Chapitre 3

Par Fhuryy
Notes de l’auteur : TW : Stress, crise d'angoisse

     Le bruit des sabots frappant les pavés résonnait d'une cadence régulière, tandis que le cliquetis des roues ajoutait une mélodie métallique au trajet à travers la capitale. Les rues pavées, autrefois silencieuses, étaient désormais animées par le passage des deux lourdes berlines des Mirwill. Ces carrosses imposants, construits en bois sombre et poli, portaient fièrement les armoiries du Comté : un Quaanas, ce félin du désert dont le dos était couvert de pierre d’Éther, majestueux sur un fond de vair azur et senois. Ces armoiries avaient été offertes par l'Empereur en même temps que le titre de comte à Odéïs Mirwill, un honneur qui marquait l'ascension de la famille.

     À l'intérieur des berlines, le confort raffiné contrastait avec la froideur des rues extérieures. Les coussins de velours et les tapis épais absorbaient les soubresauts du chemin, offrant un havre de calme au sein de la frénésie urbaine. À travers les fenêtres finement gravées, le paysage défilait avec une lenteur mesurée, malgré la puissance des quatre chevaux robustes qui tiraient l'attelage. Les passants se détournaient pour observer le passage de ces symboles de pouvoir et de prestige, bien conscients que les occupants ne faisaient qu'une rare apparition dans la capitale.

     Dans la première berline, Odéïs Mirwill, l'Archimage, se tenait droit, ses sourcils froncés trahissant une profonde préoccupation. À ses côtés, son fils Lazar, l’actuel comte, fixait nerveusement la fenêtre, ses doigts tapotant en rythme sur sa cuisse. De temps à autre, son regard glissait vers l’arrière, où la seconde berline suivait à distance respectueuse. Les pensées du comte étaient embrouillées, tiraillées entre son devoir et ses sentiments. Il comprenait la portée de ces fiançailles, les implications politiques et sociales qui en découlaient, mais l’idée que l’une de ses filles soit forcée dans un mariage sans amour lui pesait lourdement.

     Le comte se souvenait bien des libertés que son propre père lui avait accordées, malgré la rigueur qui avait marqué son éducation. Bien qu’il eût été sévère, il avait laissé à son fils le choix de son mariage. Et, ce choix, Lazar l’avait fait dès le jour où il avait croisé le regard de Raven pour la première fois à l’académie. Elle, de deux ans son aînée, l’avait pris sous son aile avec une bienveillance qui l’avait immédiatement conquis. Leur complicité s'était rapidement transformée en amour, et dès sa troisième année, il avait osé lui avouer ses sentiments. C’était un amour partagé, une passion mutuelle qui avait précipité leur mariage, tant ils étaient impatients de sceller leur union.

     Lazar esquissa un léger sourire, un souvenir doux-amer qui éclaira un instant ses traits préoccupés. Ce fut à cet instant qu’il sentit une main délicate se poser sur la sienne. Raven. Elle lui offrait un soutien silencieux, comme si elle avait perçu ses pensées, son inquiétude. Ses doigts fins serrèrent les siens avec une tendresse qui lui rappela pourquoi il l'avait choisie. Malgré les années, l’amour qu’il éprouvait pour elle n’avait pas faibli, et cette certitude renforçait son malaise face au destin qui attendait sa fille.

     Dans la seconde voiture, également marquée des armoiries du Comte, Anthéa et Alharis étaient installés aux côtés d’Ewan Sacavar. Le jeune homme, à la peau brune et aux traits fins, était l’ami d’enfance d’Anthéa, et ce soir, il tenait le rôle de cavalier pour Alharis. D’ordinaire, c’était l’aîné qui bénéficiait de sa compagnie lors des événements mondains, mais les circonstances avaient changé. Depuis que sa meilleure amie avait été fiancée à un noble influent, il était hors de question qu’Ewan continue à lui tenir le bras en public. Cela aurait été un affront direct, un acte de défiance envers les Corbyn, et dans un monde où l’honneur était une affaire de vie ou de mort, même l’Empereur aurait eu du mal à empêcher le déclenchement d’un duel pour laver l’insulte.

     Alors qu’ils roulaient à travers les rues animées de la capitale, Ewan jeta un coup d’œil à l’aînée des Mirwill, Anthéa. Il la connaissait trop bien pour ne pas remarquer son agitation. Ses yeux noisette s’attardèrent sur ses mains, qui s’activaient nerveusement à tortiller ses gants en soie d’Amaurobius, une créature nocturne élevée dans les terres reculées de l’ouest, près des Terres Oubliées. Les gants, d’un noir profond et d’une finesse remarquable, étaient un symbole de la richesse et du statut de la famille Mirwill, mais pour Anthéa, ils semblaient être devenus un exutoire à son stress grandissant. Il connaissait trop bien son amie pour ne pas voir à quel point elle était tendue, et il savait que ce n’était pas seulement à cause de la soirée à venir, mais à cause de ce que ce nouvel engagement impliquait pour elle.

     Ce qui surprenait le plus Ewan, ce n’était pas tant cet arrangement matrimonial que d'observer son amie s’y plier sans broncher. Il connaissait Théa depuis toujours, savait à quel point elle était une romantique invétérée, une rêveuse aux aspirations nourries par les pages des romans d’amour qu’elle dévorait. Elle avait refusé tant d’avance parce qu’aucun de ces prétendants n’avait su éveiller en elle ces fameux « papillons dans le ventre ». C’était une conviction qu’Ewan avait toujours trouvée naïve, une croyance qu’il avait tenté maintes fois de déconstruire, lui expliquant que ce « frisson » était plus un signal d’alerte du corps qu’un gage d’amour véritable. Pourtant, Anthéa s’entêtait, préférant risquer de se brûler les ailes plutôt que de renoncer à son idéal. Alors la voir aujourd’hui, aussi peu révulsée par cette union arrangée, le déstabilisait profondément.

     Il savait qu’Alharis partageait son malaise. D’un coup d’œil en coin, il la vit se mordiller nerveusement la lèvre inférieure, un tic qui trahissait son agitation intérieure. Ce geste tira un petit sourire au brun. Avec une douceur inattendue, il attrapa le menton d’Alharis, la forçant à lever les yeux vers lui. Le regard doré de la plus jeune des Mirwill s’agrandit sous le coup de la surprise.

     — Tu devrais arrêter ça, murmura-t-il avec une pointe de taquinerie. Ta lèvre va gonfler, et je n’ai pas envie de me faire molester par ton père pour avoir, soi-disant, tenté de t’embrasser…

     La jeune fille rougit brusquement, fusillant Ewan du regard, ce qui ne fit que le faire ricaner davantage. Il aperçut même un léger sourire naître sur les lèvres de Théa. Cependant, son regard restait lointain, comme si elle se tenait à distance de la réalité qui les entourait. Ewan comprit alors que son amie jouait un rôle, un masque imposé par les circonstances, sans doute en raison d’un ordre direct de l’Empereur Rhoval. Relâchant enfin le visage angélique de sa cavalière, Ewan s’enfonça dans son siège, croisant ses bras sur sa large poitrine dans une posture décontractée, mais vigilante.

     Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne se destinait pas à devenir mage comme ses amies. Son chemin le menait plutôt vers les chevaliers-mages, ces guerriers d’élite qui assuraient la sécurité de la famille impériale. Son rêve, son ambition la plus profonde, était de devenir assez talentueux pour intégrer les rangs des Lions Opalescents, la garde personnelle de l’Empereur. Cette aspiration guidait chacun de ses pas, et cela se reflétait dans son physique robuste, taillé par des années d’entraînement intense et rigoureux. Sa carrure imposante n’était pas simplement le fruit de sa génétique, mais aussi le résultat de sa détermination à suivre les traces de son père. Ce dernier avait été un membre respecté de la garde impériale avant de prendre sa retraite pour assumer les responsabilités familiales en tant que seigneur des terres dont il avait héritées.

     D’un léger coup de genou, Ewan bouscula celui d’Anthéa pour capter son attention. Il fallut plusieurs secondes à la jeune femme pour revenir à elle, comme si elle revenait d’un rêve lointain. Elle pencha légèrement la tête sur le côté, attendant qu’il ouvre la bouche.

     — Pourquoi ne réagis-tu pas plus ? On pourrait te croire résignée, et cela ne te ressemble pas…

     Elle pinça les lèvres, le regardant avec une lueur de reproche avant de soupirer, lasse.

     — Et quel choix ai-je ? Je ne peux aller à l’encontre d’un ordre de la plus haute autorité de l’Empire.

     — Tu as très bien compris ce que je voulais dire. Je m’attendais à te voir réagir de façon plus… virulente. Au moins quand tu es avec nous. Pas… pas ça !

     Il avait haussé le ton, tout en la désignant de haut en bas. Son agitation était palpable, une frustration née de l’impuissance qu’il ressentait en voyant son amie ainsi.

     — Tu sembles éteinte, et par Solaris, je déteste te voir ainsi ! Tu…

     — Si je m’énerve, si je pleure, ou si je me laisse aller… J'ai peur de ne jamais réussir à accepter cette situation. Alors, je prends une certaine… distance avec tout cela, répondit-elle en secouant la tête, fuyant le regard de son ami.

     Le cœur d’Ewan se serra pour celle qu’il considérait comme sa sœur jumelle. Bien que physiquement, ils n’aient rien en commun et qu’il ne soit que le cousin éloigné d’Anthéa, à ses yeux, il était son grand frère. Celui qui devait la protéger. Serrant son poing à s’en faire blanchir les jointures, il ferma les yeux, essayant de contenir la rage et la tristesse qui menaçaient de déborder. Lorsqu’il rouvrit les yeux, Ewan ne put s’empêcher de regarder par la fenêtre. Le Palais approchait, majestueux et imposant, un symbole de l’Empire qu’il rêvait de défendre depuis toujours. Pourtant, en cet instant, le faste de l’endroit lui échappait, brouillée par les tourments qui occupaient son esprit.

     La voix d’Alharis le ramena brusquement au moment présent. Ce n’était pas tant le contenu de ce qu’elle disait qui le surprenait, mais plutôt le fait qu’elle ait eu l’audace de le faire.

     — J’ai reçu une missive des Moineaux ce matin. Je leur avais demandé des informations au sujet de ce Corbyn, et… Ses parents ont tenté de le fiancer dix-sept fois. Les damoiselles qui lui ont été présentées étaient parfaites en tous points, pourtant, elles ont toutes – je dis bien toutes – annulé l’engagement dans les trois mois qui suivirent. J’ai demandé à ce que la guilde creuse un peu plus, mais cela ne me dit rien qui vaille le concernant…

     — Tu as fait quoi ?! s’exclama Anthéa, les yeux ronds de stupeur en fixant sa sœur.

     — J’ai enquêté sur ton fiancé, répondit Alharis d’un ton détaché, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde.

     — …

     — Serait-ce le travail de ton père qui déteint sur toi, Puceron ? la taquina Ewan, un sourire en coin, bien qu’une certaine admiration perçait dans sa voix, car lui-même n’avait pas pensé à une telle initiative.

     Anthéa secoua la tête, un petit rire dépité s’échappant de ses lèvres. Dix-sept fois… Cela ne présageait rien de bon. Personne ne se faisait rejeter autant de fois sans une raison. Elle en venait presque à être certaine que son futur époux, Blake Corbyn, allait se montrer hostile à son égard. Dans le pire des cas, il serait détestable. D'une oreille distraite, elle entendait sa sœur et Ewan continuer leur conversation, mais son esprit s’échappait, se perdant dans les rues sombres des hauteurs de la ville.

     Au loin, elle apercevait l’océan d'Albâtre, son horizon argenté à la lueur du soir. L’idée de tout abandonner, d’ordonner au cocher de faire demi-tour pour l’emmener au port, lui traversa l’esprit. Elle s’imaginait alors, montant à bord du premier bateau en partance pour Izirid, fuyant ce destin que Solaris semblait lui imposer. Disparaître, effacer son existence de cette toile complexe qu’était la vie à la cour.

     Pourtant, au fond d’elle, Anthéa savait que ce n’était pas la solution. Sa morale, sa droiture, et ce sens du devoir ancré en elle depuis son plus jeune âge, la poussaient vers cet avenir incertain, même s’il l’effrayait plus que tout. Elle n’avait jamais rencontré Blake Corbyn en personne. Elle ne connaissait de lui que son nom et les rumeurs qui circulaient à son sujet au sein de l’académie.

     On l’y surnommait « le Prince de Glace » pour son attitude distante et froide, indifférent aux regards féminins qui se tournaient vers lui. C’était un élève brillant, le meilleur de la section des chasseurs. Il avait remporté toutes les missions supervisées qu’on lui avait assignées, et dirigeait même sa propre équipe de chasse avec une poigne de fer. Il paraissait qu’il inspirait un tel respect que même les élèves de quatrième année, pourtant connus pour leur esprit de compétition, le suivaient sans hésitation.

     Et, elle, dans tout cela ? Elle n’avait rien d’un prodige. Anthéa se voyait comme une élève moyenne, plus douée en pratique qu’en théorie, suivant le cursus des mages simplement parce que c’est ce que tout le monde attendait d’elle. Pourtant, elle n’avait aucune idée de ce qu’elle ferait plus tard. Technomage ? Certainement pas. Elle était bien incapable de créer des artefacts dignes de ce nom, ses doigts s’emmêlant dès qu’il s’agissait de manipuler des mécanismes délicats.

     Guérisseuse ? L’idée la séduisait parfois. Elle aimait les plantes, appréciait le calme des serres, l’odeur des herbes fraîchement coupées. Mais, elle se voyait mal poursuivre une carrière où la vie des autres dépendrait de ses compétences. La pression serait écrasante, et elle ignorait si elle pourrait vivre avec les échecs inévitables.

     Chasseuse ? L’idée la fit presque sourire. Avec son physique, c’était hors de question. Non pas qu’elle soit en surpoids ou handicapée, mais elle manquait cruellement de force et d’entraînement. De plus, la formation de chasseurs commençait dès la troisième année, et il était bien trop tard pour se reconvertir. Elle n’avait pas le corps sculpté des apprentis chasseurs, mais plutôt une silhouette qu’elle considérait comme trop frêle, presque maigrichonne.

     Anthéa soupirait souvent en se comparant aux autres femmes qu’elle croisait. Elle admirait les formes voluptueuses, les courbes généreuses qui semblaient rayonner de confiance. Pour elle, les rondeurs avaient un charme sans pareil, une chaleur et une assurance qu’elle enviait secrètement. Elle se sentait en décalage, incapable de trouver sa place dans cet univers où les attentes étaient si rigides, où l’avenir paraissait tracé d’avance sans qu’elle ait réellement son mot à dire.

     — Faisons demi-tour et allons directement à la Cathédrale sur la place Fregen. On se marie ce soir, de cette façon, même l’Empereur ne pourra rien y faire ! Il pourrait exiger un divorce, mais si on refuse, tu n’auras pas à épouser ce type !

     Elle tourna brusquement la tête vers Ewan, cherchant une trace de taquinerie dans ses yeux, mais fut frappée par l’intensité de son sérieux. Il n’y avait aucune trace de moquerie dans son regard sombre, seulement une détermination farouche qui la surprit profondément. Jamais elle n’aurait imaginé qu’il puisse proposer une telle chose. Il ne l’aimait pas, enfin, pas de cette manière-là, et elle non plus. Ils avaient essayé une fois, il y a plusieurs années. Elle se souvenait du baiser qu’ils avaient partagé, un contact qui avait suscité en elle un profond malaise, comme si elle embrassait un frère plutôt qu’un prétendant.

     Pourtant, sa proposition était d’une audace à laquelle elle ne s’attendait pas. C’était une porte de sortie, une échappatoire qui ne se représenterait sans doute jamais. L’idée était séduisante, un moyen de contourner le destin qui semblait lui être imposé, mais quelque chose en elle résistait. Elle se sentait déconcertée, tiraillée entre l’attrait de cette solution et le poids du sacrifice que cela impliquerait pour lui.

     Elle ne pouvait pas lui demander un tel sacrifice. Pas à lui, pas pour elle. Une bouffée de chaleur monta en elle alors qu’elle réalisait l’ampleur de la situation. La perspective de fuir à tout jamais ses obligations semblait presque irrésistible, mais cela ne pouvait pas se faire au détriment de son ami. 

     — Je… Je ne peux pas te demander ça. C’est… trop.

     Il la regarda, son expression ne vacillant pas. Il savait que sa proposition était extrême, mais il avait aussi perçu le tourbillon d’incertitude dans ses yeux. Elle s'avança doucement vers lui, ses gestes mesurés trahissant le poids des émotions qui l'envahissaient. En posant son front contre le sien, elle ferma les yeux un instant, savourant la proximité réconfortante. Un petit sourire triste se dessina sur ses lèvres, chargé de reconnaissance et de tristesse.

     — Je ne pourrais jamais t’utiliser ainsi. Ce n’est pas la solution, et ce ne serait pas juste pour toi… Mais je te remercie. Merci d’être prêt à te sacrifier pour moi.

     Ses mots étaient sincères, et elle sentit une chaleur douce envahir son cœur, mêlée à une tristesse indicible. Elle appréciait profondément le geste de son ami, même si elle savait qu'il ne pouvait pas réellement l'aider à échapper à son destin. 

     Anthéa vit l’ombre passer sur le visage d’Ewan, mais il n'insista pas. Il savait que c’était une bataille perdue d’avance. Pourtant, la chaleur douce de la main de sa sœur se glissant dans la sienne, entrelaçant leurs doigts, fit naître en elle une douleur sourde et profonde. Serrant la main d’Alharis avec une tendre fermeté, Anthéa tourna de nouveau son regard vers l’extérieur, tentant de dissimuler les larmes qui menaçaient de couler.

     La situation était d'une cruauté implacable. L'idée de n'avoir aucun contrôle sur son propre avenir, de n'être qu'un pion dans un jeu politique complexe, la pesait lourdement. Le paysage flou qui défilait par la fenêtre semblait refléter son propre chaos intérieur. Elle sentit le poids de sa responsabilité s’alourdir sur ses épaules, une responsabilité qu’elle ne pouvait, ni ne voulait fuir, malgré l'injustice de sa situation.

     Ce sens du devoir, inculqué dès son plus jeune âge, l’avait toujours guidée. Ses parents, sans doute, n’avaient jamais envisagé que cette même éducation la conduirait à sacrifier ses rêves d’amour pour des obligations imposées. Ce dilemme la tourmentait : comment concilier ses propres aspirations avec les attentes pesantes de l’Empire ?

     Chaque kilomètre les rapprochait du palais, et avec chaque tour de roue, l’étau se resserrait un peu plus autour de son cœur. Elle sentit une larme silencieuse couler le long de sa joue, rapidement essuyée pour ne pas trahir sa douleur.

     Lorsqu'ils franchirent le poste de contrôle du Palais, Anthéa sentit une vague de résignation l'envahir. Il n'y avait plus de retour possible. Les gardes en uniforme kaki et noir, appartenant aux Loups Noirs, la garde personnelle du prince héritier Lothar, se tenaient fièrement aux abords du chemin. Leur présence imposante lui rappela le destin du prince, un destin qui, d'une certaine manière, résonnait avec le sien.

     Lothar n'avait pas toujours été destiné à monter sur le trône. En tant que second fils, il se préparait à une vie de service au sein du gouvernement, loin de lourdes responsabilités de la couronne. Son frère aîné, le prince héritier Keshawn, était le préféré du peuple et de la noblesse, un homme charismatique et prometteur qui devait consolider l'Empire par ses alliances et ses décisions. Mais, tout changea il y a une dizaine d'années, lorsque Keshawn disparut en mer lors d'une mission diplomatique en Izirid. Le navire sur lequel il voyageait fut englouti par une tempête furieuse, et malgré les recherches incessantes, on ne retrouva jamais son corps.

     La disparition de Keshawn provoqua une onde de choc dans tout l'Empire. La noblesse était en émoi, craignant l'instabilité qui menaçait le trône. Pour apaiser ces craintes et stabiliser la situation, Lothar fut propulsé sur le devant de la scène, endossant un rôle qu’il n’avait jamais souhaité. À partir de ce moment, le destin de Lothar fut scellé, comme le sien l'était ce soir.

     Anthéa ne put s'empêcher de ressentir une profonde empathie pour ce prince qui, comme elle, avait dû sacrifier ses propres ambitions au nom d'un devoir impérieux. En silence, elle adressa une prière à quiconque serait à l'écoute, implorant une protection pour cet homme qui avait perdu bien plus qu'un frère. Peut-être qu'en pensant à lui, elle trouverait la force d'affronter son propre chemin, même si celui-ci était pavé de renoncements et de sacrifices.

     Le long du chemin fleuri menant au palais, de superbes poteaux en fer forgé étaient alignés, chacun suspendant des pierres lumineuses. Leur éclat doré baignait la route d’une lumière douce et mystique, révélant le chemin à tous les passants. Ces pierres magiques, des pierres d’éther de nature lumineuse, étaient des trésors inestimables. Leur rareté et leur capacité à émettre naturellement de la lumière dans l’obscurité les rendaient précieuses au-delà de toute mesure.

     Grâce à cette lueur magique, Anthéa aperçut un fiacre volant passer au-dessus de leur propre voiture. Le véhicule ne s'arrêta même pas au poste de contrôle, signe de son statut privilégié. Son extérieur beige immaculé, orné de dorures, portait un blason qui attira immédiatement l’attention d’Anthéa : une balance argentée sur un fond d'hermine pourpre. C’était le symbole du duché de Salvix.

     Le fiacre, équipé d’un châssis en cavorite, l’unique métal capable de défier la gravité, flottait gracieusement dans l’air. Il était tiré par un attelage de Lumifera, des créatures longilignes bien plus grandes que des chevaux. Leur pelage immaculé contrastait avec la nuit, et les ailes de ces êtres semblaient scintiller sous la lumière des pierres éthériques. Ces créatures majestueuses, offertes par l’Empereur au Duc Salvix lors de son mariage avec la princesse Nerine, la sœur cadette de l’Empereur, importées de Lushadia, le continent interdit.

     Après ce qui parut être une éternité, la berline d’Anthéa finit par s’arrêter devant l’imposant escalier menant aux portes du palais. Ewan descendit le premier pour aider les deux sœurs à en faire de même. Ce geste, qu’il accompagna d’une taquinerie à l’égard de la maladresse d’Alharis, tira l’ombre d’un sourire à Anthéa, une expression qui se faisait de plus en plus rare sur son visage.

     Le palais se dressait devant elle, majestueux et imposant, tel qu’il était dès qu’elle avait eu l’occasion de le voir lors des précédents bals. Contrairement aux idées reçues, il n’était pas d’un blanc immaculé – une couleur que l’église réservait jalousement pour ses propres édifices – mais arborait une teinte sable élégante qui contrastait magnifiquement avec le vert sombre de ses toitures. Les grandes portes, qui se tenaient ouvertes en signe de bienvenue, étaient gardées par des chevaleresses. Leurs uniformes blancs et violets indiquaient clairement leur appartenance à l’Impératrice. Le travail minutieux du fer forgé des portes, orné de motifs complexes et raffinés, s’accordait parfaitement avec l’architecture de l’ensemble, renforçant encore l’impression de puissance qui émanait du lieu.

     L’atmosphère était à couper le souffle, et Anthéa ne put s’empêcher de déglutir face à l’immensité de la situation. Chaque détail du palais, de ses murs sableux à ses toits sombres, semblait murmurer l’autorité qui pesait sur la soirée. Elle ne pouvait s’empêcher de penser que bientôt, elle serait au bras de son fiancé devant toute la noblesse de l’Empire, un spectacle pour ceux qui attendaient de la voir. Le poids des regards, des attentes et des jugements allaient s’abattre sur elle comme une tempête silencieuse. Elle savait qu’elle devrait paraître honorée d’avoir été ainsi choisie par la couronne, et pourtant, au fond d’elle-même, elle ressentait une angoisse profonde.

     La respiration d’Anthéa s’accéléra alors que tout se concrétisait autour d’elle. Le poids des responsabilités, des attentes, de l’avenir incertain qui se profilait, tout cela se resserrait autour de son cœur, l’étau se faisant de plus en plus douloureux. Sa vision se brouilla, ses pensées se précipitèrent. Serait-elle capable d’y arriver ? De ne pas décevoir sa famille, de maintenir ce masque d’assurance face à l’élite de l’Empire ?

     Au moment où la panique menaçait de l’emporter, elle sentit la main ferme de son père se poser sur son épaule. Ce contact chassa instantanément le début de crise d’angoisse qui montait en elle. Elle leva le visage, ses yeux encore égarés et embués de larmes non versées, pour croiser le regard de son père. Ses yeux dorés, semblables aux siens, exprimaient une assurance tranquille et un soutien indéfectible. Il hocha silencieusement la tête, serrant ses doigts sur ses épaules avec une tendresse qui contrastait avec son apparence stoïque. Il était là, avec elle, pour elle.

     Anthéa ferma les yeux, puis inspira profondément, essayant de calmer les battements affolés de son cœur. Elle expira lentement, s’ancrant dans cette présence rassurante. Du coin de l’œil, elle remarqua le regard perçant de son grand-père posé sur elle. Il semblait murmurer quelque chose, ses lèvres bougeant à peine, mais elle sentit soudain une douce chaleur l’envelopper. Ses peurs se dissipèrent graduellement, une sensation de calme et de sérénité se répandant dans tout son corps.

     Elle comprit alors que son grand-père venait d’utiliser l’un de ses sorts pour l’aider à garder pied. Un sourire de gratitude illumina brièvement son visage, même si l’Archimage, fidèle à son caractère, fit mine de ne rien remarquer. Son attitude détachée ne trompait pas Anthéa, elle savait que c’était sa façon de montrer son affection, discrète, mais puissante. Il n’avait jamais été à l’aise avec les démonstrations d’émotion, mais il était là, comme son père, pour la soutenir dans cette épreuve.

     Un raclement de gorge attira leur attention. Devant eux se tenait un homme d’une soixantaine d’années, vêtu d’un complet de majordome aux couleurs du palais : sable et vert sombre. Il s’inclina respectueusement, puis se redressa, droit comme un i. Ses cheveux, blancs parsemés de roux, étaient attachés en une queue de cheval soignée et discrète, et son bouc était parfaitement taillé. Il planta son regard sur Lazar, puis sur Anthéa.

     — Comte Mirwill, Damoiselle Mirwill, veuillez me suivre. L’Empereur vous fait mander.

     Sans attendre de réponse, il tourna les talons et monta les marches couvertes d’un tapis sombre. Le directeur des chasseurs, habitué à ces convocations soudaines depuis sa prise de poste, emboîta immédiatement le pas au majordome. Anthéa, après une profonde inspiration, les suivit, faisant ses premiers pas dans le palais en tant que femme fiancée.

     Les larges portes dévoilaient des couloirs somptueusement décorés de fresques et de tapisseries. Les lustres en cristal projetaient une lumière douce, accentuant la magnificence des lieux. Les murs étaient ornés de portraits de la famille impériale, leurs yeux semblant suivre les visiteurs, comme pour s’assurer qu’ils étaient dignes de fouler ces sols sacrés.

     Anthéa avait du mal à détacher son regard de ces visages peints, se demandant combien d’entre eux avaient vécu des vies semblables à la sienne, contraints par des obligations et des alliances politiques. Elle aperçut un portrait du défunt prince héritier Keshawn, disparu en mer, son regard doux paraissant l’encourager à avancer.

     Arrivés devant une imposante porte de chêne ornée de motifs dorés, le majordome s’arrêta et frappa trois coups secs. La porte s’ouvrit dans un grincement feutré, révélant un vaste bureau. L’Empereur Rhoval se tenait au centre, entouré du prince héritier et de l’Impératrice, son imposante stature dégageant une aura de puissance indéniable. Ses yeux, d’un violet glacial, se posèrent sur eux avec une intensité qui fit frissonner Anthéa.

     — Lazar, Damoiselle Mirwill, bienvenue, dit-il d’une voix grave et solennelle. Avancez, nous avons à discuter.

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