Les rires résonnaient dans les couloirs, une mélodie cruelle et quotidienne. Aylan, toujours seul, toujours à l’écart, était devenu la cible d’un jeu sadique, une série de petites humiliations dont il était à la fois l’acteur et la cible. « Con », « bizarre », « moche » étaient des marques indélébiles, plus lourdes qu’un corps ne puisse porter.
Même la prof d’arts, celle censée donner l’exemple, se laissa aller à un sourire complice, prononçant le surnom : « Tortue ». Elle le trouvait toujours trop lent par rapport aux autres, donc cet animal semblait lui correspondre. Ce surnom effaçait son prénom. Plus de Aylan. Seulement « Tortue ». Et dès lors, tout bascula.
Les coups de règle, les croches-pattes, les affaires volées ou à la poubelle : tout devint habituel. Chaque jour, une pluie d’aiguilles minuscules perçait ses défenses, jusqu’à le noyer dans un silence que personne ne remarquait. Mais le pire, c’était à la cantine. Logiquement, une tortue mangeait de la salade. Donc quand il voyait de la salade en entrée, il savait ce qui l'attendait. Un mur de feuilles, une barricade grotesque s’élevait sur son plateau, sur sa table même. Et lui, recroquevillé dans son coin, ne levait même plus les yeux.
Aylan ne rentrait dans aucune case. Trop grand pour ses épaules maigres, trop lent, trop rêveur pour les autres. Il ne riait pas aux blagues, ne s’amusait jamais, ne courait pas après la popularité et ne cherchait pas à plaire.
Ses cheveux bruns, frisés, formaient une espèce de chaos permanent, parfait pour attirer les boulettes de papier et les copeaux de taille-crayon. Son regard fuyant, son corps trop long, trop mince : tout semblait trop ou pas assez. Ses gestes mal assurés, son attention happée par un reflet, une poussière en suspens, un spot encastrable : des détails que personne ne remarquait. Il vivait ailleurs. Il pleurait trop, disait-on. Il fuyait le bruit trop fort, la lumière vive, les grandes foules. Et pourtant, il se taisait. Toujours, il se taisait.
Peu à peu, il se cacha. Il devint transparent, invisible, sauf aux yeux de ceux qui prenaient plaisir à le briser. Il s'effaçait, comme une ombre qui se dissout sous l'attaque incessante des moqueries. Et dans ce grand vacarme, personne ne le vit glisser. Personne ne l’entendit tomber.
Et moi, dans tout ça ? Je regardais. Je ne faisais rien. Je n'agissais pas. Je ne disais rien. Parce que ce n’était pas mon problème, n’est-ce pas ? Je n’étais pas celui qui lançait de la salade. Je n’étais pas celui qui riait. Mais je regardais. Et je laissais faire. Sans intervenir. Pourquoi n’avais-je pas agi ? Parce que j’avais peur. Peur qu’ils me fassent la même chose quand ils découvriraient ma sexualité. C’était stupide, non ? Jules, lui, était accepté pour ce qu’il était. Mais Jules n’avait pas mon caractère. Et les harceleurs d’Aylan ne connaissaient pas la bisexualité de Jules. Aylan avait été harcelé parce qu’il était différent. Si cela arrivait à Jules, je savais qu’il n’hésiterait pas à renvoyer la balle. Mais moi, si ma sexualité était découverte, de quel côté je me rangerais ? Celui de Jules ou celui d’Aylan ?
Au fond, tout ça n’était que des excuses. Des prétextes. Car en réalité, je n’avais rien fait. J’étais resté là, témoin de cette violence, et, d’une certaine manière, je cautionnai. Parce qu’aucune action n’était aussi complice que l'inaction.
Tout le monde le vit. Personne ne dit rien. Personne ne l’aida. Personne ne dénonça quoi que ce soit. Alors un jour, il disparut complètement, se cacher n'était plus suffisant. Il disparut sans un mot, sans un regard. Un vide s’était fait autour de lui, le monde l’avait englouti. Un mois sans nouvelles. Un mois où l’absence s’étendit, pesante, entre ceux qui savaient et ceux qui faisaient semblant d’être aveugle.
Les chuchotements se multipliaient dans les couloirs. Tentative de suicide, hôpital psychiatrique, tout ça ne restait que des rumeurs. À part ce que j’avais écouté, tout restait incertain. En effet, j’avais tendu l’oreille derrière cette foutue porte de la salle des professeurs. J’avais entendu ce rendez-vous qui se résumait à : possibilité de réintégration. Enfin si ce n’était pas Monsieur Varnelot son professeur spécialisé, bien entendu.
Michel fit son entrée, ce jour-là, les bras repliés, le front barré d’une ride profonde. Il balaya la classe et planta solidement ses pieds au sol. Sans aucune trace de plaisanterie.
— Qui est déjà allé chez le médecin ?
Toutes les mains jaillirent aussitôt, sans hésiter, une réponse évidente, commune. Nous percevions dans ce geste collectif une légèreté, une normalité rassurante.
— Et chez le psy ?
Le mouvement se fit plus incertain. Quelques doigts s’élevèrent, timidement, chaque geste était une tentative d’effleurer une vérité qu’on aurait préféré laisser enfouie. Les crânes se baissèrent. Les jambes croisées se resserrèrent sous les tables. Les souffles courts.
Dévorés par l’embarras, nous nous réfugions dans notre propre monde tandis que Michel scrutait nos visages. Nous étions conscients de son jugement.
— Voilà. Tout est dit.
Michel reprit sa marche, ses semelles frôlant le carrelage dans un rythme automatique, un léger bruit qui se glissait entre les tables et vibrait jusque dans nos oreilles. À son passage, nous nous ratatinions un peu plus sur nos chaises, dos raides, épaules tendues, doigts agrippés au bord des tables pour s’y raccrocher. Le moindre froissement de papier, le plus petit soupir, même un grincement de chaise semblaient résonner cent fois trop fort. Sa silhouette avançait, imposante, projetant une ombre qui courait sur nos visages crispés. Et il suffisait de ce pas régulier pour que nous ne sachions plus quoi faire de nos mains, que nous nous détournions, mal à l’aise.
— On vous apprend à pratiquer le sport deux fois par semaine, à manger cinq fruits et légumes par jour, à avoir une belle peau, un beau sourire, des abdos… Mais personne ne vous apprend à gérer vos cicatrices. Personne ne vous apprend à vivre avec un cœur brisé, à accepter vos émotions, vos angoisses, vos peurs. À aimer qui vous êtes. À vous aimer.
Une chaleur envahit ma nuque, mes oreilles bourdonnaient, mes jambes cimentaient au sol. Chaque mot qu’il prononçait m’enfonçait un peu plus dans la conscience de ma propre lâcheté.
— Quand quelqu’un se casse la jambe, on l'emmène à l'hôpital. Quand quelqu’un se casse la tête, on lui fait sa fête. On le traite de fou. De faible. On en rit. On le juge et on l'isole.
Ce cours de philo était insoutenable, pire que les fois précédentes. La salle était chargée d’électricité. Ma respiration se précipitait. Ma salive ne voulait pas s’avaler. Ma poitrine se peinait à trouver un rythme régulier.
— Vous l’avez vu tomber, et vous n’avez rien fait. Vous avez regardé. Vous vous êtes dit : « C’est pas moi, c’est pas mon problème. » Vous avez eu peur de devenir la cible, alors vous vous êtes effacés. Et puis, il y a ceux qui ont ri, insulté, bousculé, ceux qui ont appuyé à chaque fois un peu plus fort. Dans les deux cas, franchement, c’est pathétique. Parce qu’en ne faisant rien, vous avez pris le parti des harceleurs, par lâcheté. Et pour ceux qui ont ricané, qui ont balancé des vannes pour exister, posez-vous la vraie question : pourquoi avez-vous besoin de rabaisser les autres pour exister ? Est-ce votre stupidité ? Votre manque de maturité ?
Je sentais mes doigts trembler. Mon cœur battait trop fort. J’avais la sensation que l’air était devenu plus épais, je n’arrivais plus à respirer. Mon regard fuit, à la recherche de quelque chose, n’importe quoi, pour ne pas croiser celui de mon père. Je repensais encore à ce que j'avais toujours pensé de lui, avec tout la rancœur que je portais : « Quel putain de lâche ! ». Et là, dans ce moment précis, je comprenais. J’étais le même que lui. Un lâche. Je croyais le mépriser. Finalement, je lui ressemblais.
— Cette personne, c’est Aylan. Celui que vous avez laissé tomber. Celui dont vous avez volé l’espoir, les rêves, les sourires. Et aujourd'hui, vous faites tous semblant d'être surpris.
Michel écrit au tableau :
Albert Camus.
— Camus disait que le suicide est la seule question philosophique vraiment sérieuse. Il se demandait si la vie valait-elle la peine d'être vécue. Et sa réponse était claire : face à l’absurde, la révolte est la seule issue. C'est continuer. C'est dire « oui » à la vie, même quand tout pousse à dire « non ».
Autour de moi, des épaules tressautaient discrètement, des yeux se voilaient, des bouches humides peinaient à avaler. Moi, j’étais dans une tempête de pensées qui se cognaient dans ma tête.
— Je fais en sorte qu’Aylan revienne. Qu’il ne redouble pas. Qu’il passe son bac de français l’année prochaine. Parce qu’il le mérite. Pas vous, affirma-t-il en fixant le fond de la classe. Et je vous avertis : s’il subit encore la moindre insulte, la moindre violence, je deviendrai votre pire cauchemar. Vous en dormirez pas la nuit. C’est clair ?
Il nous épiait. Personne n’osa rétorquer. Je crevais d’envie de disparaître. Parce que j’avais honte. Une honte poisseuse, collée à la peau, impossible à gratter.
Heureusement, nous finissions à midi. Franchement, je ne voyais pas comment j'aurais pu encaisser une heure de plus avec cette leçon qui me retournait les entrailles. Mais je n'étais pas seul. Emma me proposa de venir chez elle. Son invitation fut une bouffée d'air, un havre de paix. À cet instant précis, mes poumons réclamaient cette pause, c'était exactement ce qu'il me fallait.
— J'te préviens, si tu t'endors sur mon lit, je te peins les ongles, me taquina-t-elle, un sourire espiègle aux lèvres, en ouvrant la porte de sa chambre.
La lumière tamisée et l'odeur douce de vanille et de livres m'accueillirent comme une étreinte. Je n'eus pas la force de riposter, ni même de sourire. Je me laissai choir sur le lit, et le plaid, doux comme une caresse maternelle, m'engloutit. Un soupir s'échappa de ma poitrine, lourd de la fatigue d'un monde qui m'avait pressé jusqu'à la lie. Ma seule envie était d'être près d'elle, sans le fardeau des mots, de me lover dans ce refuge où nulle blessure ne pouvait m'atteindre.
— Alors, avec Lucas ? murmurai-je, la joue écrasée contre un coussin.
Elle hésita. Juste un battement de cœur.
— Il est venu hier.
Je me redressai d'instinct, impatient de connaître la suite. Elle s'assit en tailleur sur la moquette, dos au mur : son tic quand elle avait quelque chose de sérieux à dire.
— Et ?
— Et... on a passé le reste de l'après-midi ensemble, après les cours.
Son sourire émergea. Elle était partie ailleurs, emportée par un souvenir que j'ignorais. Je la regardais s'y abandonner, radieuse et entière. Cette joie la transformait, la rendait encore plus lumineuse. La voir ainsi, pleine de vie, m'émerveillait. Elle rayonnait, mais pas d'une lumière spectaculaire comme dans les films. Il n'y avait ni violons, ni grandes déclarations. Non, c'était plutôt une clarté discrète, comme un rayon qui s'infiltrait par une fenêtre entrouverte. Un amour simple, qui baignait toute la chambre.
— On a juste profité d'être ensemble, murmura-t-elle, la voix douce.
Alors que je continuais à l'écouter, quelque chose se serra en moi. J'étais là, les mains tenant le plaid derrière ma tête, bloqué, avec un sourire mécanique. Il y avait un univers entre nous : je voyais son bonheur, mais il m'excluait complètement. Je crevais de jalousie, avec la certitude que je ne vivrais jamais cela, pas avec Jules en tout cas. Je m'efforçais de croire que ce n'était qu'un pincement passager. Mais la vérité, c'est que ça ne partait pas. Je voulais juste éprouver ce qu'elle vivait : être aimé, désiré, compter pour quelqu'un au point qu'il ait toujours envie de me serrer dans ses bras, de rester près de moi… Mais je n'avais rien de tout ça, rien à offrir. Juste cette impression de n'avoir aucune place dans ce bonheur, que l'amour ne devait pas être fait pour moi. C'était là, tout près, mais inaccessible. Alors je me contentais de sourire, de faire semblant que tout allait bien et de me réjouir pour ma meilleure amie, avec cette contradiction dans le cœur.
— Franchement, c'était chouette, dit-elle, les yeux brillants. Il est reparti juste avant le dîner. Je lui ai dit que je n'étais pas encore prête pour faire quoi que ce soit, et il l'a super bien pris. Dommage qu'il ne puisse pas rester dormir… Ma mère trouve que « c'est encore trop tôt ».
Elle souffla, joua avec une mèche de cheveux, puis me lança un regard malicieux.
— Et toi, toujours fidèle à ta main droite ?
— Je t'emmerde.
Elle ria à gorge déployée, un vrai rire, resplendissant, un de ceux qui laissaient derrière eux un sillage de chaleur. Je ris un peu aussi, même si ce nœud était toujours présent et que je ne savais pas m'en défaire.
— Tu penses à quelqu'un, toi, ça se voit. C'est qui ?
Elle m'observa, obstinée, cherchant à percer le mystère de ma carapace. Sous la pression de son regard, je frissonnai, une panne générale de mes organes. Je préferai m'accrocher à un refuge familier : sa chambre. Je la connaissais par cœur, cette pièce, chaque recoin m'était familier. Les murs se paraient de nuances pastel, un ballet apaisant de rose pâle et de gris clair. Des guirlandes, faisant le tour de l'armoire, sous forme de fils d'or, tissaient une toile de lumière. Sur sa coiffeuse, un grand miroir, renvoyait le reflet de flacons de parfum et de bijoux précieux. Sur une étagère, des livres et des petites plantes en céramique côtoyaient des photos de Lucas et d'elle, de sa famille et de nous, ses amis. Au-dessus de son lit, les affiches de Teen Wolf et des One Direction clamaient sans pudeur les passions d'adolescence. Le bureau, impeccablement rangé, semblait attendre de nouvelles histoires.
Est-ce qu'elle sait ?
Elle attendait. Elle m'accordait ce luxe : du temps. Pas de reproches, juste cette espèce de patience qui me coinçait. Et ça brûlait, là, dans le ventre, dans la gorge, ou plutôt, ça me serrait. Parce qu'à l'extérieur, je n'arrivais pas à être moi-même.
— Je dirai rien.
— Salaud ! Tu veux que je te raconte tout en détail, et toi, tu fais des cachoteries ?
Je baissai la tête, les joues en feu. Un rictus m'échappa. Cette conversation me mettait à nu, et je n'avais pas le courage de me dévoiler. Je reculais l'échéance.
— Emma…
Je l'admirais. Elle vivait. Elle irradiait le bonheur. Je survivais, caché derrière des murs que je ne savais pas abattre. Elle ne dit rien. Ce n'était pas nécessaire. Sa présence suffisait. Et je compris qu'elle savait.
Elle me tendit la main. Simple. Offerte. Pour dire : « je suis là, même si tu te tais ». Je la pris, serrée comme on attrape une bouée, ou peut-être une clef. Et dans ce geste, je déposai tout ce que mes mots refusaient de trahir.
Le temps s'écoula dans la douceur complice d'un après-midi qu'on refusait de voir finir. Et quand je quittai Emma, un morceau de moi resta là-bas, avec elle. En marchant, je sentis sous ma peau ce poids... s'évaporer. Il s'était allégé. La nuit tomba, et un éclat de liberté commença à apparaître, fragile, comme un fil tendu dans l'obscurité.
J'ai hâte de voir où tu vas nous mener ensuite.
Tu t'es vraiment améliorée sur tes descriptions de lieux, ce qui a rendu ce chapitre encore plus immersif, néanmoins je pense que tu pourrais encore pousser un petit peu plus loin avec les personnages, la plupart je connais leur noms, mais pas du tout leur physique, leur couleur de cheveux, s'ils sont petits ou grands, une tête mignonne ou de futur dealer (bon j'abuse un peu) ! Une description, même de 2/3 lignes, ça nous permet à nous, lecteurs, de visualiser le personnage et de le reconnaitre plus facilement. ça aide grandement à imaginer cette histoire comme un film dans la tête.