1.
Quand Miles ouvrit les paupières, la lumière du matin ne nimbait pas encore le volet de la chambre. Sur sa droite, Kamil ronflotait encore, à demi sur le ventre, une main sous l’oreiller de Miles, comme à son habitude. Reposé, Miles s’étira brièvement, avant de sortir du lit avec douceur pour ne pas réveiller Kamil ni le découvrir. Il glissa les pieds dans ses chaussons et quitta la pièce en silence. Il descendit après avoir pris soin de fermer derrière lui la porte de la chambre.
D’habitude, il adorait le samedi matin et profitait du calme dans la maison pour bouquiner au salon. Pas aujourd’hui ; il aurait trop de mal à se concentrer. Il avait exceptionnellement bien dormi, mais ce qui arrivait à sa grand-mère lui restait en travers de la gorge. Il aurait aimé pouvoir se recoucher pour ne se réveiller qu’au bon moment, lorsqu’il serait prêt à affronter la réalité. À la place, il emmènerait Maya pour une visite-surprise à Lizzie, dans l’après-midi. Il tâcherait de faire comme si de rien n’était, de feindre l’acceptation.
Un bruit sourd juste au-dessus – la chambre de Maya – l’arracha à ses pensées. Il gagna le couloir et se posta au pied de l’escalier pour accueillir la fillette, comme chaque matin, même quand il avait travaillé jusqu’à une heure avancée de la nuit.
Encore en pyjama, Maya émergea de l’obscurité de l’étage dès qu’elle enclencha l’interrupteur. Prudemment, elle descendit les marches, avant de sauter de la dernière dans les bras de son père.
— Bonjour, p’pa !
Un bisou sur la joue plus tard, elle gesticula pour descendre. D’abord, elle avalerait son jus d’orange, saluerait Bernard le ficus sur le chemin des toilettes, se laverait les mains et s’attablerait devant son bol de céréales, toujours les mêmes. Comme Miles, elle avait besoin que les choses restassent telles quelles, chacune à sa place, et chaque personne identique à celle qu’elle avait toujours connue. Miles n’osait imaginer le bouleversement que représenterait la cécité soudaine de Lizzie, mais il ne pouvait pas faire semblant. Maya devrait s’y confronter un jour, et il préférait que ce fût avec lui qu’à l’improviste.
— Papa m’a expliqué pour Lizzie, déclara-t-elle justement, d’un ton très mûr pour ses huit ans.
Kamil n’en avait pas parlé à Miles. À moins qu’il l’eût fait et que Miles, à côté de la plaque, n’eût pas réagi. Dans le doute, il ne reprocherait rien à Kamil. C’était même bien de sa part d’en avoir discuté avec Maya : son intervention ôtait à Miles une sacrée épine du pied.
— Ça ne t’effraie pas ?
— Comme toi ?
Maya engloutit une cuillère de céréales. Elle les mâcha consciencieusement en sondant Miles de ses gros yeux ronds.
— Quoi ?
— C’est normal d’avoir peur, papa.
Remis de sa surprise, il acquiesça.
— À l’école, Archie dit qu’il n’a jamais peur de rien.
Miles fit mine d’être impressionné, puis reprit son sérieux.
— Archie, c’est le petit-fils d’Alice Docker, non ?
— L’autrice, oui.
— Depuis quand emploies-tu le mot « autrice », toi ?
— C’est papa : il a dit, au téléphone, que l’autrice de livres bizarres allait encore nous casser les pieds. Enfin, il n’a pas exactement dit « les pieds »…
Miles eut un rire, bien qu’il eût déjà demandé à Kamil de surveiller son langage devant la petite. Son mari répondait toujours qu’elle en entendait sûrement d’autres à l’école. Oui, et, bientôt, son tour viendrait d’entendre l’histoire du mangeur d’enfants. Cette pensée insuffla à Miles un sursaut d’angoisse, sans qu’il comprît pourquoi. La perspective que Maya découvrît cette histoire l’effrayait plus que le gamin qu’il avait été et qui avait fait connaissance, d’une certaine manière, avec le mangeur d’enfants.
— Bonjour, mon chéri, glissa Kamil en l’enlaçant par-derrière.
Il déposa un baiser dans sa longue tignasse brune, avant de le lâcher pour embrasser Maya.
— Qui a bien dormi ?
Il leva la main, imité par Maya, puis Miles.
— J’ai fini de manger ! annonça la fillette en quittant la table. Je vais jouer dans ma chambre.
Elle sautilla jusqu’à l’escalier et monta. Quand ses pères entendirent son pas lourd au-dessus d’eux, Kamil revint vers Miles, qui débarrassait le petit-déjeuner de Maya.
— Tu as mis trop de lait dans les céréales, reprocha-t-il. C’est du gaspillage.
Las, Miles en convint sans chercher à s’opposer à Kamil.
— Oh, excuse-moi, Miles.
Son époux lui tendit un verre de jus d’orange, qu’il accepta et prit comme gage d’une conversation calme. Kamil ne semblait pas fâché. À la place, Miles lui trouva les traits chiffonnés.
— Je devrais me montrer plus patient, mais j’ai eu une semaine compliquée, se confia Kamil sans se faire prier. Je sais, c’est pas une excuse.
Miles aurait voulu lui accorder une attention parfaite, tout en préparant le café. Il hocha la tête, mais, honnêtement, sa grand-mère accaparait ses pensées.
— Mes aventures en freelance ne sont rien à côté de ce que toi, tu vis.
— Kamil ! s’exclama Miles, blessé.
— Ce n’est pas un reproche.
Kamil se rapprocha pour le serrer contre lui.
— Tes moments sont plus difficiles que les miens ; c’est aussi pour ça qu’il faudrait que je sois plus patient avec toi. Il va te falloir du temps.
Miles, qui se voyait bien passer la matinée dans les bras de son mari, s’écarta à contrecœur.
— Du temps pour quoi ? demanda-t-il.
— Pour t’habituer à la situation.
Il se renfrogna. Il ne pensait pas que Kamil s’en apercevrait, mais, après tout, il était tombé amoureux d’un homme pourvu d’un sens de l’observation aiguisé. Pour cette raison, son attitude de ce matin ne lui ressemblait pas. Il faisait déjà montre d’une profonde patience envers Miles parce qu’il ne rangeait pas le réfrigérateur comme lui, ne suspendait pas la lessive comme lui ou n’empilait pas les verres dans le buffet comme lui.
— Pourquoi as-tu eu une semaine compliquée, du coup ?
— Concentration aux fraises.
— Ça ne te ressemble pas.
Kamil haussa les épaules.
— Comme quoi, tout arrive.
Il simula de le prendre à la légère, mais Miles n’était pas dupe : Kamil aimait garder le pouvoir sur ses journées de travail. Son emploi du temps prévoyait chacune de ses pauses, respectait sa gestion des tâches ménagères et les besoins de Maya. Il observait une rigueur à toute épreuve et une ponctualité que Miles avait dû apprendre à suivre. Aujourd’hui, il n’arrivait plus en retard nulle part ; même Lizzie était épatée.
— Tu bosses sur un projet stressant, en ce moment ?
— Une pub pour une nouvelle bagnole. Ils veulent à tout prix que j’ajoute une femme à moitié à poil pour appâter le chaland.
— Tu as refusé, comprit Miles.
— Je négocie. Et je refuse de travailler avec des boîtes qui véhiculent des clichés sexistes. Maya sera une femme, un jour.
— Ton manque de concentration vient sûrement de là : contrat difficile.
Mais Kamil avait décroché d’autres contrats difficiles, sans rencontrer pareil obstacle. Miles avait surtout envie de stopper là la conversation, préoccupé par l’état de santé de sa grand-mère.
Il vérifia l’heure sur l’horloge de la cuisine.
— Je vais appeler Lizzie pour demander si elle se débrouille.
2.
Toujours dans l’idée de disposer d’arguments solides quand Miles le blâmerait de ne pas se bouger le cul pour trouver ce qui était arrivé à Lizzie, Scott interrogeait sa sœur à propos des examens complémentaires effectués la veille. Il en avait assez vu, dans sa profession, pour savoir qu’aucune amitié ne tenait longtemps dans un cas pareil, et, si Miles estimait que Scott était un incompétent notoire, il ne se gênerait pas pour le lui dire.
— Pour ce que j’en sais, rien n’explique la cécité de Mrs Robinson : pas d’arrêt vasculaire cérébral, pas de lésion de l’œil ou d’opacification des structures oculaires… Les nerfs paraissent intacts…
— On n’est pas plus avancé, quoi, soupira Scott en se massant la nuque.
Il en avait plein le dos de ne pas trouver le moindre début de piste pour expliquer ce qui était arrivé à Lizzie. Au-delà de ce que croiraient les habitants – les nouvelles se répandaient vite, ici –, ne pas pouvoir venir en aide à Miles le préoccupait.
— Ne t’inquiète pas, glissa Cathy, une main rassurante sur son épaule. Il y a forcément une explication.
— Mais c’est maintenant que les gens vont la réclamer. Je m’étonne même de ne pas avoir tout un attroupement de curieux à la porte.
Son regard coula vers l’entrée du poste.
— À commencer par cette enquiquineuse d’Alice Docker.
Cathy pouffa.
— Attends que ça se propage, se moqua-t-elle, sur le départ.
Elle salua Masika, qui travaillait à son bureau, puis quitta le commissariat. Le silence retomba d’un coup, et Scott se servit un café pour tromper ses inquiétudes.
— Ta sœur a-t-elle pensé à prendre la température de Mrs Robinson, hier matin ? demanda Masika au bout d’un moment.
— Elle ne souffrait pas d’hypothermie.
— Elle aurait dû.
— Pas forcément, répliqua Scott.
Il servit un second café, qu’il apporta à sa collègue.
— Moi aussi, j’ai fait mes recherches, figure-toi. Lizzie n’a pas été immergée, et ses vêtements n’étaient pas mouillés.
— Il faut l’interroger.
Scott s’écarta, comme s’il s’apprêtait à conjurer un mauvais sort.
— Miles va me faire une tête au carré.
— Tu ne voulais pas qu’il te prenne au sérieux dans cette enquête ?
Scott ricana.
— Une enquête ? Y a pas d’enquête, Masika.
— On cherche, non ? Et, pour en revenir à l’hypothermie, je ne suis pas d’accord avec toi.
— Ça m’aurait étonné.
— Les personnes âgées sont à risque, indiqua Masika en tapotant son écran du bout de son crayon. Et pas besoin d’être immergé : une exposition conséquente au froid suffit.
— D’accord ! Lizzie a eu du bol.
Masika se renfonça dans son siège, peu convaincue.
— Qu’est-ce qu’elle foutait dehors en pleine nuit ? Que foutait Henry Chambers sur la lande aux aurores ? Il promenait son chien. D’habitude, il le sort dans sa cour. Je le sais parce que le clébard gueule et qu’on a plusieurs plaintes à ce sujet.
— Où veux-tu en venir ?
— Il faut aussi interroger Mr Chambers. Mieux que tu l’as fait hier.
— Après, tu me ficheras la paix ?
Masika rassembla ses affaires, prête à filer.
— C’est toi qui veux prouver à Miles que tu ne glandes pas.
3.
Henry Chambers, soixante-quatorze ans, occupait une modeste bicoque sur la lande, à dix minutes de chez Elizabeth Robinson.
Le temps de trajet et le lieu, ainsi que l’heure, poussaient Masika à se poser des questions. Quel septuagénaire irait se geler jusqu’aux os sur une lande exposée aux quatre vents, à six heures du matin ? Évidemment, la nuit où Mrs Robinson perdait la vue.
— La présence de Mr Chambers pourrait expliquer le grand fracas.
Masika réfléchissait à voix haute, par-dessus le vieux morceau de rock que diffusait la radio locale.
— Mais le reste ?
Il lui semblait chercher en vain. Si les examens de Mrs Robinson ne dévoilaient aucune maladie ni aucun trouble antérieur de sa vision, alors… Alors, quoi ?
Masika enclencha son clignotant et gara son véhicule de service devant le domicile de Henry Chambers. Quand elle remonta la petite allée pour grimper les trois marches du perron, elle prit soin de contourner le carton qui embarrassait le passage, puis sonna.
Elle n’avait qu’une très vague idée des questions qu’elle poserait au vieux propriétaire. Elle ne souhaitait pas le froisser, juste éclaircir certaines zones d’ombre. Pourtant, malgré ses bonnes intentions, elle ne parvenait pas à mettre de côté ses doutes sur l’individu. Son instinct lui disait qu’il n’avait pas sa place ce matin-là, à cet endroit-là. Elle tâcha cependant de mettre de côté ses a priori quand Mr Chambers lui ouvrit.
— Bonjour, je suis la lieutenante Masika Hayes.
Reste aimable et courtoise.
La présence du carton se rappela à elle, ainsi que l’âge de Mr Chambers.
— Je vous aide à rentrer ce carton, si vous voulez ?
Le vieil homme s’écarta de la porte, dans l’ombre de l’entrée. Masika se baissa pour porter la boîte à l’intérieur.
— Non, non, intervint Mr Chambers. Vous seulement.
Masika se redressa. Ce ne fut qu’en s’avançant pour entrer qu’elle remarqua les regards inquiets qu’il jetait en direction du perron. Apeurés, peut-être.
Mr Chambers ferma derrière elle, très vite, puis l’invita à s’asseoir au salon. Elle accepta par politesse, mais un malaise l’envahit quand elle observa machinalement les photographies dans les cadres accrochés ou posés sur les meubles, un peu partout.
— Je suppose que vous vouliez me parler d’Elizabeth ?
Masika se désintéressa des photographies et reporta son attention sur Mr Chambers.
— Elizabeth ? répéta-t-elle.
— Nous nous connaissons de longue date. Ses parents occupaient déjà la maison où elle vit. C’est injuste, ce qu’il lui arrive. Comme si elle n’en avait pas suffisamment bavé à la disparition de son petit frère.
— La disparition de son petit frère ?
Masika s’écartait de son sujet, mais, si elle pouvait en apprendre plus sur Mrs Robinson, elle estimait ne pas perdre au change. S’il y avait, effectivement, eu agression sur Elizabeth Robinson – même si rien ne confirmait cette hypothèse –, il était judicieux d’en connaître le plus possible sur elle.
— Tobey a disparu il y a… oh, je ne saurais plus trop dire, c’est que ça remonte à loin. On était des gosses, enfin, ce que, aujourd’hui, on appelle des adolescents. On ne l’a jamais retrouvé.
— Pensez-vous que la cécité brutale de Mrs Robinson puisse avoir un lien quelconque avec cette disparition ?
— Comment croyez-vous que ce soit possible ? s’exclama l’homme, faussement amusé.
Masika vit bien les regards qu’il jetait nerveusement autour d’eux, comme si une main allait surgir de la pénombre pour l’empêcher de s’exprimer.
— C’est non, alors, n’insista pas la lieutenante.
— Ça remonte à des dizaines et des dizaines d’années. Vous imaginez sérieusement que le petit Tobey serait sorti d’outre-tombe pour se venger de sa vieille sœur ?
Mr Chambers lâcha un rire sans joie, glacial, qui n’aurait convaincu personne, pas même Scott.
— « Sorti d’outre-tombe », le paraphrasa Masika. Ne venez-vous pas de dire que Tobey Robinson…
— Tobey Wilson, la corrigea Mr Chambers. Elizabeth a été mariée.
— D’accord, mais n’avez-vous pas dit qu’il avait disparu ?
— Bah, son corps doit bien reposer quelque part, à l’heure qu’il est.
Pas faux, en convint Masika. Concentre-toi sur le présent, maintenant ; Mr Chambers n’aura pas l’excuse du temps.
— Parlez-moi d’hier matin, s’il vous plaît.
— Quand j’ai trouvé Lizz… Elizabeth sur la lande ?
— Précisément.
Le vieil homme hocha la tête, perdu dans ses pensées.
— L’aube se levait à peine, et il y avait un tapis de brume qui m’empêchait de voir mes pieds. Elizabeth était là, tournée vers la mer.
— L’avez-vous reconnue tout de suite ?
— Je la connais depuis qu’on est tout gosse…
— Ce qui ne répond pas à ma question, Mr Chambers.
Il adressa à Masika un regard réprobateur. Que craignait-il, qu’elle mît le doigt sur une incohérence ?
— Bien sûr que je l’ai reconnue !
— Sans éclairage ?
Mr Chambers tendit péniblement le bras vers la table basse et attrapa un smartphone.
— Sachez que je ne sors jamais sur la lande, quand il fait noir, sans lumière ni téléphone, même si on n’y capte pas grand-chose. Et, oui, j’utilise un de ces engins que les jeunes affectionnent tout particulièrement.
Masika ne put s’empêcher de sourire.
— Si ça peut vous aider, je ne sais pas combien de temps j’ai marché avant de trouver Elizabeth, mais, quand je suis rentré pour la réchauffer et appeler Scott…
Mr Chambers se mâcha la lèvre inférieure, hésitant.
— En rentrant, j’ai eu l’impression qu’une éternité s’était écoulée.
Non, ça ne m’aide pas du tout.