Assis sur le canapé, l’enfant avait récupéré son précieux souvenir qu’il tenait à nouveau dans ses bras. Le regard dans le vide, il était aspiré dans ses rêveries devenues familières. La larme qui s’écoulait lentement sur sa pommette gauche prenait source dans ce monde imaginaire. Ce monde qui était devenu sa prison depuis sa rencontre avec le grand aux yeux bleus. Cet homme dont le regard était devenu la porte d’entrée aux songes qui l’envahissaient quotidiennement. Ce bleu l’aspirait et le trainait de force jusqu’à lui imposer l’effroi qu’il contenait.
Chaque jour, il revoyait la même scène. Il visualisait cette femme qui avait provoqué en lui des palpitations amoureuses. Il aimait la voir danser mais elle finissait toujours par disparaitre dans une obscurité dévorante.
Puis, de manière intrusive, cet homme s’imposait dans l’écran de son imagination. Sa carrure imposante s’avançait lentement vers lui. Elle s’extirpait de la pénombre pour rendre visible ses vêtements et son visage. Sa tête se tournait doucement jusqu’à poser son regard sur lui. Un œil se mouvait, comme s’il analysait le jeune garçon à travers le filtre de ses rêveries. Il y avait de la vie dans cette pupille, une vie accompagnée de peur. L’autre œil, par contre, était complètement immobile. On n’y trouvait pas de vie, que la mort.
Il fixait ses yeux, il n’arrivait pas à faire autrement. Ces deux ronds bleus devenaient le point central de sa vision alors que l’obscurité engloutissait tout ce qu’il y avait autour. Il avait le sentiment de rester de longues minutes immobile, accroché à ses deux faisceaux lumineux bleutés jusqu’à ce que la lumière revienne silencieusement. D’abord dans la périphérie de son regard, puis elle s’intensifiait jusqu’à éclairer le visage de l’homme aux yeux bleus.
Il avait toujours les mêmes frissons lorsqu’il se rendait compte qu’il ne s’agissait plus du grand aux yeux bleus, mais de son père. Son père, avec des yeux bleus dont la lueur ne laissait transparaitre que la mort. Son père était devant lui, à quelques centimètres, le regard vide. Une goutte de sang coulait le long de sa pommette gauche. Les frissons devenaient des frémissements de terreur lorsqu’il réalisait que le vide n’était pas que dans ses yeux, mais également tout autour. Sa tête planait, et du sang s’écoulait au niveau de son cou arraché. L’égouttement coloriait tout l’espace qui les submergeait. En temps normal, l’enfant revenait à lui par une inspiration de survie lorsqu’il prenait conscience qu’il baignait dans une mare de sang. Mais pas cette fois-ci. Toujours assis, sur ce canapé, la terreur ne lui permit guère de s’extirper de ce cauchemar éveillé.
Pris par l’effroi, il nagea en direction de la surface sans se rendre compte qu’il n’était pas seul. Il vit quelques reflets lumineux qui rendaient saillant de nombreuses ombres flottantes au-dessus de sa tête. Ses mouvements maladroits, imprégnés de panique, l’amenèrent de plus en plus près de la sortie. Les ombres devinrent plus distinctes. Un nouveau frisson traversa son corps et s’arrêta dans sa gorge. Il voulut crier, mais aucun son ne put traverser la densité d’hémoglobine qui l’ensevelissait. Ces ombres n’étaient pas de simples ombres, mais des corps humains qui flottaient…et qui le regardaient.
Il s’extirpa de la surface en prenant appui sur cet amas de cadavres. Ils étaient tous immobiles, mais ne le lâchaient pas du regard. Et lorsqu’il posait ses yeux sur les leurs, une goutte de sang se mettait à couler le long de leur joue parfois déchiquetée. Ses habits étaient imbibés de sang, sa peau était rougie par le sang et ses cheveux dégoulinaient de ce même liquide. Ça sentait le fer. L’enfer.
Il poussa un à un les corps qui s’amoncelaient devant lui et se fraya un chemin en direction de la terre ferme qu’il commençait à apercevoir. Il arriva à une vingtaine de mètres des galets qui marquaient la bordure de cette mare infernale. Il remarqua alors une silhouette sur les abords brumeux du rivage. C’était le seul corps en dehors de ce bain de sang, le seul qui se tenait debout. Plus il s’avançait, et plus la silhouette se distinguait. La forêt, cachée par une brume impénétrable, se révélait également. Il nagea en sa direction, toujours en poussant les corps qui obstruaient sa route. Il reconnut la robe blanche que portait le seul corps épargné par la mort. Il comprit tout de suite de qui il s’agissait.
Sa mère l’attendait sur la berge. Il s’empressa de la rejoindre. Ses mouvements maladroits devinrent brusques. Il ne portait plus attention aux centaines de cadavres qui continuaient à le fixer. Il avait les yeux rivés sur sa mère, elle était la seule qui pouvait le sortir de ce pétrin. Elle tendit la main vers lui et se baissa légèrement. Il n’était plus qu’à une dizaine de mètres. Un soulagement se dessinait sur son visage.
La paume de sa mère était tournée vers le ciel gris aux nuances orangées. Il avança d’un demi-mètre et vit la main de sa mère s’orienter vers le sol. Il s’arrêta. Il comprit que quelque chose n’allait pas.
5
Le médecin ouvrit la fenêtre et en profita pour sortir sa tête. Il prit une grande inspiration et regarda le cimetière de tournesols qui se présentait à lui. Une forêt aux couleurs automnales éclipsait l’horizon. Il avait le sentiment de voir un tableau peint par un artiste en deuil qui n’avait que la mort en tête. Ce genre d’œuvre suffisamment subtile pour nourrir des pensées sans dire le moindre mot.
Son cœur battait fort, et des petites perles de sueur émaillaient son front. Il prit une seconde inspiration, encore plus grande que la première, puis se retourna en direction du lit sur lequel se trouvait la mère du jeune enfant qui l’avait accueilli quelques minutes plus tôt. Il avait devant ses yeux un nouveau tableau, une œuvre inspirée elle aussi par la mort. Mais cette fois-ci, il n’y avait rien de subtile.
6
Sa mère ne lui tendait plus la main. Elle s’était affaissée jusqu’à se retrouver à quatre pattes, la tête au-dessus de la mare.
Il était suffisamment près d’elle pour distinguer l’expression de son visage. Elle le regarda dans les yeux et retroussa ses lèvres gercées. Ses dents noircies n’exprimaient aucunement l’exaltation qu’il connaissait et aimait tant chez elle. Ses yeux rougis se mirent à couler. Il y avait sur son faciès un sourire qui proférait une souffrance étouffée. Sa bouche se mit à bouger. L’enfant put lire sur ses lèvres un son inaudible. Un mutisme qui hurla à l’intérieur de sa tête « je suis désolée ».
Le corps putréfié de sa mère se mit à trembler. Il trembla tellement fort que l’enfant put en sentir les vibrations. Elle le regardait toujours. Ses lèvres, désormais crevassées, laissaient s’échapper des gouttes de sang qui finirent par devenir de torrents. Elle tourna sa tête vers la mare et vomit. Elle dégueula un liquide rouge et noir. Le liquide dans lequel il baignait.
La scène qu’il voyait était la quintessence de l’horreur. Il en était paralysé. Il ne pouvait même pas cligner des yeux. Voir sa mère subir un tel supplice était insupportable, mais il ne pouvait la laisser seule, il devait l’accompagner, au moins du regard. Il était noyé d’impuissance. Il voulut courir pour la secourir mais il n’y parvenait pas. Il avait bien trop peur. Il était terrifié…mais pas uniquement par le martyr que crachait sa mère.
Il était terrifié de voir qu’à ses côtés se tenait une créature qui s’élevait de la brume. Une brume humanoïde, à la texture dense et saccadée. Cette abomination tenait la tête de sa mère. Sa corpulence semblait humaine mais il était certain qu’elle n’avait rien d’humain. Lorsque cette chose sentit le poids de son regard épouvanté, elle tourna la tête en sa direction. Sa tête, comme le reste de sa silhouette était constitué d’un noir ténébreux. Tout était noir, sauf ses deux yeux. Ses deux yeux bleus qui se tournaient progressivement, l’un qui bougeait dans tous les sens, l’autre immobile.
La tête tourna suffisamment pour atteindre le regard du jeune enfant effaré. Les deux yeux devinrent fixes et plongèrent en lui. Le monstre lâcha la tête de sa mère et pointa la mare avec ce qui s’apparentait être son bras, toujours aussi noir. L’enfant n’eut d’autre choix que de détourner son regard pour observer ce que cette chose lui montrait. Il regarda autour de lui. Puis tout se passa si vite.
Les cadavres flottants l’observaient toujours, mais soudain, il se mirent tous à sourire. À sourire tellement fort que certains s’en arrachaient la mâchoire. La seconde d’après ils furent tous plongés dans les profondeurs comme s’ils avaient subi une gravité venant des entrailles abyssales. C’est à cet instant, que du coin de l’œil, il vit la créature se lever. Il eut à peine le temps de réagir qu’elle bondit à tout allure sur lui. Elle courrait, sautait et volait presque. Ses yeux bleus le fixaient toujours. Lorsqu’elle atteignit le niveau de la mare, à quelques mètres de lui, l’enfant ferma les yeux.
Rien ne se passa.
Il était pourtant certain qu’il s’apprêtait à être dévoré. Complètement paniqué, il ouvrit les yeux en suffoquant, craignant ce qu’il pouvait découvrir.
Mais il n’y avait rien. Rien à part une forêt aux couleurs automnales et une mare d’eau aux reflets bleutés. Il avait pied, et la moitié de son corps était immergé. Il poussa un soupir de soulagement en se tenant le cœur. Il battait la chamade, ce qui paradoxalement le rassura. Il avait appris dans un livre le fonctionnement du cœur, et à cet instant, le sentir cogner contre sa poitrine était ce qu’il y avait de plus réconfortant. Chaque martèlement de son pouls l’ancrait dans une réalité qu’il ne voulait plus quitter ; il était en vie.
Le calme était revenu à la surface. Tout semblait paisible dans ce lieu qui renfermait l’enfer il y a encore quelques secondes.
Il sentit un objet contre la paume qui serrait sa poitrine. Cet objet ne battait pas, son cœur était bien à l’intérieur de sa cage thoracique. Il baissa la tête et observa ce qu’il empoignait. Il vit la photo dans le cadre, celle qu’il connaissait par cœur. Quelques gouttes sillonnaient entre ses parents et lui mais elle était toujours en bon état. Il voulut les essuyer lorsque quelque chose agrippa soudainement sa cuisse et le tira au fond de l’eau, là où tous les cadavres avaient coulés avant lui. À peine eut il le temps de réagir que sa tête se retrouva sous l’eau, dans le noir. Il entendit un écho, un chuchotement imperceptible. Cet écho devint une voix démoniaque et assourdissante : « Reviens avec moi ! ».
Il se mit à crier.