CHAPITRE 3

Le 25 juin 1683, au relais, Villenouvelle

Dans l'après-dîner, pendant que Marguerite était aux champs à aider les garçons de ferme à entretenir le sentier qui les bordaient, une voiture s'arrêta devant le relais. Henriette était dans la cuisine à lier des herbes aromatiques en bottes tandis que Jeanne plumait une poule, assise sur une chaise derrière la maison, Ika mordillant un os allongée sous un banc en pierre. La maîtresse de poste pendait les bottes tête en bas, lorsque Fifi vint la trouver pour lui dire que madame la baronne de Lamezac souhaitait s'entretenir avec elle en privé. Henriette trouva drôle cette requête et s'épousseta les mains, dénoua son tablier qu'elle posa sur l'évier avant de suivre Fifi à travers les couloirs. Dehors, Henriette marcha à la rencontre de son invitée impromptue en ne modulant son visage d'aucune expression, tout juste de la politesse à l'égard du titre de Madame.

De son côté, Fifi fila en catimini vers la côte menant aux champs et là-haut, apostropha Marguerite, chapeau de paille sur les yeux, laquelle la regarda avec étonnement arriver jusqu'à elle.

— Fifi !

— Marguerite ! La baronne est dans la cour !

— La baronne de Lamezac ?

— Oui !

— Et ? dit Marguerite en chassant une mouche collante qui voletait sans cesse près d'elle.

— Elle a demandé un entretien privé à ta mère, Louise l'accompagnait, la pauvre, elle avait les yeux rouges et gonflés ! Je suis sûre qu'elle a pleuré !

Sous l'annonce, Marguerite lâcha la serpe qu'elle avait dans les mains et fixa intensément Fifi afin de sonder plus loin que ses paroles, et la demoiselle ne vit dans les yeux de sa domestique que de la sincérité. Un réminiscence s'imposa immédiatement à elle : la veille, Louise l'avait interpellé par la triste mine qu'elle présentait et savoir qu'elle se montrait dans un état plus affligé encore au relais inquiéta la jeune femme. Cette pensée mortifia le dernier rempart de sérénité et fit éclore une suggestion terrible en l'esprit de Marguerite. Celle-ci blêmit et implora le Ciel pour que son idée soit détrompée, las, la peur l'avait mordu en plein fouet et la crainte qu'elle accusait pour Louise fut plus forte que sa raison.

D'un geste et d'un mot, elle dit à Fifi de prendre sa place au champ et détala dans la pente sans prendre garde de tomber dans un trauc(1) ou de trébucher sur un caillou. Le danger qu'elle encourrait avec ses sabots aux pieds l'importait peu et toute à sa course, elle volait vers le corps de logis, passa en trombe devant Jeanne qui plumait le trognon de sa poule et réveilla Ika qui dormait à présent sur une marche de la maison à l'ombre. La demoiselle Vidal entra dans la cuisine par la porte arrière et traversa avec empressement le couloir pour débouler dans le cabinet de travail de sa mère. C'était la pièce dévolue pour les conversations importantes, aucunes n'étaient formulées ailleurs que dans ce quadrilatère impersonnel où trônait des bibelots de famille et un tableau du Christ, à gauche du secrétaire en bois de peuplier.

— Mère ! s'écria Marguerite en pénétrant avec violence dans le cabinet faisant sursauter les trois personnes qui s'y entretenaient.

En réalité, c'était plutôt deux personnes qui causaient, la troisième, tenaillée par son sort et sa situation, cachait ses sanglots dans son mouchoir. Louise se terrait et s'affaissait sur le fauteuil défraîchi sur lequel la soie dorée de sa robe avalait sa silhouette. Tête basse, les yeux rouges, elle serra son mouchoir en batiste bordé de dentelle quand elle vit Marguerite surgir dans la pièce et eut honte... terriblement honte.

— Marguerite ! rétorqua Henriette en fronçant les yeux. En voilà des manières ! Excuse-toi immédiatement auprès de la baronne !

Marguerite ploya le genoux à terre, mit une main sur le cœur et sollicita son pardon dans une excuse où s'entendait le regret de sa conduite. Le visage empreint d'une expression d'alarme, la jeune femme dévisagea la baronne, puis Louise, empourprée, embarrassée, qui fuyait ses yeux inquiets, gênée par sa présence. Henriette souffla, fâchée de l'intrusion de sa fille dans cette conversation, toutefois, elle ne la chassa guère, Marguerite était d'une certaine manière concernée par ce qui se jouait. La mettre dans la confidence n'était en rien une faiblesse maternelle.

— Madame la baronne, pardonnez à Marguerite. Il est important qu'elle soit au courant de votre décision parce qu'elle sera mon assistante dans cette délivrance.

En oyant ce mot effroyable, Marguerite jeta un regard d'épouvante à sa mère qui ne broncha point, n'exprima rien sur son visage et seuls ses yeux du même sombre que ceux de sa fille lui murmurèrent des mots secrets en silence.

Marguerite sentit le sol s'ouvrir sous elle et se tourna, blanche comme la mort, vers Louise qui s'écria, elle, plus blanche qu'un linceul.

— Comment ! Marguerite sera là !

— De même que le vieux René, dit Henriette. Je ne peux pas travailler sans eux à mes côtés.

En état de choc, Marguerite rivait ses yeux sur le plancher car l'horrible réalité lui donnait le vertige : elle allait de nouveau descendre dans la salle souterraine du relais et participer à une chose terrible... Un rôle qu'on lui avait imposé comme un couperet sanglant...

— S'il faut en passer par là, soit ! Mais qu'on délivre Louise au plus vite ! Elle doit rejoindre la vicomtesse de Bruyères à Paris ! Là, elle aura la chance de trouver un gentilhomme qui ne sera point un sans-honneur !

La baronne de Lamezac se tut subitement, montrant par ce fait qu'elle ne desserrerait les lèvres sur les origines de la demande secrète qu'elle avait adressée à Henriette. Le motif de l'outrage serait passé sous silence, au plus grand soulagement de Louise qui se décomposait à mesure que s'étendait la discussion.

— Madame la baronne, intervint Marguerite en baissant la tête en soumission, je vous en prie, revenez sur votre décision... Louise est bien trop délicate, pour ne pas dire fragile de nature et... et... il y a plus de chance qu'elle succombe à l'intervention... N'y a-t-il point un autre moyen ? L'envoyer ailleurs ? La marier ?

— Oh Marguerite... murmura faiblement Louise qui était touchée par tant de belles démonstrations de sollicitude à son égard.

— Il n'en est pas question ! tempêta la baronne. Louise doit partir la semaine prochaine à la capitale, songez au discrédit qu'elle s'attirerait si l'on venait à surprendre la laide comédie qu'elle donnerait à voir ! Vous n'êtes pas de notre monde, vous ne pouvez donc comprendre que l'honneur, mademoiselle, est une qualité qui se monnaye fort cher, tant pour la bourse que pour la réputation, dans la noblesse ! siffla la baronne en lui jetant un regard courroucé. Louise est une vertueuse jeune femme dont il est arrivé un accident de parcours en raison de son caractère trop conciliant ! Elle a eu la bêtise de donner là où il fallait refuser ! Enfin, ce qui est fait est fait ! Henriette, faites votre besogne !

— Mère ! s'interposa encore Marguerite sentant les larmes lui monter aux yeux. Mère ! Louise ne tiendra pas notre délivrance...

— Marguerite ! coupa la baronne. Ceci ne vous regarde en rien !

— Mère,  regardez Louise...

— Madame, intervint Henriette, ce que dit ma fille ne manque pas de sagesse, en effet, Louise est très délicate et pourrait ne pas tenir « sa délivrance ». Sachez que je ne puis être garante de vous la rendre en vie, il est des complications qui me dépassent et bien que je fisse tout ce qui est, je ne peux répondre d'aucune garantie. Toutefois, j'entends vos préoccupations et je me permets donc de vous demander si mademoiselle Louise est au début ou au milieu de son problème.

La baronne fit claquer son éventail et se tourna vers sa fille qui était si blanche que l'on eût dit qu'elle était au bord de la pâmoison. D'une petite voix, Louise bredouilla une réponse incompréhensible à Henriette qui réfléchissait, les yeux au plafond.

— Je pense que nous pouvons nous passer des méthodes radicales et tenter une approche plus « propre » si je puis abuser du terme, confia-t-elle à la baronne qui se calmait en entendant les bonnes dispositions de la maîtresse de poste. Vu que mademoiselle est au début de son souci, un breuvage pourrait solutionner le problème.

— Merveilleux ! s'exclama la baronne, le visage tout à coup illuminé.

— Cependant, je dois vous mettre en garde, les mêmes dangers planent sur la tête de Louise si elle boit la potion que je lui donnerai, la mort sera égale à sa délivrance.

— Peu importe ! Tentons quelque chose ! À chaque minute qui passe, un étranger grandit et piétine l'honneur de notre famille !

— Mère ! cria Marguerite qui était catastrophée de la tournure de la conversation.

— Marguerite, taisez-vous ! gronda la baronne. Je sais bien votre attachement à Louise, seulement vous outrepassez les formes agréables de la contestation au nom de votre amitié ! Voulez-vous que nous soyons la risée de tous !

— Non... non...

— Bien, alors taisez-vous ! Henriette, veuillez nous préparer votre breuvage, nous attendrons de l'avoir en notre possession pour partir.

Choquée par la décision de la baronne de Lamezac qui ne laissait aucune alternative à sa mère, Marguerite, furieuse à l'aune où elle était inquiète pour son amie, s'enfuit du cabinet de travail, avala les marches de l'escalier, dont les vieilles planches grinçaient sous son poids et sortit dans la cour. Au lieu de s'échapper par l'entrée principale, elle prit un passage voûté et courut jusqu'au puits, attrapa avec rapidité son rebord, se pencha et cria face au trou béant, où le néant côtoyait l'eau sombre stagnante.

Marguerite sentait ses yeux la piquer et subodorait qu'elle allait se mettre à pleurer. Elle s'en défendait en serrant la mâchoire, aucune eau ne sortirait de ses paupières pour se mêler ou souiller l'eau claire des pluies, larmes bienfaisantes du Ciel. La demoiselle était envahie par l'angoisse des projections qui tournaient à une vitesse vertigineuse dans sa tête. Des images tapissaient son esprit tourmenté, tout n'était plus qu'un bal inquiétant et Marguerite composait dans sa peur la plus cruelle perspective qui pût arriver dans la caverne, où elle entendait avec impuissance le dernier souffle de Louise quitter son corps. Elle se voyait la meurtrière de son amie, tuant à coup de poignard l'avenir de cette colombe à l'aile brisée, qui pour unique faute subie, se retrouvait cernée d'un brouillard moribond où ne perçait nulle clarté.

Entre le bruissement des chênes et des sapins, sempiternels bavards qui accompagnaient le chant des merles et des rouge-gorges, surgit la plainte étouffée comme une étoffe de velours que l'on froissait, comme l'herbe verte et grasse que l'on piétinait : quelqu'un s'en venait par-ici.

— Marguerite...

La jeune femme se retourna et vit Louise, les mains croisées sur sa robe de soie dorée l'observer d'un regard si bienveillant, quoique voilé de tristesse, qu'il aurait touché une âme sans soleil.

— Louise... murmura-t-elle en se mordant les lèvres.

— Marguerite... je vous en prie, marchons jusqu'au banc.

Non loin du puits, un banc aménagé sous un dôme de feuilles les attendait pour recevoir les confessions d'un cœur éprouvé par le silence. Marguerite l'accompagna comme une escorte en tout temps fidèle au poste, son bras glissé sous celui de son amie et l'aida à s'asseoir à son aise. Louise, rentrée en elle dans un recueillement qui précède les aveux de l'Être résipiscent, abandonna sa voix et son usage de la parole pour laisser au Temps, ce flottement de silence avant les grandes révélations.

Marguerite patienta que celle-ci voulut s'ouvrir à elle et priait en secret pour que personne ne s'en vînt les déranger. Louise arrangea sa jupe et tritura ses gants avec nervosité. Marguerite écoutait au loin les bruits du relais, l'eau de la fontaine de la cour, les chevaux qui piaffaient dans leurs stalles, les éclats de voix rapides et fugaces des domestiques, un volet qui claquait contre un mur, les aboiements d'Ika et les conversations des arbres qui les entouraient. Enfin, la bulle de silence éclata, Louise prit une profonde inspiration et commença d'une voix éteinte. 

— À Lyon, nous avons rencontrés la famille du vicomte de Villeterne, dont leur fils... Nous dînions tous les jours chez cette famille fort honorable qui partageait leur année entre cette ville et Versailles. Mon père a jugé tant appréciable les qualités des Villeterne qu'il émit le projet de me marier avec leur fils... Les fiançailles ont été rapidement annoncées et officialisées... Nos familles filaient un parfait bonheur et chacune apportait à l'autre ce dont elle manquait, ou miroitait... Pour amplifier les bons sentiments et entretenir la flamme de cette rencontre sous une bonne étoile, les Villeterne chargeait leur fils de nous raccompagner à notre gîte chaque soir. Or, une nuit, mon fiancé est parvenu à entrer dans l'hostellerie et a trouvé ma chambre...

Louise s'interrompit le feu aux joues, terriblement gênée de devoir poursuivre si pénible histoire.

— Il m'a fait promettre de ne rien dire à mes parents et m'a certifié que nous ne faisions rien de méchant. Il était mon fiancé, nous prenions juste de l'avance, disait-il tout bas et par notre hâte, nous avons attirés les foudres du Seigneur qui me punit pour cette incartade...

Marguerite qui avait entendue les mots camouflés dans la retenue de Louise, se hâta de s'exclamer :

— Mais... S'il est votre fiancé, mariez-vous au plus vite !

— Hélas... les fiançailles ont été rompues car le fourbe était déjà marié en secret avec une fille de marquis qu'il avait engrossé avec de pareils procédés ! Cette demoiselle eut pour lui tant de mots terribles sur la colère du Seigneur qu'il a pris peur pour son âme sur l'instant, et n'a pas voulu la laisser à l'opprobre publique. Imaginez Marguerite, l'éclat de rage quand tout cela s'est su... Notre départ de Lyon s'est fait avec une précipitation endiablée. Père était si furieux de cette cachotterie qu'il faillit provoquer le fils de Villeterne en duel si nous autres, les femmes, ne nous étions point écriées à la grâce de sa personne envers le pécheur... Durant le voyage, j'ai tant prié pour que mes indispositions fussent... Vain espoir. Je suis partie de Lyon avec un coup de griffe irréparable et alors que je me raccrochais aux doutes salvateurs mais chimériques, je sentais que quelque chose poussait à un endroit où la terre devait rester vierge...

Louise arrêta ses aveux dans une voix brisée et sécha ses larmes avec pudeur du bout des doigts. Marguerite, assommée par ses confessions, écoutait, le cœur tambourinant de colère, d'impuissance, de rage et d'injustice, pourtant, elle ne lui fit pas la triste démonstration de ses états d'âme. Au contraire, elle l'écouta jusqu'à la fin avec une maîtrise d'elle-même qui forçait l'admiration.

— Hier... Je suis allée tout avouer à mère... Cet incident risque de briser ma venue chez la vicomtesse de Bruyère, laquelle doit me faire bien voir du beau monde afin que je me marie sous peu. Or je ne peux partir à Paris dans cet état ! C'est exclu ! D'autant que ma mère ne m'accompagnera point, elle doit veiller au domaine. Ô Marguerite, puisque je suis coupable, puisque je suis condamnable, j'accepte la punition du Ciel et même si je me livre toute entière à son pardon, je dois rester digne dans ma repentance... je dois accepter que pour être délivrée, la mort et la douleur seront mon expiation et mon châtiment. Je suis prête à rendre l'âme, s'il le faut... Seulement, j'ai si peur... J'ai si peur de mourir... je suis si pleutre...

— Louise ! Ne dîtes pas cela ! Au contraire, vous êtes l'incarnation du courage ! Je ne sais qu'aurais-je fait à votre place...

La jeune femme se jeta aux genoux de son amie et lui prit les mains qu'elle serra avec douleur. Marguerite déposa son front dans les paumes de Louise, larmoyante, et songea à l'insoutenable vision de son amie dans les bras de ce libidineux, petite oie blanche ensanglantée pour un plaisir éphémère et périmé ! En même temps, Marguerite voyait l'épreuve vers laquelle marchait Louise et ne put se retenir de pleurer avec tant de désespoir, partagée entre l'inquiétude du procédé que subirait Louise et la peur qu'elle n'y survécût... Seulement... avait-elle le choix ? Si Louise vivait sans rien faire : elle se condamnerait, si elle mourrait pendant la délivrance : elle condamnerait son âme qui ne serait point confessée, si elle survivait à l'épreuve : elle en sortirait marquée à vie. Quelle solution était alors la meilleure pour un cœur si débordant de pureté que la souillure d'une pulsion bestiale avait tué, jetant dans les affres brûlants du désespoir une âme sans tache.

— Je... j'espère que le breuvage suffira, murmura mademoiselle de Lamezac avec angoisse. Je ne sais si je pourrais endurer la méthode radicale dont parlait votre mère... Cependant, si je dois la vivre, pourriez-vous être à mes côtés, pourriez-vous me tenir la main...

— Oh Louise... oui, bien sûr... évidemment ! s'écria Marguerite en se rasseyant à ses côtés.

Les deux amies se serrèrent encore dans les bras, laissant couleur leurs larmes et n'eurent point le courage de jeter un œil vers le ciel si bleu pour parler avec le Très-Haut.

Au loin, des voix les appelèrent et les jeunes femmes surent que c'était leurs mères qui les cherchaient, Henriette devait avoir remis la breuvage à la baronne. D'un pas lent, elles se levèrent, séchèrent leurs sanglots d'un revers de main et partirent rejoindre les deux dames qui les attendaient dans la cour. À l'expression satisfaite de la baronne de Lamezac, sa mère avait respecté les volontés de Madame et sous les plis de la robe de la noble dame, la fiole de la délivrance se cachait. Henriette n'était point d'une humeur égale avec celle de la baronne, son front et ses yeux étaient voilés par l'inquiétude, Marguerite le surprit et sentit son cœur se serrer, ainsi, sa mère doutait elle-même que Louise supportât le procédé.

Arrivées devant le carrosse familial, les salutations furent brèves et maussades sous les sourires de façade, surtout Louise qui savait qu'elle allait au-devant d'une épreuve qui allait demander toute sa vaillance.

— Louise, chuchota Henriette à son adresse. Buvez la fiole que j'ai remis à votre mère en son entier, j'ai dosé avec attention le breuvage. Gardez foi en l'avenir, vous êtes plus forte que vous ne le pensez et celui qui vous a fait ça ne mérite ni vos larmes, ni vos regrets ! Qu'il brûle en Enfer !

— Je vous remercie pour votre aide, Henriette, articula péniblement Louise avant de monter dans le carrosse.

Devant le relais, Marguerite attendit que le transport fut assez éloigné pour demander d'une voix blanche à sa mère si elle pensait que le breuvage serait suffisant pour délivrer Louise. Ce par quoi Henriette, en baissant la tête, répondit, embêtée :

— Prions, prions parce que je sens que Louise est épuisée... Sa mère m'a avoué qu'elle était de nouveau malade... Elle crache du sang... Et si son corps ne tient pas...

— Mère ! Pourquoi ne pas l'avoir empêché dans ce cas ! Et Pourquoi ne pas avoir forcé la baronne à la conduire dans la caverne ? Nous aurions pu surveiller les effets du breuvage...

— La baronne y était catégoriquement réticente, c'était trop risqué, son mari la surveille de trop près...

— Alors pourquoi ne pas aller au château !

— Ce serait trop louche... Avec tous les domestiques qui rôdent...

— Et Louise... seule... a-t-elle une chance de s'en sortir ? murmura-t-elle la voix nouée.

Henriette se tut un moment et soupira.

— Pour moi, Louise entre dans le vestibule de la mort.

— Non ! Elle vivra ! Tu l'as dit toi-même, elle est plus forte que tu ne le crois ! Elle vivra ! Dieu ne saurait punir une victime !

— Les voix du Seigneur sont impénétrable...

— Marguerite... je vous en prie, marchons jusqu'au banc.

Non loin du puits, un banc aménagé sous un dôme de feuilles les attendait pour recevoir les confessions d'un cœur éprouvé par le silence. Marguerite l'accompagna comme une escorte en tout temps fidèle au poste, son bras glissé sous celui de son amie et l'aida à s'asseoir à son aise. Louise, rentrée en elle dans un recueillement qui précède les aveux de l'Être résipiscent, abandonna sa voix et son usage de la parole pour laisser au Temps, ce flottement de silence avant les grandes révélations.

Marguerite patienta que celle-ci voulut s'ouvrir à elle et priait en secret pour que personne ne s'en vînt les déranger. Louise arrangea sa jupe et tritura ses gants avec nervosité. Marguerite écoutait au loin les bruits du relais, l'eau de la fontaine de la cour, les chevaux qui piaffaient dans leurs stalles, les éclats de voix rapides et fugaces des domestiques, un volet qui claquait contre un mur, les aboiements d'Ika et les conversations des arbres qui les entouraient. Enfin, la bulle de silence éclata, Louise prit une profonde inspiration et commença d'une voix éteinte. 

— À Lyon, nous avons rencontrés la famille du vicomte de Villeterne, dont leur fils... Nous dînions tous les jours chez cette famille fort honorable qui partageait leur année entre cette ville et Versailles. Mon père a jugé tant appréciable les qualités des Villeterne qu'il émit le projet de me marier avec leur fils... Les fiançailles ont été rapidement annoncées et officialisées... Nos familles filaient un parfait bonheur et chacune apportait à l'autre ce dont elle manquait, ou miroitait... Pour amplifier les bons sentiments et entretenir la flamme de cette rencontre sous une bonne étoile, les Villeterne chargeait leur fils de nous raccompagner à notre gîte chaque soir. Or, une nuit, mon fiancé est parvenu à entrer dans l'hostellerie et a trouvé ma chambre...

Louise s'interrompit le feu aux joues, terriblement gênée de devoir poursuivre si pénible histoire.

— Il m'a fait promettre de ne rien dire à mes parents et m'a certifié que nous ne faisions rien de méchant. Il était mon fiancé, nous prenions juste de l'avance, disait-il tout bas et par notre hâte, nous avons attirés les foudres du Seigneur qui me punit pour cette incartade...

Marguerite qui avait entendue les mots camouflés dans la retenue de Louise, se hâta de s'exclamer :

— Mais... S'il est votre fiancé, mariez-vous au plus vite !

— Hélas... les fiançailles ont été rompues car le fourbe était déjà marié en secret avec une fille de marquis qu'il avait engrossé avec de pareils procédés ! Cette demoiselle eut pour lui tant de mots terribles sur la colère du Seigneur qu'il a pris peur pour son âme sur l'instant, et n'a pas voulu la laisser à l'opprobre publique. Imaginez Marguerite, l'éclat de rage quand tout cela s'est su... Notre départ de Lyon s'est fait avec une précipitation endiablée. Père était si furieux de cette cachotterie qu'il faillit provoquer le fils de Villeterne en duel si nous autres, les femmes, ne nous étions point écriées à la grâce de sa personne envers le pécheur... Durant le voyage, j'ai tant prié pour que mes indispositions fussent... Vain espoir. Je suis partie de Lyon avec un coup de griffe irréparable et alors que je me raccrochais aux doutes salvateurs mais chimériques, je sentais que quelque chose poussait à un endroit où la terre devait rester vierge...

Louise arrêta ses aveux dans une voix brisée et sécha ses larmes avec pudeur du bout des doigts. Marguerite, assommée par ses confessions, écoutait, le cœur tambourinant de colère, d'impuissance, de rage et d'injustice, pourtant, elle ne lui fit pas la triste démonstration de ses états d'âme. Au contraire, elle l'écouta jusqu'à la fin avec une maîtrise d'elle-même qui forçait l'admiration.

— Hier... Je suis allée tout avouer à mère... Cet incident risque de briser ma venue chez la vicomtesse de Bruyère, laquelle doit me faire bien voir du beau monde afin que je me marie sous peu. Or je ne peux partir à Paris dans cet état ! C'est exclu ! D'autant que ma mère ne m'accompagnera point, elle doit veiller au domaine. Ô Marguerite, puisque je suis coupable, puisque je suis condamnable, j'accepte la punition du Ciel et même si je me livre toute entière à son pardon, je dois rester digne dans ma repentance... je dois accepter que pour être délivrée, la mort et la douleur seront mon expiation et mon châtiment. Je suis prête à rendre l'âme, s'il le faut... Seulement, j'ai si peur... J'ai si peur de mourir... je suis si pleutre...

— Louise ! Ne dîtes pas cela ! Au contraire, vous êtes l'incarnation du courage ! Je ne sais qu'aurais-je fait à votre place...

La jeune femme se jeta aux genoux de son amie et lui prit les mains qu'elle serra avec douleur. Marguerite déposa son front dans les paumes de Louise, larmoyante, et songea à l'insoutenable vision de son amie dans les bras de ce libidineux, petite oie blanche ensanglantée pour un plaisir éphémère et périmé ! En même temps, Marguerite voyait l'épreuve vers laquelle marchait Louise et ne put se retenir de pleurer avec tant de désespoir, partagée entre l'inquiétude du procédé que subirait Louise et la peur qu'elle n'y survécût... Seulement... avait-elle le choix ? Si Louise vivait sans rien faire : elle se condamnerait, si elle mourrait pendant la délivrance : elle condamnerait son âme qui ne serait point confessée, si elle survivait à l'épreuve : elle en sortirait marquée à vie. Quelle solution était alors la meilleure pour un cœur si débordant de pureté que la souillure d'une pulsion bestiale avait tué, jetant dans les affres brûlants du désespoir une âme sans tache.

— Je... j'espère que le breuvage suffira, murmura mademoiselle de Lamezac avec angoisse. Je ne sais si je pourrais endurer la méthode radicale dont parlait votre mère... Cependant, si je dois la vivre, pourriez-vous être à mes côtés, pourriez-vous me tenir la main...

— Oh Louise... oui, bien sûr... évidemment ! s'écria Marguerite en se rasseyant à ses côtés.

Les deux amies se serrèrent encore dans les bras, laissant couleur leurs larmes et n'eurent point le courage de jeter un œil vers le ciel si bleu pour parler avec le Très-Haut.

Au loin, des voix les appelèrent et les jeunes femmes surent que c'était leurs mères qui les cherchaient, Henriette devait avoir remis la breuvage à la baronne. D'un pas lent, elles se levèrent, séchèrent leurs sanglots d'un revers de main et partirent rejoindre les deux dames qui les attendaient dans la cour. À l'expression satisfaite de la baronne de Lamezac, sa mère avait respecté les volontés de Madame et sous les plis de la robe de la noble dame, la fiole de la délivrance se cachait. Henriette n'était point d'une humeur égale avec celle de la baronne, son front et ses yeux étaient voilés par l'inquiétude, Marguerite le surprit et sentit son cœur se serrer, ainsi, sa mère doutait elle-même que Louise supportât le procédé.

Arrivées devant le carrosse familial, les salutations furent brèves et maussades sous les sourires de façade, surtout Louise qui savait qu'elle allait au-devant d'une épreuve qui allait demander toute sa vaillance.

— Louise, chuchota Henriette à son adresse. Buvez la fiole que j'ai remis à votre mère en son entier, j'ai dosé avec attention le breuvage. Gardez foi en l'avenir, vous êtes plus forte que vous ne le pensez et celui qui vous a fait ça ne mérite ni vos larmes, ni vos regrets ! Qu'il brûle en Enfer !

— Je vous remercie pour votre aide, Henriette, articula péniblement Louise avant de monter dans le carrosse.

Devant le relais, Marguerite attendit que le transport fut assez éloigné pour demander d'une voix blanche à sa mère si elle pensait que le breuvage serait suffisant pour délivrer Louise. Ce par quoi Henriette, en baissant la tête, répondit, embêtée :

— Prions, prions parce que je sens que Louise est épuisée... Sa mère m'a avoué qu'elle était de nouveau malade... Elle crache du sang... Et si son corps ne tient pas...

— Mère ! Pourquoi ne pas l'avoir empêché dans ce cas ! Et Pourquoi ne pas avoir forcé la baronne à la conduire dans la caverne ? Nous aurions pu surveiller les effets du breuvage...

— La baronne y était catégoriquement retissante, c'était trop risqué, son mari la surveille de trop près...

— Alors pourquoi ne pas aller au château !

— Ce serait trop louche... Avec tous les domestiques qui rôdent...

— Et Louise... seule... a-t-elle une chance de s'en sortir ? murmura-t-elle la voix nouée.

Henriette se tut un moment et soupira.

— Pour moi, Louise entre dans le vestibule de la mort.

— Non ! Elle vivra ! Tu l'as dit toi-même, elle est plus forte que tu ne le crois ! Elle vivra ! Dieu ne saurait punir une victime !

— Les voix du Seigneur sont impénétrables...

GLOSSAIRE : 

(1) Trou en Occitan.

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