imperatrice et son fils est très dérangeante en ce qui me concerne, bien d'accord avec Drace.
Jolie passe d'arme entre les 2.
Ety
Posté le 18/03/2024
Coucou, merci de ton passage et ton gentil avis!
Je ne sais pas ce que je devrais faire, du coup, si le lien dérange la lecture... je sais que les ados aiment rarement les câlins mais je me suis dit que ça restait sain d'en avoir de ses parents (mais je n'ai jamais pu le vivre, par contre j'y ai assisté). Toujours est-il que dans ce cas le lien est plus fort que la moyenne, et c'est fait exprès. N'hésite pas à me dire si cette intensité sert ou dessert une fois que tu seras à la fin du Prologue!
A bientôt ^^
plumedencre
Posté le 25/03/2024
Hello, qu'un lien soit dérangeant n'est pas forcément un problème. Tu peux aussi l'exploiter pour la suite de ton récit. J'ai presque eu l'impression que tu parlais d'un couple. Je sais que dans certaines famille c'est quelque chose de naturel. Je te conseillerai plutôt que de le supprimer, de l'exploiter pour montrer les différents liens qu'il peut exister dans des familles sans pour autant être dans le jugement.
Ety
Posté le 26/03/2024
Tu te doutes bien que ce lien très fort dans ces proportions-là n'a pas été décrit comme simple détail d'une famille, et qu'il sera primordial pour la suite du roman, avec des "mises à jour significatives" dès ce même Prologue (dernier tiers sur 20 chapitres), sans attendre le vrai roman que je continue ^^
Merci beaucoup pour ton éclairage. C'est plus limpide pour moi :)
R.Azel
Posté le 01/02/2024
Désolé pour mon irrégularité. Je croule sous les obligations ces derniers jours. ^_^'
La partie musicale, au début, était bien prenante et presque apaisante. Je me range toutefois du côté de la Juge pour ce qui est de la séance affective qui s'en est suivi. Passe encore pour un enfant de 6, 7 ou 8 ans. Mais à 15 ans... ça ne semble plus très net. °¬°
Avec la petite "guérilla" entre l'Impératrice et le Juge, on retrouve un chapitre qui monte particulièrement bien en intensité. Un "crescendo" qui fait sens et qui apporte une vivacité qui contraste à merveille avec l'alanguissement du début.
Reste plus qu'a voir, au fil de l'histoire, qui de la mère ou du Juge a raison. ^_^
Ety
Posté le 01/02/2024
Pas de souci, merci pour ta lecture!
Ah oui, apaisante? Ton commentaire m'apaise, tu vois! J'étais persuadée que quelque chose clochait.
La "séance affective" est quelque chose dont j'ai été témoin dans ma vie (sans que j'y sois impliquée, mais ça m'avait marquée), et la réplique cinglante était une référence à une rumeur qui sera évoquée plus tard.
Cool si on sent un crescendo. A voir si le rythme continuera de faire sens car je n'y avais pas réfléchi à l'époque (j'avais... 15 ans!). Bonne lecture de la suite!
R.Azel
Posté le 01/02/2024
En tant que musicien, je n'ai rien vu, ou lu plutôt, susceptible de clocher. Tout est dis sans s'étendre sur un possible superflu.
Pour l'affection, je comprends que tu en parles si tu y a assisté. J'ai aussi plusieurs fois assisté à ce genre comportement un tant soit peu perturbant par moment.
Pour la réplique cinglante, c'est effectivement judicieux de le mettre ici si ça se précisera plus tard. Ça évitera de tomber comme un cheveux dans la soupe. o_~
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