Sur les routes de France, près de Dijon
Trois semaines.
Trois jours.
Trois heures.
Et trois grains de son chapelet récités, Édith serrait les dents, cahotées par les trous et les ornières sur les chemins en piteux état.
Son père l'avait entretenu et lui avait appris que la Cour accompagnait le roi en Franche-Comté afin de soutenir le souverain dans ses triomphes ; car le Soleil ne pouvait pâlir. Le roi souhaitait réunir la province à son royaume, laquelle était redevenue possession espagnole depuis le traité d'Aix-la-Chapelle de 1668.
Ainsi, dans un transport public, Édith avait pris la direction de Dijon, où la Cour s'était établie dans ses quartiers de guerre, et son périple avait commencé par un épuisant voyage en carrosse jusqu'à Clermont-Ferrand. En cette heure, elle supportait le trajet dans un deuxième carrosse de messagerie pour atteindre Dijon. Il était complet et les enfants remuaient, pleuraient sur les genoux de leurs mères, démunies pour les calmer. L'arrivée était prévue pour ce jourd'hui(1), mais la fin de l'odyssée tardait et la longueur usante des jours éreintants excitait les nerfs et la résistance des passagers, grands et petits.
Avant de s'envoyer à la mort sur les routes de France, Édith avait tenté de faire part à son père de son désaccord et désarroi d'aller rejoindre à Dijon la duchesse de Montpensier, que l'on disait cousine du roi de France, que l'on disait une des plus grandes fortunes du royaume... D'un froncement de sourcil, d'un regard autoritaire, son père l'avait rendue muette et obéissante et avait répété sa décision : c'était elle qui partirait !
Édith avait quinze ans et demi, Vitalis seulement quatorze, il pouvait attendre avant de faire le grand saut chez les mousquetaires ; or dans son cas, son père lui avait affirmé qu'elle devait bientôt penser au mariage et qu'elle serait divinement aiguillée par la duchesse de Montpensier qui la guiderait pour repérer les bons partis.
« Le mariage... »
Édith eut un haut-le-cœur en pensant à cette union absolue qui lui faisait si peur... Bon nombre de mariage n'étaient pas au beau fixe, les femmes étaient réduites à la maison, à la Cour si elles étaient bien nées et bien mariées, cependant, étaient-elles heureuses...
Elle chassa cette triste pensée et se massa discrètement le dos, ce périple était un supplice !
Le seul réconfort qu'elle avait dans son voyage était qu'elle pouvait aider sa famille au sujet de la blessure laide et vile que leur avait causé la famille Sornarut. Depuis l'an de grâce 1666, le roi traquait les faux nobles, ceux-ci étant obligés de montrer patte blanche et moult documents légaux pour prouver qu'ils n'étaient pas roturiers, ni descendants de roturiers. Or la famille du greffier, maudit rat de bibliothèque, avait déniché dans de vieux papiers un acte tout à fait intriguant !
Une cession de droits sur la seigneurie de Cahuzac de Guillaume de Roquefort en 1505 à Jean de Franc, écuyer de Montolieu... Ce qui reviendrait à croire que les de Franc n'étaient peut-être pas aussi nobles qu'il le laissait penser, même si de tout temps ils étaient vus comme tels.
Le vieille carne de greffier avait écrit à des gens à la Cour et depuis cela, son père s'échinait en paperasses à combattre ce mensonge éhonté ! Car c'était une ignominie de croire que la noblesse des de Franc pût être falsifiée !
Du reste, Édith savait qu'elle serait obligée de cacher ce petit méli-mélo à la Cour afin de ne pas provoquer de scandale, mais devait également manœuvrer pour que la duchesse de Montpensier les aidât à prouver définitivement que les de Franc étaient nobles ! Une lourde tâche délicate en somme... la demoiselle n'avait aucune idée de la manière dont s'y prendre !
Édith soupira et tourna la tête vers Jacquemine, les mains de sa servante reposaient sur sa jupe de serge brune, une pomme à moitié pelée dans les mains. Jacquemine se plaignait souvent lorsqu'elles s'arrêtaient dans des gîtes ou hostelleries du malheur d'un voyage aussi long et geignait encore plus de voyager dans « un caisson » qui lui faisait sauter le corps comme une sauterelle !
Pour l'heure, elle dormait, plus exactement, ronflait, la tête ballottée par les secousses de la caisse et les cahots des roues, et marmonnait en avalant sa salive.
Édith n'eut pas le cœur de la réveiller, elle lui ôta juste des mains le petit couteau qui avait servi à peler la moitié de la pomme et le rangea dans son mouchoir dans un petit coffret. Ses pensées l'avaient déjà reprise dans ses filets et l'avaient emporté à la dernière tentative qu'elle avait mené envers son père, la veille de son grand départ. Elle s'était confiée à lui au sujet de son don, et son vis-à-vis paternel avait répondu que tant qu'elle le tairait, il n'y avait pas d'inquiétudes à avoir.
— Et si par mégarde, je me laisse prendre, vous savez combien je peux « recevoir de nouvelles » selon votre expression, lui avait-elle dit l'air soucieux.
Son père s'était approché d'elle, lui avait pris les bras et l'avait rassuré.
— Vous avez juste à faire attention Édith, je sais que vous en êtes capable, vous êtes forte et je sais que vous agirez avec prudence et raison.
Loin de l'apaiser, cette phrase était tombée sur elle comme un couperet...
Elle écarta du bout des doigts le rideau de son transport pour regarder par le carreau et vit que les bourgs se succédaient de plus en plus, Dijon, petit à petit se dessinait à l'horizon. Les paysages avaient depuis bien longtemps changé et Édith se sentait étrangère ici-bas. Elle ne reconnaissait plus ses forêts de chênes, sa région vallonnée d'un petit village du Midi. Cette impression de déracinement avait commencé quand son carrosse de messagerie avait franchi la chaîne de puys de Clermont-Ferrand, puis, elle avait repris un peu courage en découvrant les vignobles à perte de vue qui lui rappelaient ceux du plateau gaillacois.
Dijon... Elle y serait en fin de journée, c'était ce qu'avait dit le postillon à leur précédente halte dans une auberge la veille. C'était à la fois terrifiant et excitant... Quant à son don... elle se fit la promesse d'être sur ses gardes en tous instants et de le cacher à tous, même à la duchesse de Montpensier.
Depuis des générations, les de Franc avaient certains de ses membres qui possédaient la faculté de communiquer avec les animaux par la pensée. Cadeau du Ciel ou sorcellerie ? Nul ne le savait, tout ce qui était connu était que ce don se révélait enfant ou à la sortie de l'enfance, et que les animaux prenaient plaisir à converser avec ces hôtes privilégiés à leur langage. La faune sauvage appelait parfois ces bonnes gens pour les aider, les sauver, les avertir et chaque individu interagissait différemment avec les porteurs du don.
Naturellement, les animaux sauvages et féroces étaient les plus difficiles et les plus récalcitrants, ils n'aimaient point parler avec des humains qui les chassaient et se contentaient de les observer de loin, sinon de les railler quand ils les croisaient.
Depuis que la famille de Franc existait, cinq personnes avaient été porteuses du don, la dernière en date était la grand-mère maternelle d'Édith. La demoiselle espérait que Vitalis, Charles, Étienne ou encore Alexandre, possédassent cette faculté séculaire, parce qu'elle voyait ô combien ses cadets souffraient de leur normalité... Toutefois, si pénétrant qu'était ce don, il avait un sanglant revers...
Si le secret venait à se savoir, rien ne pourrait s'opposer à ce qu'on vît cette faculté comme une sorcellerie démoniaque et la chasse aux sorcières battait le pays... Édith le savait, lorsque sa grand-mère l'avait prise sous son aile pour l'aider à vivre avec cette faculté, elle lui avait raconté comment une aïeule avait été pourchassée, tous croyant qu'elle était une sorcière et comment elle avait échappé de justesse au bûcher.
À son côté, Jacquemine bougea encore endormie. Une roue roula dans un trou, la voiture fut déséquilibrée et la tête de la servante heurta le carreau. Cela fit rire un enfant qui cessa immédiatement en croisant le regard sévère de sa mère.
— Crénom de crénom ! s'exclama-t-elle en se redressant brusquement.
— Doux Jésus, vous allez bien ? s'enquit Édith qui avait muselé un rire pour ne pas l'offenser.
— Oui, oui, répondit-elle en se touchant le crâne, mais je crois que j'ai une bosse maintenant ! Ce voyage est bien généreux, il nous moleste à volonté !
— Oui... je n'en peux plus aussi... avoua Édith avec lassitude.
Comme un tir d'arquebuse rapide et vibrant, la voix du postillon cria qu'ils arrivaient à une porte de Dijon et que ça bouchonnait déjà !
— Dijon... répéta Édith, le cœur tambourinant dans sa poitrine. Dijon...
Elle serra son mouchoir de batiste bordé de fines dentelles pour oublier le vertige qui la saisit quand la voiture entra dans la ville qui scellait sa nouvelle vie.
GLOSSAIRE :
(1) Aujourd'hui.